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Et, sans trop comprendre ce qu’on allait faire de lui, Poulet, à son tour, se mit à larmoyer.

Alors ses trois mères, l’embrassant, le câlinant, l’encouragèrent. Et lorsqu’on monta se coucher, tous avaient le cœur serré et tous pleurèrent dans leurs lits, même le baron qui s’était contenu.

Il fut décidé qu’à la rentrée on mettrait le jeune homme au collège du Havre ; et il eut, pendant tout l’été, plus de gâteries que jamais.

Sa mère gémissait souvent à la pensée de la séparation. Elle prépara son trousseau comme s’il allait entreprendre un voyage de dix ans ; puis, un matin d’octobre, après une nuit sans sommeil, les deux femmes et le baron montèrent avec lui dans la calèche qui partit au trot des deux chevaux.

On avait déjà choisi, dans un autre voyage, sa place au dortoir et sa place en classe. Jeanne, aidée de tante Lison, passa tout le jour à ranger les hardes dans la petite commode. Comme le meuble ne contenait pas le quart de ce qu’on avait apporté, elle alla trouver le proviseur pour en obtenir un second. L’économe fut appelé ; il représenta que tant de linges et d’effets ne feraient que gêner sans servir jamais ; et il refusa, au nom du règlement, de céder une autre commode. La mère, désolée, se résolut alors à louer une chambre dans un petit hôtel voisin, en recommandant à l’hôtelier d’aller lui-même porter à Poulet tout ce dont il aurait besoin, au premier appel de l’enfant.

Puis on fit un tour sur la jetée pour regarder sortir et entrer les navires.

Le triste soir tomba sur la ville qui s’illuminait peu à peu. On entra pour dîner dans un restaurant. Aucun d’eux n’avait faim ; et ils se regardaient d’un œil humide pendant que les plats défilaient devant eux et s’en retournaient presque pleins.

Puis on se mit en marche lentement vers le collège. Des enfants de toutes les tailles arrivaient de tous les côtés, conduits par leurs familles ou par des domestiques. Beaucoup pleuraient. On entendait un bruit de larmes dans la grande cour à peine éclairée.

Jeanne et Poulet s’étreignirent longtemps. Tante Lison restait derrière, oubliée tout à fait et la figure dans son mouchoir. Mais le baron, qui s’attendrissait, abrégea les adieux en entraînant sa fille. La calèche attendait devant la porte ; ils montèrent dedans tous trois et s’en retournèrent dans la nuit vers les Peuples.

Parfois un gros sanglot passait dans l’ombre.

Le lendemain Jeanne pleura jusqu’au soir. Le jour suivant elle fit atteler le phaéton et partit pour Le Havre. Poulet semblait avoir déjà pris son parti de la séparation. Pour la première fois de sa vie il avait des camarades ; et le désir de jouer le faisait frémir sur sa chaise au parloir.

Jeanne revint ainsi tous les deux jours, et le dimanche pour les sorties. Ne sachant que faire pendant les classes, entre les récréations, elle demeurait assise au parloir, n’ayant ni la force ni le courage de s’éloigner du collège. Le proviseur la fit prier de monter chez lui, et il lui demanda de venir moins souvent. Elle ne tint pas compte de cette recommandation.

Il la prévint alors que, si elle continuait à empêcher son fils de jouer pendant les heures d’ébats, et de travailler en le troublant sans cesse, on se verrait forcé de le lui rendre ; et le baron fut prévenu par un mot. Elle demeura donc gardée à vue aux Peuples, comme une prisonnière.

 Elle attendait chaque vacance avec plus d’anxiété que son enfant.

Et une inquiétude incessante agitait son âme. Elle se mit à rôder par le pays, se promenant seule avec le chien Massacre pendant des jours entiers, en rêvassant dans le vide. Parfois, elle restait assise durant tout un après-midi à regarder la mer du haut de la falaise ; parfois, elle descendait jusqu’à Yport à travers le bois, refaisant des promenades anciennes dont le souvenir la poursuivait. Comme c’était loin, comme c’était loin le temps où elle parcourait ce même pays, jeune fille, et grise de rêves.

Chaque fois qu’elle revoyait son fils, il lui semblait qu’ils avaient été séparés pendant dix ans. Il devenait homme de mois en mois ; de mois en mois elle devenait une vieille femme. Son père paraissait son frère, et tante Lison, qui ne vieillissait point, restée fanée dès son âge de vingt-cinq ans, avait l’air d’une sœur aînée.

Poulet ne travaillait guère ; il doubla sa quatrième. La troisième alla tant bien que mal ; mais il fallut recommencer la seconde ; et il se trouva en rhétorique alors qu’il atteignait vingt ans.

Il était devenu un grand garçon blond, avec des favoris déjà touffus et une apparence de moustaches. C’était lui maintenant qui venait aux Peuples chaque dimanche. Comme il prenait depuis longtemps des leçons d’équitation, il louait simplement un cheval et faisait la route en deux heures.

Dès le matin Jeanne partait au-devant de lui avec la tante et le baron qui se courbait peu à peu et marchait ainsi qu’un petit vieux, les mains rejointes derrière son dos comme pour s’empêcher de tomber sur le nez.

Ils allaient tout doucement le long de la route, s’asseyant parfois sur le fossé, et regardant au loin si on n’apercevait pas encore le cavalier. Dès qu’il apparaissait comme un point noir sur la ligne blanche, les trois parents agitaient leurs mouchoirs ; et il mettait son cheval au galop pour arriver comme un ouragan, ce qui faisait palpiter de peur Jeanne et Lison et s’exalter le grand-père qui criait «Bravo» dans un enthousiasme d’impotent.

Bien que Paul eût la tête de plus que sa mère, elle le traitait toujours comme un marmot, lui demandant encore : «Tu n’as pas froid aux pieds, Poulet ?» et, quand il se promenait devant le perron, après déjeuner, en fumant une cigarette, elle ouvrait la fenêtre pour lui crier : «Ne sors pas nu-tête, je t’en prie, tu vas attraper un rhume de cerveau.»

Et elle frémissait d’inquiétude quand il repartait à cheval dans la nuit : «Surtout ne va pas trop vite, mon petit Poulet, sois prudent, pense à ta pauvre mère qui serait désespérée s’il t’arrivait quelque chose.»

Mais voilà qu’un samedi matin elle reçut une lettre de Paul annonçant qu’il ne viendrait pas le lendemain parce que des amis avaient organisé une partie de plaisir à laquelle il était invité.

Elle fut torturée d’angoisse pendant toute la journée du dimanche comme sous la menace d’un malheur puis, le jeudi, n’y tenant plus, elle partit pour Le Havre.

Il lui parut changé sans qu’elle se rendît compte en quoi. Il semblait animé, parlait d’une voix plus mâle. Et soudain il lui dit, comme une chose toute naturelle : «Sais-tu, maman, puisque tu es venue aujourd’hui, je n’irai pas aux Peuples dimanche prochain, parce que nous recommençons notre fête.»

Elle resta toute saisie, suffoquée comme s’il eût annoncé qu’il partait pour le Nouveau Monde ; puis, quand elle put enfin parler : «Oh ! Poulet, qu’as-tu ? dis-moi, que se passe-t-il ?» Il se mit à rire et l’embrassa : «Mais rien de rien, maman. Je vais m’amuser avec des amis, c’est de mon âge.»

Elle ne trouva pas un mot à répondre, et, quand elle fut toute seule dans la voiture, des idées singulières l’assaillirent. Elle ne l’avait plus reconnu son Poulet, son petit Poulet de jadis. Pour la première fois elle s’apercevait qu’il était grand, qu’il n’était plus à elle, qu’il allait vivre de son côté sans s’occuper des vieux. Il lui semblait qu’en un jour il s’était transformé. Quoi ! c’était son fils, son pauvre petit enfant qui lui faisait autrefois repiquer des salades, ce fort garçon barbu dont la volonté s’affirmait !

Et pendant trois mois Paul ne vint voir ses parents que de temps en temps, toujours hanté d’un désir évident de repartir au plus vite, cherchant chaque soir à gagner une heure. Jeanne s’effrayait, et le baron sans cesse la consolait répétant : «Laisse-le faire ; il a vingt ans, ce garçon.»

Mais, un matin, un vieil homme assez mal vêtu demanda en français d’Allemagne : «Matame la vicomtesse.» Et, après beaucoup de saluts cérémonieux, il tira de sa poche un portefeuille sordide en déclarant : «Ché un bétit bapier bour fous», et il tendit, en le dépliant, un morceau de papier graisseux. Elle lut, relut, regarda le Juif, relut encore et demanda : «Qu’est-ce que cela veut dire ?»

L’homme, obséquieux, expliqua : «Ché fé fous tire. Votre fils il afé pesoin d’un peu d’archent, et comme ché safais que fous êtes une ponne mère, che lui prêté quelque betite chose bour son pesoin.»

Elle tremblait. «Mais pourquoi ne m’en a-t-il pas demandé à moi ?» Le Juif expliqua longuement qu’il s’agissait d’une dette de jeu devant être payée le lendemain avant midi, que Paul n’étant pas encore majeur, personne ne lui aurait rien prêté et que son «honneur été gombromise» sans le «bétit service obligeant» qu’il avait rendu à ce jeune homme.

Jeanne voulait appeler le baron, mais elle ne pouvait se lever tant l’émotion la paralysait. Enfin elle dit à l’usurier : «Voulez-vous avoir la complaisance de sonner ?»

Il hésitait, craignant une ruse. Il balbutia : «Si che fous chêne, che refiendrai.» Elle remua la tête pour dire non. Elle sonna ; et ils attendirent, muets, l’un en face de l’autre.

Quand le baron fut arrivé, il comprit tout de suite la situation. Le billet était de quinze cents francs. Il en paya mille en disant à l’homme entre les yeux : «Surtout ne revenez pas.» L’autre remercia, salua, et disparut.

Le grand-père et la mère partirent aussitôt pour Le Havre ; mais en arrivant au collège, ils apprirent que depuis un mois Paul n’y était point venu. Le principal avait reçu quatre lettres signées de Jeanne pour annoncer un malaise de son élève, et ensuite pour donner des nouvelles. Chaque lettre était accompagnée d’un certificat de médecin ; le tout faux, naturellement. Ils furent atterrés, et ils restaient là, se regardant.

Le principal, désolé, les conduisit chez le commissaire de police. Les deux parents couchèrent à l’hôtel.

 

Le lendemain on retrouva le jeune homme chez une fille entretenue de la ville. Son grand-père et sa mère l’emmenèrent aux Peuples sans qu’un mot fût échangé entre eux tout le long de la route. Jeanne pleurait, la figure dans son mouchoir. Paul regardait la campagne d’un air indifférent.

En huit jours on découvrit que, pendant les trois derniers mois, il avait fait quinze mille francs de dettes. Les créanciers ne s’étaient point montrés d’abord, sachant qu’il serait bientôt majeur.

Aucune explication n’eut lieu. On voulait le reconquérir par la douceur. On lui faisait manger des mets délicats, on le choyait, on le gâtait. C’était au printemps ; on lui loua un bateau à Yport, malgré les terreurs de Jeanne, pour qu’il pût faire des promenades en mer.

On ne lui laissait point de cheval de crainte qu’il n’allât au Havre.

Il demeurait désœuvré, irritable, parfois brutal. Le baron s’inquiétait de ses études incomplètes. Jeanne, affolée à la pensée d’une séparation, se demandait cependant ce qu’on allait faire de lui.

Un soir il ne rentra pas. On apprit qu’il était sorti en barque avec deux matelots. Sa mère, éperdue, descendit nu-tête jusqu’à Yport, dans la nuit.

Quelques hommes attendaient sur la plage la rentrée de l’embarcation.

Un petit feu apparut au large ; il approchait en se balançant. Paul ne se trouvait plus à bord. Il s’était fait conduire au Havre.

La police eut beau le rechercher, elle ne le retrouva pas. La fille qui l’avait caché une première fois avait aussi disparu, sans laisser de traces, son mobilier vendu, et son terme payé. Dans la chambre de Paul, aux Peuples, on découvrit deux lettres de cette créature qui paraissait folle d’amour pour lui. Elle parlait d’un voyage en Angleterre, ayant trouvé les fonds nécessaires, disait-elle.

Et les trois habitants du château vécurent, silencieux et sombres, dans l’enfer morne des tortures morales. Les cheveux de Jeanne, gris déjà, étaient devenus blancs. Elle se demandait naïvement pourquoi la destinée la frappait ainsi.

Elle reçut une lettre de l’abbé Tolbiac : «Madame, la main de Dieu s’est appesantie sur vous. Vous Lui avez refusé votre enfant ; Il vous l’a pris à son tour pour le jeter à une prostituée. N’ouvrirez-vous pas les yeux à cet enseignement du Ciel ? La miséricorde du Seigneur est infinie. Peut-être vous pardonnera-t-il si vous revenez vous agenouiller devant Lui. Je suis son humble serviteur, je vous ouvrirai la porte de sa demeure quand vous y viendrez frapper.»

Elle demeura longtemps avec cette lettre sur les genoux. C’était vrai, peut-être, ce que disait ce prêtre. Et toutes les incertitudes religieuses se mirent à déchirer sa conscience. Dieu pouvait-il être vindicatif et jaloux comme les hommes ? mais s’il ne se montrait pas jaloux, personne ne le craindrait, personne ne l’adorerait plus. Pour se faire mieux connaître à nous, sans doute, il se manifestait aux humains avec leurs propres sentiments. Et le doute lâche, qui pousse aux églises les hésitants, les troublés, entrant en elle, elle courut furtivement, un soir, à la nuit tombante, jusqu’au presbytère, et, s’agenouillant aux pieds du maigre abbé, sollicita l’absolution.

Il lui promit un demi-pardon, Dieu ne pouvant déverser toutes ses grâces sur un toit qui recouvrait un homme comme le baron : «Vous sentirez bientôt, affirma-t-il, les effets de la Divine Mansuétude.»

Elle reçut, en effet, deux jours plus tard, une lettre de son fils et elle la considéra, dans l’affolement de sa peine, comme le début des soulagements promis par l’abbé.

«Ma chère maman, n’aie pas d’inquiétude. Je suis à Londres, en bonne santé, mais j’ai grand besoin d’argent. Nous n’avons plus un sou et nous ne mangeons pas tous les jours. Celle qui m’accompagne, et que j’aime de toute mon âme a dépensé tout ce qu’elle avait pour ne pas me quitter : cinq mille francs ; et tu comprends que je suis engagé d’honneur à lui rendre cette somme d’abord. Tu serais donc bien aimable de m’avancer une quinzaine de mille francs sur l’héritage de papa, puisque je vais être bientôt majeur ; tu me tireras d’un grand embarras.

«Adieu, ma chère maman, je t’embrasse de tout mon cœur, ainsi que grand-père et tante Lison. J’espère te revoir bientôt.

«Ton fils,

Vicomte Paul de LAMARE.»

Il lui avait écrit ! Donc il ne l’oubliait pas. Elle ne songea point qu’il demandait de l’argent. On lui en enverrait puisqu’il n’en avait plus. Qu’importait l’argent ! Il lui avait écrit !

Et elle courut, en pleurant, porter cette lettre au baron. Tante Lison fut appelée ; et on relut, mot à mot, ce papier qui parlait de lui. On en discuta chaque terme.

Jeanne, sautant de la complète désespérance à une sorte d’enivrement d’espoir, défendait Paul :

«Il reviendra, il va revenir puisqu’il écrit.»

Le baron, plus calme, prononça : «C’est égal, il nous a quittés pour cette créature. Il l’aime donc mieux que nous, puisqu’il n’a pas hésité.»

Une douleur subite et épouvantable traversa le cœur de Jeanne ; et tout de suite une haine s’alluma en elle contre cette maîtresse qui lui volait son fils, une haine inapaisable, sauvage, une haine de mère jalouse. Jusqu’alors toute sa pensée avait été pour Paul. À peine songeait-elle qu’une drôlesse était la cause de ses égarements. Mais soudain cette réflexion du baron avait évoqué cette rivale, lui avait révélé sa puissance fatale ; et elle sentit qu’entre cette femme et elle une lutte commençait, acharnée, et elle sentait aussi qu’elle aimerait mieux perdre son fils que de le partager avec l’autre.

Ils envoyèrent les quinze mille francs et ne reçurent plus de nouvelles pendant cinq mois.

Puis, un homme d’affaires se présenta pour régler les détails de la succession de Julien. Jeanne et le baron rendirent les comptes sans discuter, abandonnant même l’usufruit qui revenait à la mère. Et, rentré à Paris, Paul toucha cent vingt mille francs. Il écrivit alors quatre lettres en six mois, donnant de ses nouvelles en style concis et terminant par de froides protestations de tendresse : «Je travaille, affirmait-il ; j’ai trouvé une position à la Bourse. J’espère aller vous embrasser quelque jour aux Peuples, mes chers parents.»

Il ne disait pas un mot de sa maîtresse ; et ce silence signifiait plus que s’il eût parlé d’elle durant quatre pages. Jeanne, dans ces lettres glacées, sentait cette femme, embusquée, implacable, l’ennemie éternelle des mères, la fille.

Les trois solitaires discutaient sur ce qu’on pouvait faire pour sauver Paul ; et ils ne trouvaient rien. Un voyage à Paris ? À quoi bon ?

Le baron disait : «Il faut laisser s’user sa passion. Il nous reviendra tout seul.»

Et leur vie était lamentable.

Jeanne et Lison allaient ensemble à l’église en se cachant du baron.

Un temps assez long s’écoula sans nouvelles, puis, un matin, une lettre désespérée les terrifia.

«Ma pauvre maman, je suis perdu, je n’ai plus qu’à me brûler la cervelle si tu ne viens pas à mon secours. Une spéculation qui présentait pour moi toutes les chances de succès vient d’échouer ; et je dois quatre-vingt-cinq mille francs. C’est le déshonneur si je ne paie pas, la ruine, l’impossibilité de rien faire désormais. Je suis perdu. Je te le répète, je me brûlerai la cervelle plutôt que de survivre à cette honte. Je l’aurais peut-être fait déjà sans les encouragements d’une femme dont je ne parle jamais et qui est ma Providence.

«Je t’embrasse du fond du cœur, ma chère maman ; c’est peut-être pour toujours. Adieu.

«PAUL.»

Des liasses de papiers d’affaires joints à cette lettre donnaient des explications détaillées sur le désastre.

Le baron répondit poste pour poste qu’on allait aviser. Puis il partit pour Le Havre afin de se renseigner ; et il hypothéqua des terres pour se procurer de l’argent qui fut envoyé à Paul.

Le jeune homme répondit trois lettres de remerciements enthousiastes et de tendresses passionnées, annonçant sa venue immédiate pour embrasser ses chers parents.

Il ne vint pas.

Une année entière s’écoula.

Jeanne et le baron allaient partir pour Paris afin de le trouver et de tenter un dernier effort quand on apprit par un mot qu’il était à Londres de nouveau, montant une entreprise de paquebots à vapeur, sous la raison sociale «Paul Delamare et Cie». Il écrivait : «C’est la fortune assurée pour moi, peut-être la richesse. Et je ne risque rien. Vous voyez d’ici tous les avantages. Quand je vous reverrai, j’aurai une belle position dans le monde. Il n’y a que les affaires pour se tirer d’embarras aujourd’hui.»

Trois mois plus tard, la compagnie de paquebots était mise en faillite et le directeur poursuivi pour irrégularités dans les écritures commerciales. Jeanne eut une crise de nerfs qui dura plusieurs heures ; puis elle prit le lit.

Le baron repartit au Havre, s’informa, vit des avocats, des hommes d’affaires, des avoués, des huissiers, constata que le déficit de la société Delamare était de deux cent trente-cinq mille francs, et il hypothéqua de nouveau ses biens. Le château des Peuples et les deux fermes furent grevés pour une grosse somme.

Un soir, comme il réglait les dernières formalités dans le cabinet d’un homme d’affaires, il roula sur le parquet, frappé d’une attaque d’apoplexie.

Jeanne fut prévenue par un cavalier. Quand elle arriva, il était mort.

Elle le ramena aux Peuples, tellement anéantie que sa douleur était plutôt de l’engourdissement que du désespoir.

L’abbé Tolbiac refusa au corps l’entrée de l’église, malgré les supplications éperdues des deux femmes. Le baron fut enterré à la nuit tombante, sans cérémonie aucune.

Paul connut l’événement par un des agents liquidateurs de sa faillite. Il était encore caché en Angleterre. Il écrivit pour s’excuser de n’être point venu, ayant appris trop tard le malheur. «D’ailleurs, maintenant que tu m’as tiré d’affaire, ma chère maman, je rentre en France, et je t’embrasserai bientôt.»

Jeanne vivait dans un tel affaissement d’esprit qu’elle semblait ne plus rien comprendre.

Et vers la fin de l’hiver tante Lison, âgée alors de soixante-huit ans, eut une bronchite qui dégénéra en fluxion de poitrine ; et elle expira doucement en balbutiant : «Ma pauvre petite Jeanne, je vais demander au bon Dieu qu’il ait pitié de toi.»

Jeanne la suivit au cimetière, vit tomber la terre sur le cercueil, et, comme elle s’affaissait avec l’envie au cœur de mourir aussi, de ne plus souffrir, de ne plus penser, une forte paysanne la saisit dans ses bras et l’emporta comme elle eût fait d’un petit enfant.

En rentrant au château, Jeanne, qui venait de passer cinq nuits au chevet de la vieille fille, se laissa mettre au lit sans résistance par cette campagnarde inconnue qui la maniait avec douceur et autorité ; et elle tomba dans un sommeil d’épuisement, accablée de fatigue et de souffrance.

Elle s’éveilla vers le milieu de la nuit. Une veilleuse brûlait sur la cheminée. Une femme dormait dans un fauteuil. Qui était cette femme ? Elle ne la reconnaissait pas, et elle cherchait, s’étant penchée au bord de sa couche, pour bien distinguer ses traits sous la lueur tremblotante de la mèche flottant sur l’huile dans un verre de cuisine.

Il lui semblait pourtant qu’elle avait vu cette figure. Mais quand ? Mais où ? La femme dormait paisiblement, la tête inclinée sur l’épaule, le bonnet tombé par terre. Elle pouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans. Elle était forte, colorée, carrée, puissante. Ses larges mains pendaient des deux côtés du siège. Ses cheveux grisonnaient. Jeanne la regardait obstinément dans ce trouble d’esprit du réveil après le sommeil fiévreux qui suit les grands malheurs.

Certes elle avait vu ce visage ! Était-ce autrefois ? Était-ce récemment ? Elle n’en savait rien, et cette obsession l’agitait, l’énervait. Elle se leva doucement pour regarder de plus près la dormeuse, et elle s’approcha sur la pointe des pieds. C’était la femme qui l’avait relevée au cimetière, puis couchée. Elle se rappelait cela confusément.

Mais l’avait-elle rencontrée ailleurs, à une autre époque de sa vie ? Ou bien la croyait-elle reconnaître seulement dans le souvenir obscur de la dernière journée ? Et puis comment était-elle là, dans sa chambre ? Pourquoi ?

La femme souleva sa paupière, aperçut Jeanne et se dressa brusquement. Elles se trouvaient face à face, si près que leurs poitrines se frôlaient. L’inconnue grommela : «Comment ! vous v’là d’bout ! Vous allez attraper du mal à c’t’heure. Voulez-vous bien vous r’coucher !»

Jeanne demanda : «Qui êtes-vous ?»

Mais la femme, ouvrant les bras, la saisit, l’enleva de nouveau, et la reporta sur son lit avec la force d’un homme. Et comme elle la reposait doucement sur ses draps, penchée, presque couchée sur Jeanne, elle se mit à pleurer en l’embrassant éperdument sur les joues, dans les cheveux, sur les yeux, lui trempant la figure de ses larmes, et balbutiant : «Ma pauvre maîtresse, mam’zelle Jeanne, ma pauvre maîtresse, vous ne me reconnaissez donc point ?»

 

Et Jeanne s’écria : «Rosalie, ma fille.» Et, lui jetant les deux bras au cou, elle l’étreignit en la baisant ; et elles sanglotaient toutes les deux, enlacées étroitement, mêlant leurs pleurs, ne pouvant plus desserrer leurs bras.

Rosalie se calma la première : «Allons, faut être sage, dit-elle, et ne pas attraper froid.»

Et elle ramassa les couvertures, reborda le lit, replaça l’oreiller sous la tête de son ancienne maîtresse qui continuait à suffoquer, toute vibrante de vieux souvenirs surgis en son âme.

Elle finit par demander : «Comment es-tu revenue, ma pauvre fille ?»

Rosalie répondit : «Pardi, est-ce que j’allais vous laisser comme ça, toute seule, maintenant !»

Jeanne reprit : «Allume donc une bougie que je te voie.» Et, quand la lumière fut apportée sur la table de nuit, elles se considérèrent longtemps sans dire un mot. Puis Jeanne, tendant la main à sa vieille bonne, murmura : «Je ne t’aurais jamais reconnue, ma fille, tu es bien changée, sais-tu, mais pas tant que moi, encore.»

Et Rosalie, contemplant cette femme à cheveux blancs, maigre et fanée, qu’elle avait quittée jeune, belle et fraîche, répondit : «Ça c’est vrai que vous êtes changée, madame Jeanne, et plus que de raison. Mais songez aussi que v’là vingt-quatre ans que nous nous sommes pas vues.»

Elles se turent, réfléchissant de nouveau. Jeanne, enfin, balbutia : «As-tu été heureuse au moins ?»

Et Rosalie, hésitant dans la crainte de réveiller quelque souvenir trop douloureux, bégayait : «Mais… oui… oui… madame. J’ai pas trop à me plaindre, j’ai été plus heureuse que vous… pour sûr. Il n’y a qu’une chose qui m’a toujours gâté le cœur, c’est de ne pas être restée ici…» Puis elle se tut brusquement, saisie d’avoir touché à cela sans y songer. Mais Jeanne reprit avec douceur : «Que veux-tu, ma fille, on ne fait pas toujours ce qu’on veut. Tu es veuve aussi, n’est-ce pas ?» Puis une angoisse fit trembler sa voix, et elle continua : «As-tu d’autres… d’autres enfants ?

– Non, madame.

– Et, lui, ton… ton fils, qu’est-ce qu’il est devenu ? En es-tu satisfaite ?

– Oui, madame, c’est un bon gars qui travaille d’attaque. Il s’est marié v’là six mois, et il prend ma ferme, donc, puisque me v’là revenue avec vous.»

Jeanne, tremblant d’émotion, murmura : «Alors, tu ne me quitteras plus, ma fille ?»

Et Rosalie, d’un ton brusque : «Pour sûr, madame, que j’ai pris mes dispositions pour ça.»

Puis elles ne parlèrent pas de quelque temps.

Jeanne, malgré elle, se remettait à comparer leurs existences, mais sans amertume au cœur, résignée maintenant aux cruautés injustes du sort. Elle dit :

«Ton mari, comment a-t-il été pour toi ?

– Oh ! c’était un brave homme, madame, et pas feignant, qui a su amasser du bien. Il est mort du mal de poitrine.»

Alors Jeanne, s’asseyant sur son lit, envahie d’un besoin de savoir : «Voyons, raconte-moi tout, ma fille, toute ta vie. Cela me fera du bien, aujourd’hui.»

Et Rosalie, approchant une chaise, s’assit et se mit à parler d’elle, de sa maison, de son monde, entrant dans les menus détails chers aux gens de campagne, décrivant sa cour, riant parfois de choses anciennes déjà qui lui rappelaient de bons moments passés, haussant le ton peu à peu, en fermière habituée à commander. Elle finit par déclarer : «Oh ! j’ai du bien au soleil, aujourd’hui. Je ne crains rien.» Puis elle se troubla encore et reprit plus bas : «C’est à vous que je dois ça tout de même : aussi vous savez que je n’veux pas de gages. Ah ! mais non. Ah ! mais non ! Et puis, si vous n’voulez point, je m’en vas.»

Jeanne reprit : «Tu ne prétends pourtant pas me servir pour rien ?

– Ah ! mais que oui, madame. De l’argent ! Vous me donneriez de l’argent ! Mais j’en ai quasiment autant que vous. Savez-vous seulement c’qui vous reste avec tous vos gribouillis d’hypothèques et d’empruntages, et d’intérêts qui n’sont pas payés et qui s’augmentent à chaque terme ? Savez-vous ? non, n’est-ce pas ? Eh bien, je vous promets que vous n’avez seulement plus dix mille livres de revenu. Pas dix mille, entendez-vous. Mais je vas vous régler tout ça, et vite encore.»

Elle s’était remise à parler haut, s’emportant, s’indignant de ces intérêts négligés, de cette ruine menaçante. Et comme un vague sourire attendri passait sur la figure de sa maîtresse, elle s’écria, révoltée :

«Il ne faut pas rire de ça, madame, parce que sans argent, il n’y a plus que des manants.»

Jeanne lui reprit les mains et les garda dans les siennes ; puis elle prononça lentement, toujours poursuivie par la pensée qui l’obsédait : «Oh ! moi, je n’ai pas eu de chance. Tout a mal tourné pour moi. La fatalité s’est acharnée sur ma vie.»

Mais Rosalie hocha la tête : «Faut pas dire ça, madame, faut pas dire ça. Vous avez mal été mariée, v’là tout. On n’se marie pas comme ça aussi, sans seulement connaître son prétendu.»

Et elles continuèrent à parler d’elles ainsi qu’auraient fait deux vieilles amies.

Le soleil se leva comme elles causaient encore.

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