Бесплатно

Une vie

Текст
0
Отзывы
iOSAndroidWindows Phone
Куда отправить ссылку на приложение?
Не закрывайте это окно, пока не введёте код в мобильном устройстве
ПовторитьСсылка отправлена

По требованию правообладателя эта книга недоступна для скачивания в виде файла.

Однако вы можете читать её в наших мобильных приложениях (даже без подключения к сети интернет) и онлайн на сайте ЛитРес.

Отметить прочитанной
Шрифт:Меньше АаБольше Аа

Et tout à coup, Julien, posant ses deux mains sur les épaules de sa femme, lui jeta à pleine bouche un baiser profond comme elle n’en avait jamais reçu. Il descendit, ce baiser, il pénétra dans ses veines et dans ses moelles ; et elle en eut une telle secousse mystérieuse qu’elle repoussa éperdument Julien de ses deux bras, et faillit tomber sur le dos.



«Allons-nous-en. Allons-nous-en», balbutia-t-elle.



Il ne répondit pas, mais il lui prit les mains qu’il garda dans les siennes.



Ils n’échangèrent plus un mot jusqu’à la maison. Le reste de l’après-midi sembla long.



On se mit à table à la nuit tombante.



Le dîner fut simple et assez court, contrairement aux usages normands. Une sorte de gêne paralysait les convives. Seuls les deux prêtres, le maire et les quatre fermiers invités montrèrent un peu de cette grosse gaieté qui doit accompagner les noces.



Le rire semblait mort, un mot du maire le ranima. Il était neuf heures environ ; on allait prendre le café. Au-dehors, sous les pommiers de la première cour, le bal champêtre commençait. Par la fenêtre ouverte on apercevait toute la fête. Des lumignons pendus aux branches donnaient aux feuilles des nuances de vert-de-gris. Rustres et rustaudes sautaient en rond en hurlant un air de danse sauvage qu’accompagnaient faiblement deux violons et une clarinette juchés sur une grande table de cuisine en estrade. Le chant tumultueux des paysans couvrait entièrement parfois la chanson des instruments ; et la frêle musique déchirée par les voix déchaînées semblait tomber du ciel en lambeaux, en petits fragments de quelques notes éparpillées.



Deux grandes barriques entourées de torches flambantes versaient à boire à la foule. Deux servantes étaient occupées à rincer incessamment les verres et les bols dans un baquet, pour les tendre, encore ruisselants d’eau, sous les robinets d’où coulait le filet rouge du vin ou le filet d’or du cidre pur. Et les danseurs assoiffés, les vieux tranquilles, les filles en sueur se pressaient, tendaient les bras pour saisir à leur tour un vase quelconque et se verser à grands flots dans la gorge, en renversant la tête, le liquide qu’ils préféraient.



Sur une table on trouvait du pain, du beurre, du fromage et des saucisses. Chacun avalait une bouchée de temps en temps, et, sous le plafond de feuilles illuminées, cette fête saine et violente donnait aux convives mornes de la salle l’envie de danser aussi, de boire au ventre de ces grosses futailles en mangeant une tranche de pain avec du beurre et un oignon cru.



Le maire qui battait la mesure avec son couteau s’écria : «Sacristi ! ça va bien, c’est comme qui dirait les noces de Ganache.»



Un frisson de rire étouffé courut. Mais l’abbé Picot, ennemi naturel de l’autorité civile, répliqua : «Vous voulez dire de Cana.» L’autre n’accepta pas la leçon. «Non, monsieur le curé, je m’entends ; quand je dis Ganache, c’est Ganache.»



On se leva et on passa dans le salon. Puis on alla se mêler un peu au populaire en goguette. Puis les invités se retirèrent.



Le baron et la baronne eurent à voix basse une sorte de querelle. Mme Adélaïde, plus essoufflée que jamais, semblait refuser ce que demandait son mari ; enfin elle dit, presque haut : «Non, mon ami, je ne peux pas, je ne saurais comment m’y prendre.»



Petit père alors, la quittant brusquement, s’approcha de Jeanne. «Veux-tu faire un tour avec moi, fillette ?» Tout émue, elle répondit : «Comme tu voudras, papa.» Ils sortirent.



Dès qu’ils furent devant la porte, du côté de la mer, un petit vent sec les saisit. Un de ces vents froids d’été, qui sentent déjà l’automne.



Des nuages galopaient dans le ciel, voilant, puis redécouvrant les étoiles.



Le baron serrait contre lui le bras de sa fille en lui pressant tendrement la main. Ils marchèrent quelques minutes. Il semblait indécis, troublé. Enfin il se décida.



«Mignonne, je vais remplir un rôle difficile qui devrait revenir à ta mère ; mais comme elle s’y refuse, il faut bien que je prenne sa place. J’ignore ce que tu sais des choses de l’existence. Il est des mystères qu’on cache soigneusement aux enfants, aux filles surtout, aux filles qui doivent rester pures d’esprit, irréprochablement pures jusqu’à l’heure où nous les remettons entre les bras de l’homme qui prendra soin de leur bonheur. C’est à lui qu’il appartient de lever ce voile jeté sur le doux secret de la vie. Mais elles, si aucun soupçon ne les a encore effleurées, se révoltent souvent devant la réalité un peu brutale cachée derrière les rêves. Blessées en leur âme, blessées même en leur corps, elles refusent à l’époux ce que la loi, la loi humaine et la loi naturelle lui accordent comme un droit absolu. Je ne puis t’en dire davantage, ma chérie ; mais n’oublie point ceci, que tu appartiens tout entière à ton mari.»



Que savait-elle au juste ? que devinait-elle ? Elle s’était mise à trembler, oppressée d’une mélancolie accablante et douloureuse comme un pressentiment.



Ils rentrèrent. Une surprise les arrêta sur la porte du salon. Mme Adélaïde sanglotait sur le cœur de Julien. Ses pleurs, des pleurs bruyants poussés comme par un soufflet de forge, semblaient lui sortir en même temps du nez, de la bouche et des yeux ; et le jeune homme interdit, gauche, soutenait la grosse femme abattue en ses bras pour lui recommander sa chérie, sa mignonne, son adorée fillette.



Le baron se précipita : «Oh ! pas de scène ; pas d’attendrissement, je vous prie», et, prenant sa femme, il l’assit dans un fauteuil pendant qu’elle s’essuyait le visage. Il se tourna ensuite vers Jeanne : «Allons, petite, embrasse ta mère bien vite et va te coucher.»



Prête à pleurer aussi, elle embrassa ses parents rapidement et s’enfuit.



Tante Lison s’était déjà retirée en sa chambre. Le baron et sa femme restèrent seuls avec Julien. Et ils demeuraient si gênés tous les trois qu’aucune parole ne leur venait, les deux hommes en tenue de soirée, debout, les yeux perdus, Mme Adélaïde abattue sur son siège avec des restes de sanglots dans la gorge. Leur embarras devenait intolérable, le baron se mit à parler du voyage que les jeunes gens devaient entreprendre dans quelques jours.



Jeanne, dans sa chambre, se laissait déshabiller par Rosalie qui pleurait comme une source. Les mains errant au hasard, elle ne trouvait plus ni les cordons ni les épingles et elle semblait assurément plus émue encore que sa maîtresse. Mais Jeanne ne songeait guère aux larmes de sa bonne ; il lui semblait qu’elle était entrée dans un autre monde, partie sur une autre terre, séparée de tout ce qu’elle avait connu, de tout ce qu’elle avait chéri. Tout lui semblait bouleversé dans sa vie et dans sa pensée ; même cette idée étrange lui vint : «Aimait-elle son mari ?» Voilà qu’il lui apparaissait tout à coup comme un étranger qu’elle connaissait à peine. Trois mois auparavant elle ne savait point qu’il existait, et maintenant elle était sa femme. Pourquoi cela ? Pourquoi tomber si vite dans le mariage comme dans un trou ouvert sous vos pas ?



Quand elle fut en toilette de nuit, elle se glissa dans son lit ; et ses draps un peu frais, faisant frissonner sa peau, augmentèrent cette sensation de froid, de solitude, de tristesse qui lui pesait sur l’âme depuis deux heures.



Rosalie s’enfuit, toujours sanglotant ; et Jeanne attendit. Elle attendit anxieuse, le cœur crispé, ce je ne sais quoi deviné, et annoncé en termes confus par son père, cette révélation mystérieuse de ce qui est le grand secret de l’amour.



Sans qu’elle eût entendu monter l’escalier, on frappa trois coups légers contre sa porte. Elle tressaillit horriblement et ne répondit point. On frappa de nouveau, puis la serrure grinça. Elle se cacha la tête sous ses couvertures, comme si un voleur eût pénétré chez elle. Des bottines craquèrent doucement sur le parquet ; et soudain on toucha son lit.



Elle eut un sursaut nerveux et poussa un petit cri ; et, dégageant sa tête, elle vit Julien debout devant elle, qui souriait en la regardant. «Oh ! que vous m’avez fait peur !» dit-elle.



Il reprit : «Vous ne m’attendiez donc point ?» Elle ne répondit pas. Il était en grande toilette, avec sa figure grave de beau garçon ; et elle se sentit affreusement honteuse d’être couchée ainsi devant cet homme si correct.



Ils ne savaient que dire, que faire, n’osant même pas se regarder à cette heure sérieuse et décisive d’où dépend l’intime bonheur de toute la vie.



Il sentait vaguement peut-être quel danger offre cette bataille, et quelle souple possession de soi, quelle rusée tendresse il faut pour ne froisser aucune des subtiles pudeurs, des infinies délicatesses d’une âme virginale et nourrie de rêves.



Alors, doucement, il lui prit la main qu’il baisa, et, s’agenouillant auprès du lit comme devant un autel, il murmura d’une voix aussi légère qu’un souffle : «Voudrez-vous m’aimer ?» Elle, rassurée tout à coup, souleva sur l’oreiller sa tête ennuagée de dentelles, et elle sourit : «Je vous aime déjà, mon ami.»



Il mit en sa bouche les petits doigts fins de sa femme, et la voix changée par ce bâillon de chair : «Voulez-vous me prouver que vous m’aimez ?»



Elle répondit, troublée de nouveau, sans bien comprendre ce qu’elle disait, sous le souvenir des paroles de son père : «Je suis à vous, mon ami.»



Il couvrit son poignet de baisers mouillés, et, se redressant lentement, il approchait de son visage qu’elle recommençait à cacher.



Soudain, jetant un bras en avant par-dessus le lit, il enlaça sa femme à travers les draps, tandis que, glissant son autre bras sous l’oreiller, il le soulevait avec la tête : et, tout bas, tout bas il demanda : «Alors, vous voulez bien me faire une toute petite place à côté de vous ?»



Elle eut peur, une peur d’instinct, et balbutia : «Oh ! pas encore, je vous prie.»



Il sembla désappointé, un peu froissé, et il reprit d’un ton toujours suppliant, mais plus brusque : «Pourquoi plus tard puisque nous finirons toujours par là ?»

 



Elle lui en voulut de ce mot ; mais soumise et résignée, elle répéta pour la deuxième fois : «Je suis à vous, mon ami.»



Alors, il disparut bien vite dans le cabinet de toilette ; et elle entendait distinctement ses mouvements avec des froissements d’habits défaits, un bruit d’argent dans la poche, la chute successive des bottines.



Et tout à coup, en caleçon, en chaussettes, il traversa vivement la chambre pour aller déposer sa montre sur la cheminée. Puis il retourna, en courant, dans la petite pièce voisine, remua quelque temps encore et Jeanne se retourna rapidement de l’autre côté en fermant les yeux, quand elle sentit qu’il arrivait.



Elle fit un soubresaut, comme pour se jeter à terre lorsque glissa vivement contre sa jambe une autre jambe froide et velue ; et, la figure dans ses mains, éperdue, prête à crier de peur et d’effarement, elle se blottit tout au fond du lit.



Aussitôt, il la prit en ses bras, bien qu’elle lui tournât le dos, et il baisait voracement son cou, les dentelles flottantes de sa coiffure de nuit et le col brodé de sa chemise.



Elle ne remuait pas, raidie dans une horrible anxiété, sentant une main forte qui cherchait sa poitrine cachée entre ses coudes. Elle haletait, bouleversée sous cet attouchement brutal ; et elle avait surtout envie de se sauver, de courir par la maison, de s’enfermer quelque part, loin de cet homme.



Il ne bougeait plus. Elle recevait sa chaleur dans son dos. Alors son effroi s’apaisa encore et elle pensa brusquement qu’elle n’aurait qu’à se retourner pour l’embrasser.



À la fin, il parut s’impatienter, et d’une voix attristée : «Vous ne voulez donc point être ma petite femme ?» Elle murmura à travers ses doigts : «Est-ce que je ne la suis pas ?» Il répondit avec une nuance de mauvaise humeur : «Mais non, ma chère, voyons, ne vous moquez pas de moi.»



Elle se sentit toute remuée par le ton mécontent de sa voix ; et elle se tourna tout à coup vers lui pour lui demander pardon.



Il la saisit à bras-le-corps, rageusement, comme affamé d’elle ; et il parcourait de baisers rapides, de baisers mordants, de baisers fous, toute sa face et le haut de sa gorge, l’étourdissant de caresses. Elle avait ouvert les mains et restait inerte sous ses efforts, ne sachant plus ce qu’elle faisait, ce qu’il faisait, dans un trouble de pensée qui ne lui laissait rien comprendre. Mais une souffrance aiguë la déchira soudain ; et elle se mit à gémir, tordue dans ses bras, pendant qu’il la possédait violemment.



Que se passa-t-il ensuite ? Elle n’en eut guère le souvenir, car elle avait perdu la tête ; il lui sembla seulement qu’il lui jetait sur les lèvres une grêle de petits baisers reconnaissants.



Puis il dut lui parler et elle dut lui répondre. Puis il fit d’autres tentatives qu’elle repoussa avec épouvante ; et comme elle se débattait, elle rencontra sur sa poitrine ce poil épais qu’elle avait déjà senti sur sa jambe, et elle se recula de saisissement.



Las enfin de la solliciter sans succès, il demeura immobile sur le dos.



Alors elle songea ; elle se dit, désespérée jusqu’au fond de son âme, dans la désillusion d’une ivresse rêvée si différente, d’une chère attente détruite, d’une félicité crevée : «Voilà donc ce qu’il appelle être sa femme ; c’est cela ! c’est cela !»



Et elle resta longtemps ainsi, désolée, l’œil errant sur les tapisseries du mur, sur la vieille légende d’amour qui enveloppait sa chambre.



Mais, comme Julien ne parlait plus, ne remuait plus, elle tourna lentement son regard vers lui, et elle s’aperçut qu’il dormait ! Il dormait, la bouche entrouverte, le visage calme ! Il dormait !



Elle ne le pouvait croire, se sentant indignée, plus outragée par ce sommeil que par sa brutalité, traitée comme la première venue. Pouvait-il dormir une nuit pareille ? Ce qui s’était passé entre eux n’avait donc pour lui rien de surprenant ? Oh ! elle eût mieux aimé être frappée, violentée encore, meurtrie de caresses odieuses jusqu’à perdre connaissance.



Elle resta immobile, appuyée sur un coude, penchée vers lui, écoutant entre ses lèvres passer un léger souffle qui, parfois, prenait une apparence de ronflement.



Le jour parut, terne d’abord, puis clair, puis rose, puis éclatant. Julien ouvrit les yeux, bâilla, étendit ses bras, regarda sa femme, sourit, et demanda : «As-tu bien dormi, ma chérie ?»



Elle s’aperçut qu’il lui disait «tu» maintenant et elle répondit, stupéfaite : «Mais oui. Et vous ?» Il dit : «Oh ! moi, fort bien.» Et, se tournant vers elle, il l’embrassa, puis se mit à causer tranquillement. Il lui développait des projets de vie, avec des idées d’économie ; et ce mot revenu plusieurs fois étonnait Jeanne. Elle l’écoutait sans bien saisir le sens des paroles, le regardait, songeait à mille choses rapides qui passaient, effleurant à peine son esprit.



Huit heures sonnèrent. «Allons, il faut nous lever, dit-il, nous serions ridicules en restant tard au lit», et il descendit le premier. Quand il eut fini sa toilette, il aida gentiment sa femme en tous les menus détails de la sienne, ne permettant pas qu’on appelât Rosalie.



Au moment de sortir, il l’arrêta. «Tu sais, entre nous, nous pouvons nous tutoyer maintenant, mais devant tes parents il vaut mieux attendre encore. Ce sera tout naturel en revenant de notre voyage de noces.»



Elle ne se montra qu’à l’heure du déjeuner. Et la journée s’écoula ainsi qu’à l’ordinaire comme si rien de nouveau n’était survenu. Il n’y avait qu’un homme de plus dans la maison.



V. Quatre jours plus tard arriva la berline qui devait les emporter à Marseille…

Quatre jours plus tard arriva la berline qui devait les emporter à Marseille.



Après l’angoisse du premier soir, Jeanne s’était habituée déjà au contact de Julien, à ses baisers, à ses caresses tendres, bien que sa répugnance n’eût pas diminué pour leurs rapports plus intimes.



Elle le trouvait beau, elle l’aimait ; elle se sentait de nouveau heureuse et gaie.



Les adieux furent courts et sans tristesse. La baronne seule semblait émue ; et elle mit, au moment où la voiture allait partir, une grosse bourse lourde comme du plomb dans la main de sa fille : «C’est pour tes petites dépenses de jeune femme», dit-elle.



Jeanne la jeta dans sa poche ; et les chevaux détalèrent.



Vers le soir, Julien lui dit : «Combien ta mère t’a-t-elle donné dans cette bourse ?» Elle n’y pensait plus et elle la versa sur ses genoux. Un flot d’or se répandit : deux mille francs. Elle battit des mains : «Je ferai des folies», et elle resserra l’argent.



Après huit jours de route, par une chaleur terrible, ils arrivèrent à Marseille.



Et le lendemain le Roi-Louis, un petit paquebot qui allait à Naples en passant par Ajaccio, les emportait vers la Corse.



La Corse ! les maquis ! les bandits ! les montagnes ! la patrie de Napoléon ! Il semblait à Jeanne qu’elle sortait de la réalité pour entrer, tout éveillée, dans un rêve.



Côte à côte sur le pont du navire, ils regardaient courir les falaises de la Provence. La mer immobile, d’un azur puissant, comme figée, comme durcie dans la lumière ardente qui tombait du soleil, s’étalait sous le ciel infini, d’un bleu presque exagéré.



Elle dit : «Te rappelles-tu notre promenade dans le bateau du père Lastique ?»



Au lieu de répondre, il lui jeta rapidement un baiser dans l’oreille.



Les roues du vapeur battaient l’eau, troublant son épais sommeil ; et par-derrière une longue trace écumeuse, une grande traînée pâle où l’onde remuée moussait comme du champagne, allongeait jusqu’à perte de vue le sillage tout droit du bâtiment,



Soudain, vers l’avant, à quelques brasses seulement, un énorme poisson, un dauphin, bondit hors de l’eau, puis y replongea la tête la première et disparut. Jeanne toute saisie eut peur, poussa un cri, et se jeta sur la poitrine de Julien. Puis elle se mit à rire de sa frayeur, et regarda, anxieuse, si la bête n’allait pas reparaître. Au bout de quelques secondes elle jaillit de nouveau comme un gros joujou mécanique. Puis elle retomba, ressortit encore ; puis elles furent deux, puis trois, puis six qui semblaient gambader autour du lourd bateau, faire escorte à leur frère monstrueux, le poisson de bois aux nageoires de fer. Elles passaient à gauche, revenaient à droite du navire, et tantôt ensemble, tantôt l’une après l’autre, comme dans un jeu, dans une poursuite gaie, elles s’élançaient en l’air par un grand saut qui décrivait une courbe, puis elles replongeaient à la queue leu leu.



Jeanne battait des mains, tressaillait, ravie, à chaque apparition des énormes et souples nageurs. Son cœur bondissait comme eux dans une joie folle et enfantine.



Tout à coup, ils disparurent. On les aperçut encore une fois, très loin, vers la pleine mer ; puis on ne les vit plus, et Jeanne ressentit, pendant quelques secondes, un chagrin de leur départ.



Le soir venait, un soir calme, radieux, plein de clarté, de paix heureuse. Pas un frisson dans l’air ou sur l’eau ; et ce repos illimité de la mer et du ciel s’étendait aux âmes engourdies où pas un frisson non plus ne passait.



Le grand soleil s’enfonçait doucement là-bas, vers l’Afrique invisible, l’Afrique, la terre brûlante dont on croyait déjà sentir les ardeurs ; mais une sorte de caresse fraîche, qui n’était cependant pas même une apparence de brise, effleura les visages lorsque l’astre eut disparu.



Ils ne voulurent pas rentrer dans leur cabine où l’on sentait toutes les horribles odeurs des paquebots ; et ils s’étendirent tous les deux sur le pont, flanc contre flanc, roulés dans leurs manteaux. Julien s’endormit tout de suite ; mais Jeanne restait les yeux ouverts, agitée par l’inconnu du voyage. Le bruit monotone des roues la berçait ; et elle regardait au-dessus d’elle ces légions d’étoiles si claires, d’une lumière aiguë, scintillante et comme mouillée, dans ce ciel pur du Midi.



Vers le matin, cependant, elle s’assoupit. Des bruits, des voix la réveillèrent. Les matelots, en chantant, faisaient la toilette du navire. Elle secoua son mari, immobile dans le sommeil, et ils se levèrent.



Elle buvait avec exaltation la saveur de la brume salée qui lui pénétrait jusqu’au bout des doigts. Partout la mer. Pourtant, vers l’avant, quelque chose de gris, de confus encore dans l’aube naissante, une sorte d’accumulation de nuages singuliers, pointus, déchiquetés, semblait posée sur les flots.



Puis cela apparut plus distinct ; les formes se marquèrent davantage sur le ciel éclairci ; une grande ligne de montagnes cornues et bizarres surgit : la Corse, enveloppée dans une sorte de voile léger.



Et le soleil se leva derrière, dessinant toutes les saillies des crêtes en ombres noires ; puis tous les sommets s’allumèrent tandis que le reste de l’île demeurait embrumé de vapeur.



Le capitaine, un vieux petit homme tanné, séché, raccourci, racorni, rétréci par les vents durs et salés, apparut sur le pont, et, d’une voix enrouée par trente ans de commandement, usée par les cris poussés dans les bourrasques, il dit à Jeanne :



«La sentez-vous, cette gueuse-là ?»



Elle sentait en effet une forte et singulière odeur de plantes, d’arômes sauvages.



Le capitaine reprit :



«C’est la Corse qui fleure comme ça, madame ; c’est son odeur de jolie femme, à elle. Après vingt ans d’absence, je la reconnaîtrais à cinq milles au large. J’en suis. Lui, là-bas, à Sainte-Hélène, il en parle toujours, paraît-il, de l’odeur de son pays. Il est de ma famille.»



Et le capitaine, ôtant son chapeau, salua la Corse, salua là-bas, à travers l’océan, le grand empereur prisonnier qui était de sa famille.



Jeanne fut tellement émue qu’elle faillit pleurer.



Puis le marin tendit le bras vers l’horizon : «Les Sanguinaires !» dit-il.



Julien, debout près de sa femme, la tenait par la taille, et tous deux regardaient au loin pour découvrir le point indiqué.



Ils aperçurent enfin quelques rochers en forme de pyramides, que le navire contourna bientôt pour entrer dans un golfe immense et tranquille, entouré d’un peuple de hauts sommets dont les pentes basses semblaient couvertes de mousses.



Le capitaine indiqua cette verdure : «Le maquis.»



À mesure qu’on avançait, le cercle des monts semblait se refermer derrière le bâtiment qui nageait avec lenteur dans un lac d’azur si transparent qu’on en voyait parfois le fond.



Et la ville apparut soudain, toute blanche, au fond du golfe, au bord des flots, au pied des montagnes.



Quelques petits bateaux italiens étaient à l’ancre dans le port. Quatre ou cinq barques s’en vinrent rôder autour du Roi-Louis pour chercher ses passagers.

 



Julien, qui réunissait les bagages, demanda tout bas à sa femme : «C’est assez, n’est-ce pas, de donner vingt sous à l’homme de service ?»



Depuis huit jours il posait à tout moment la même question, dont elle souffrait chaque fois. Elle répondit avec un peu d’impatience : «Quand on n’est pas sûr de donner assez, on donne trop.»



Sans cesse, il discutait avec les maîtres et les garçons d’hôtel, avec les voituriers, avec les vendeurs de n’importe quoi, et quand il avait, à force d’arguties, obtenu un rabais quelconque, il disait à Jeanne, en se frottant les mains : «Je n’aime pas être volé.»



Elle tremblait en voyant venir les notes, sûre d’avance des observations qu’il allait faire sur chaque article, humiliée par ces marchandages, rougissant jusqu’aux cheveux sous le regard méprisant des domestiques qui suivaient son mari de l’œil en gardant au fond de la main son insuffisant pourboire.



Il eut encore une discussion avec le batelier qui les mit à terre.



Le premier arbre qu’elle vit fut un palmier !



Ils descendirent dans un grand hôtel vide, à l’encoignure d’une vaste place, et se firent servir à déjeuner.



Lorsqu’ils eurent fini le dessert, au moment où Jeanne se levait pour aller vagabonder par la ville, Julien, la prenant dans ses bras, lui murmura tendrement à l’oreille : «Si nous nous couchions un peu, ma chatte ?»



Elle resta surprise : «Nous coucher ? Mais je ne me sens pas fatiguée.»



Il l’enlaça. «J’ai envie de toi. Tu comprends ? Depuis deux jours !…»



Elle s’empourpra, honteuse, balbutiant : «Oh ! maintenant ! Mais que dirait-on ? Comment oserais-tu demander une chambre en plein jour ? Oh ! Julien, je t’en supplie.»



Mais il l’interrompit : «Je m’en moque un peu de ce que peuvent dire et penser des gens d’hôtel. Tu vas voir comme ça me gêne.»



Et il sonna.



Elle ne disait plus rien, les yeux baissés, révoltée toujours dans son âme et dans sa chair, devant ce désir incessant de l’époux, n’obéissant qu’avec dégoût, résignée, mais humiliée, voyant là quelque chose de bestial, de dégradant, une saleté enfin.



Ses sens dormaient encore, et son mari la traitait maintenant comme si elle eût partagé ses ardeurs.



Quand le garçon fut arrivé, Julien lui demanda de les conduire à leur chambre. L’homme, un vrai Corse velu jusque dans les yeux, ne comprenait pas, affirmait que l’appartement serait préparé pour la nuit.



Julien impatienté s’expliqua : «Non, tout de suite. Nous sommes fatigués du voyage, nous voulons nous reposer.»



Alors un sourire glissa dans la barbe du valet et Jeanne eut envie de se sauver.



Quand ils redescendirent, une heure plus tard, elle n’osait plus passer devant les gens qu’elle rencontrait, persuadée qu’ils allaient rire et chuchoter derrière son dos. Elle en voulait en son cœur à Julien de ne pas comprendre cela, de n’avoir point ces fines pudeurs, ces délicatesses d’instinct ; et elle sentait entre elle et lui comme un voile, un obstacle, s’apercevant pour la première fois que deux personnes ne se pénètrent jamais jusqu’à l’âme, jusqu’au fond des pensées, qu’elles marchent côte à côte, enlacées parfois, mais non mêlées, et que l’être moral de chacun de nous reste éternellement seul par la vie.



Ils demeurèrent trois jours dans cette petite ville cachée au fond de son golfe bleu, chaude comme dans une fournaise derrière son rideau de montagnes qui ne laisse jamais le vent souffler jusqu’à elle.



Puis un itinéraire fut arrêté pour leur voyage, et, afin de ne reculer devant aucun passage difficile, ils décidèrent de louer des chevaux. Ils prirent donc deux petits étalons corses à l’œil furieux, maigres et infatigables, et se mirent en route un matin au lever du jour. Un guide monté sur une mule les accompagnait et portait les provisions, car les auberges sont inconnues en ce pays sauvage.



La route suivait d’abord le golfe pour s’enfoncer dans une vallée peu profonde allant vers les grands monts. Souvent, on traversait des torrents presque secs ; une apparence de ruisseau remuait encore sous les pierres, comme une bête cachée, faisait un glouglou timide. Le pays inculte semblait tout nu. Les flancs des côtes étaient couverts de hautes herbes, jaunes en cette saison brûlante. Parfois on rencontrait un montagnard soit à pied, soit sur son petit cheval, soit à califourchon sur son âne gros comme un chien. Et tous avaient sur le dos le fusil chargé, vieilles armes rouillées, redoutables en leurs mains.



Le mordant parfum des plantes aromatiques dont l’île est couverte semblait épaissir l’air ; et la route allait s’élevant lentement au milieu des longs replis des monts.



Les sommets de granit rose ou bleu donnaient au vaste paysage des tons de féerie ; et, sur les pentes plus basses, des forêts de châtaigniers immenses avaient l’air de buissons verts tant les vagues de la terre soulevée sont géantes en ce pays.



Quelquefois le guide, tendant la main vers les hauteurs escarpées, disait un nom. Jeanne et Julien regardaient, ne voyaient rien, puis découvraient enfin quelque chose de gris pareil à un amas de pierres tombées du sommet. C’était un village, un petit hameau de granit accroché là, cramponné comme un vrai nid d’oiseau, presque invisible sur l’immense montagne.



Ce long voyage au pas énervait Jeanne. «Courons un peu», dit-elle. Et elle lança son cheval. Puis comme elle n’entendait pas son mari galoper près d’elle, elle se retourna et se mit à rire d’un rire fou en le voyant accourir, pâle, tenant la crinière de la bête et bondissant étrangement. Sa beauté même, sa figure de beau cavalier rendaient plus drôles sa maladresse et sa peur.



Ils se mirent alors à trotter doucement. La route, maintenant, s’étendait entre deux interminables taillis qui couvraient toute la côte, comme un manteau.



C’était le maquis, l’impénétrable maquis, formé de chênes verts, de genévriers, d’arbousiers, de lentisques, d’alaternes, de bruyères, de lauriers-tins, de myrtes et de buis que reliaient entre eux, les mêlant comme des chevelures, des clématites enlaçantes, des fougères monstrueuses, des chèvrefeuilles, des cystes, des romarins, des lavandes, des ronces, jetant sur le dos des monts une inextricable toison.



Ils avaient faim. Le guide les rejoignit et les conduisit auprès d’une de ces sources charmantes, si fréquentes dans les pays escarpés, fil mince et rond d’eau glacée qui sort d’un petit trou dans la roche et coule au bout d’une feuille de châtaignier disposée par un passant pour amener le courant menu jusqu’à la bouche.



Jeanne se sentait tellement heureuse qu’elle avait grand-peine à ne point jeter des cris d’allégresse.



Ils repartirent et commencèrent à descendre, en contournant le golfe de Sagone.



Vers le soir, ils traversèrent Cargèse, le village grec fondé là, jadis, par une colonie de fugitifs chassés de leur patrie. De grandes et belles filles, aux reins élégants, aux mains longues, à la taille fine, singulièrement gracieuses, formaient un groupe auprès d’une fontaine. Julien leur ayant crié «Bonsoir», elles répondirent d’une voix chantante dans la langue harmonieuse du pays abandonné.



En arrivant à Piana, il fallut demander l’hospitalité comme dans les temps anciens et dans les contrées perdues. Jeanne frissonnait de joie en attendant que s’ouvrît la porte où Julien avait frappé. Oh ! c’était bien un voyage, cela ! avec tout l’imprévu des routes inexplorées.



Ils s’adressaient justement à un jeune ménage. On les reçut comme les patriarches devaient recevoir l’hôte envoyé de Dieu, et ils dormirent sur une paillasse de maïs, dans une vieille maison vermoulue dont toute la charpente piquée des vers, parcourue par les longs tarets mangeurs de poutres, bruissait, semblait vivre et soupirer

Купите 3 книги одновременно и выберите четвёртую в подарок!

Чтобы воспользоваться акцией, добавьте нужные книги в корзину. Сделать это можно на странице каждой книги, либо в общем списке:

  1. Нажмите на многоточие
    рядом с книгой
  2. Выберите пункт
    «Добавить в корзину»