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Jeanne s’était sauvée ; mais le prêtre soudain se sentit pris au cou, un soufflet fit sauter son tricorne ; et le baron, exaspéré, l’emporta jusqu’à la barrière et le jeta sur la route.

Quand M. Le Perthuis se retourna, il aperçut sa fille à genoux, sanglotant au milieu des petits chiens et les recueillant dans sa jupe. Il revint vers elle à grands pas, en gesticulant, et il criait : «Le voilà, le voilà, l’homme en soutane ! L’as-tu vu, maintenant ?»

Les fermiers étaient accourus, tout le monde regardait la bête éventrée ; et la mère Couillard déclara : «C’est-il possible d’être sauvage comme ça !»

Mais Jeanne avait ramassé les sept petits et prétendait les élever.

On essaya de leur donner du lait : trois moururent le lendemain. Alors le père Simon courut le pays pour découvrir une chienne allaitant. Il n’en trouva pas, mais il rapporta une chatte en affirmant qu’elle ferait l’affaire. On tua donc trois autres petits et on confia le dernier à cette nourrice d’une autre race. Elle l’adopta immédiatement, et lui tendit sa mamelle en se couchant sur le côté.

Pour qu’il n’épuisât point sa mère adoptive, on sevra le chien quinze jours après, et Jeanne se chargea de le nourrir elle-même au biberon. Elle l’avait nommé Toto. Le baron changea son nom d’autorité, et le baptisa «Massacre».

Le prêtre ne revint pas, mais, le dimanche suivant, il lança du haut de la chaire des imprécations, des malédictions et des menaces contre le château, disant qu’il faut porter le fer rouge dans les plaies, anathématisant le baron qui s’en amusa, et marquant d’une allusion voilée, encore timide, les nouvelles amours de Julien. Le vicomte fut exaspéré, mais la crainte d’un scandale affreux éteignit sa colère.

Alors, de prône en prône, le prêtre continua l’annonce de sa vengeance, prédisant que l’heure de Dieu approchait, que tous ses ennemis seraient frappés.

Julien écrivit à l’archevêque une lettre respectueuse mais énergique. L’abbé Tolbiac fut menacé d’une disgrâce. Il se tut.

On le rencontrait maintenant faisant de longues courses solitaires, à pas allongés, avec un air exalté. Gilberte et Julien dans leurs promenades à cheval l’apercevaient à tout moment, parfois au loin comme un point noir au bout d’une plaine ou sur le bord de la falaise, parfois lisant son bréviaire dans quelque étroit vallon où ils allaient entrer. Ils tournaient bride alors pour ne point passer près de lui.

Le printemps était venu, ravivant leur amour, les jetant chaque jour aux bras l’un de l’autre, tantôt ici, tantôt là, sous tout abri où les portaient leurs courses.

Comme les feuilles des arbres étaient encore claires, et l’herbe humide, et qu’ils ne pouvaient, ainsi qu’au cœur de l’été, s’enfoncer dans les taillis des bois, ils avaient adopté le plus souvent, pour cacher leurs étreintes, la cabane ambulante d’un berger, abandonnée depuis l’automne au sommet de la côte de Vaucotte.

Elle restait là toute seule, haute sur ses roues, à cinq cents mètres de la falaise, juste au point où commençait la descente rapide du vallon. Ils ne pouvaient être surpris dedans, car ils dominaient la plaine ; et les chevaux attachés aux brancards attendaient qu’ils fussent las de baisers.

Mais voilà qu’un jour, au moment où ils quittaient ce refuge, ils aperçurent l’abbé Tolbiac assis presque caché dans les joncs marins de la côte. «Il faudra laisser nos chevaux dans le ravin, dit Julien, ils pourraient nous dénoncer de loin.» Et ils prirent l’habitude d’attacher les bêtes dans un repli du val plein de broussailles.

Puis un soir, comme ils rentraient tous deux à la Vrillette où ils devaient dîner avec le comte, ils rencontrèrent le curé d’Étouvent qui sortait du château. Il se rangea pour les laisser passer ; et salua sans qu’ils rencontrassent ses yeux.

Une inquiétude les saisit qui se dissipa bientôt.

Or Jeanne, un après-midi, lisait auprès du feu par un grand coup de vent (c’était au commencement de mai), quand elle aperçut soudain le comte de Fourville qui s’en venait à pied et si vite qu’elle crut un malheur arrivé.

Elle descendit vivement pour le recevoir et, quand elle fut en face de lui, elle le pensa devenu fou. Il était coiffé d’une grosse casquette fourrée qu’il ne portait que chez lui, vêtu de sa blouse de chasse, et si pâle que sa moustache rousse, qui ne tranchait point d’ordinaire sur son teint coloré, semblait une flamme. Et ses yeux étaient hagards, roulaient, comme vides de pensée.

Il balbutia : «Ma femme est ici, n’est-ce pas ?» Jeanne, perdant la tête, répondit : «Mais non, je ne l’ai point vue aujourd’hui.»

Alors il s’assit, comme si ses jambes se fussent brisées, il ôta sa coiffure et s’essuya le front avec son mouchoir, plusieurs fois, par un geste machinal ; puis se relevant d’une secousse, il s’avança vers la jeune femme, les deux mains tendues, la bouche ouverte, prêt à parler, à lui confier quelque affreuse douleur ; puis il s’arrêta, la regarda fixement, prononça dans une sorte de délire : «Mais c’est votre mari… vous aussi…» Et il s’enfuit du côté de la mer.

Jeanne courut pour l’arrêter, l’appelant, l’implorant, le cœur crispé de terreur, pensant : «Il sait tout ! que va-t-il faire ? Oh ! pourvu qu’il ne les trouve point !»

Mais elle ne le pouvait atteindre, et il ne l’écoutait pas. Il allait devant lui sans hésiter, sûr de son but. Il franchit le fossé, puis enjambant les joncs marins à pas de géant, il gagna la falaise.

Jeanne, debout sur le talus planté d’arbres, le suivit longtemps des yeux ; puis, le perdant de vue, elle rentra, torturée d’angoisse.

Il avait tourné vers la droite, et s’était mis à courir. La mer houleuse roulait ses vagues ; les gros nuages tout noirs arrivaient d’une vitesse folle, passaient, suivis par d’autres ; et chacun d’eux criblait la côte d’une averse furieuse. Le vent sifflait, geignait, rasait l’herbe, couchait les jeunes récoltes, emportait, pareils à des flocons d’écume, de grands oiseaux blancs qu’il entraînait au loin dans les terres.

Les grains, qui se succédaient, fouettaient le visage du comte, trempaient ses joues et ses moustaches où l’eau glissait, emplissaient de bruit ses oreilles et son cœur de tumulte.

Là-bas, devant lui, le val de Vaucotte ouvrait sa gorge profonde. Rien jusque-là qu’une hutte de berger auprès d’un parc à moutons vide. Deux chevaux étaient attachés aux brancards de la maison roulante. Que pouvait-on craindre par cette tempête ?

Dès qu’il les eut aperçus, le comte se coucha contre terre, puis il se traîna sur les mains et sur les genoux, semblable à une sorte de monstre avec son grand corps souillé de boue et sa coiffure en poil de bête. Il rampa jusqu’à la cabane solitaire et se cacha dessous pour n’être point découvert par les fentes des planches.

Les chevaux, l’ayant vu, s’agitaient. Il coupa lentement leurs brides avec son couteau qu’il tenait ouvert à la main et, une bourrasque étant survenue, les animaux s’enfuirent, harcelés par la grêle qui cinglait le toit penché de la maison de bois, la faisant trembler sur ses roues.

Le comte alors, redressé sur les genoux, colla son œil au bas de la porte, en regardant dedans.

Il ne bougeait plus ; il semblait attendre. Un temps assez long s’écoula ; et tout à coup il se releva, fangeux de la tête aux pieds. Avec un geste forcené il poussa le verrou qui fermait l’auvent au-dehors, et, saisissant les brancards, il se mit à secouer cette niche comme s’il eût voulu la briser en pièces. Puis soudain, il s’attela, pliant sa haute taille dans un effort désespéré, tirant comme un bœuf, et haletant ; et il entraîna, vers la pente rapide, la maison voyageuse et ceux qu’elle enfermait.

Ils criaient là-dedans, heurtant la cloison du poing, ne comprenant pas ce qui leur arrivait.

Lorsqu’il fut en haut de la descente, il lâcha la légère demeure qui se mit à rouler sur la côte inclinée.

Elle précipitait sa course, emportée follement, allant toujours plus vite, sautant, trébuchant comme une bête, battant la terre de ses brancards.

Un vieux mendiant, blotti dans un fossé, la vit passer d’un élan sur sa tête ; et il entendit des cris affreux poussés dans le coffre de bois.

Tout à coup elle perdit une roue arrachée d’un heurt, s’abattit sur le flanc et se remit à dévaler comme une boule, comme une maison déracinée dégringolerait du sommet d’un mont. Puis, arrivant au rebord du dernier ravin, elle bondit en décrivant une courbe, et, tombant au fond, s’y creva comme un œuf.

Dès qu’elle se fut brisée sur le sol de pierre, le vieux mendiant, qui l’avait vue passer, descendit à petits pas à travers les ronces ; et, mû par une prudence de paysan, n’osant approcher du coffre éventré, il alla jusqu’à la ferme voisine annoncer l’accident.

On accourut ; on souleva les débris ; on aperçut deux corps. Ils étaient meurtris, broyés, saignants. L’homme avait le front ouvert et toute la face écrasée. La mâchoire de la femme pendait, détachée dans un choc ; et leurs membres cassés étaient mous comme s’il n’y avait plus d’os sous la chair.

On les reconnut cependant ; et on se mit à raisonner longuement sur les causes de ce malheur.

«Qué qui faisaient dans c’té cahute ?» dit une femme. Alors, le vieux pauvre raconta qu’ils s’étaient apparemment réfugiés là-dedans pour se mettre à l’abri d’une bourrasque, et que le vent furieux avait dû chavirer et précipiter la cabane. Et il expliquait que lui-même allait s’y cacher quand il avait vu les chevaux attachés aux brancards, et compris par là que la place était occupée.

Il ajouta d’un air satisfait : «Sans ça, c’est moi qu’j’y passais.» Une voix dit : «Ça aurait-il pas mieux valu ?» Alors, le bonhomme se mit dans une colère terrible : «Pourquoi qu’ça aurait mieux valu ? Parce qu’je sieus pauvre et qu’i sont riches ! Guettez-les, à c’t’heure…» Et, tremblant, déguenillé, ruisselant d’eau, sordide avec sa barbe mêlée et ses longs cheveux coulant du chapeau défoncé, il montrait les deux cadavres du bout de son bâton crochu ; et il déclara : «J’sommes tous égaux, là devant.»

 

Mais d’autres paysans étaient venus, et regardaient de coin, d’un œil inquiet, sournois, effrayé, égoïste et lâche. Puis on délibéra sur ce qu’on ferait ; et il fut décidé, dans l’espoir d’une récompense, que les corps seraient reportés aux châteaux. On attela donc deux carrioles. Mais une nouvelle difficulté surgit. Les uns voulaient simplement garnir de paille le fond des voitures ; les autres étaient d’avis d’y placer des matelas par convenance.

La femme qui avait déjà parlé cria : «Mais y s’ront pleins d’sang, ces matelas, qu’y faudra les r’laver à l’ieau de javelle.»

Alors, un gros fermier à face réjouie répondit : «Y les paieront donc. Plus qu’ça vaudra, plus qu’ça sera cher.» L’argument fut décisif.

Et les deux carrioles, haut perchées sur des roues sans ressorts, partirent au trot, l’une à droite, l’autre à gauche, secouant et ballottant à chaque cahot des grandes ornières ces restes d’êtres qui s’étaient étreints et qui ne se rencontreraient plus.

Le comte, dès qu’il avait vu rouler la cabane sur la dure descente, s’était enfui de toute la vitesse de ses jambes à travers la pluie et les bourrasques. Il courut ainsi pendant plusieurs heures, coupant les routes, sautant les talus, crevant les haies ; et il était rentré chez lui à la tombée du jour, sans savoir comment.

Les domestiques effarés l’attendaient et lui annoncèrent que les deux chevaux venaient de revenir sans cavaliers, celui de Julien ayant suivi l’autre.

Alors M. de Fourville chancela ; et d’une voix entrecoupée : «Il leur sera arrivé quelque accident par ce temps affreux. Que tout le monde se mette à leur recherche.»

Il repartit lui-même ; mais, dès qu’il fut hors de vue, il se cacha sous une ronce, guettant la route par où allait revenir morte, ou mourante, ou peut-être estropiée, défigurée à jamais, celle qu’il aimait encore d’une passion sauvage.

Et bientôt, une carriole passa devant lui, qui portait quelque chose d’étrange.

Elle s’arrêta devant le château, puis entra. C’était cela, oui, c’était Elle ; mais une angoisse effroyable le cloua sur place, une peur horrible de savoir, une épouvante de la vérité ; et il ne remuait plus, blotti comme un lièvre, tressaillant au moindre bruit.

Il attendit une heure, deux heures peut-être. La carriole ne sortait pas. Il se dit que sa femme expirait ; et la pensée de la voir, de rencontrer son regard, l’emplit d’une telle horreur qu’il craignit soudain d’être découvert dans sa cachette et forcé de rentrer pour assister à cette agonie, et qu’il s’enfuit encore jusqu’au milieu des bois. Alors, tout à coup, il réfléchit qu’elle avait peut-être besoin de secours, que personne sans doute ne pouvait la soigner ; et il revint en courant éperdument.

Il rencontra, en rentrant, son jardinier et lui cria : «Eh bien ?» L’homme n’osait pas répondre. Alors, M. de Fourville hurlant presque : «Est-elle morte ?» Et le serviteur balbutia : «Oui, monsieur le comte.»

Il ressentit un soulagement immense. Un calme brusque entra dans son sang et dans ses muscles vibrants ; et il monta d’un pas ferme les marches de son grand perron.

L’autre carriole avait gagné les Peuples. Jeanne, de loin, l’aperçut, vit le matelas, devina qu’un corps gisait dessus, et comprit tout. Son émotion fut si vive qu’elle s’affaissa sans connaissance.

Quand elle reprit ses sens, son père lui tenait la tête et lui mouillait les tempes de vinaigre. Il demanda en hésitant : «Tu sais ?…» Elle murmura : «Oui, père.» Mais, quand elle voulut se lever, elle ne le put tant elle souffrait.

Le soir même elle accoucha d’un enfant mort : d’une fille.

Elle ne vit rien de l’enterrement de Julien ; elle n’en sut rien. Elle s’aperçut seulement au bout d’un jour ou deux que tante Lison était revenue ; et, dans les cauchemars fiévreux qui la hantaient, elle cherchait obstinément à se rappeler depuis quand la vieille fille était repartie des Peuples, à quelle époque, dans quelles circonstances. Elle n’y pouvait parvenir, même en ses heures de lucidité, sûre seulement qu’elle l’avait vue après la mort de petite mère.

XI. Elle demeura trois mois dans sa chambre…

Elle demeura trois mois dans sa chambre, devenue si faible et si pâle qu’on la croyait et qu’on la disait perdue. Puis peu à peu elle se ranima. Petit père et tante Lison ne la quittaient pas, installés tous deux aux Peuples. Elle avait gardé de cette secousse une maladie nerveuse ; le moindre bruit la faisait défaillir, et elle tombait en de longues syncopes provoquées par les causes les plus insignifiantes.

Jamais elle n’avait demandé de détails sur la mort de Julien. Que lui importait ? N’en savait-elle pas assez ? Tout le monde croyait à un accident, mais elle ne s’y trompait pas ; et elle gardait en son cœur ce secret qui la torturait : la connaissance de l’adultère, et la vision de cette brusque et terrible visite du comte, le jour de la catastrophe.

Voilà que maintenant son âme était pénétrée par des souvenirs attendris, doux et mélancoliques, des courtes joies d’amour que lui avait autrefois données son mari. Elle tressaillait à tout moment à des réveils inattendus de sa mémoire ; et elle le revoyait tel qu’il avait été en ces jours de fiançailles, et tel aussi qu’elle l’avait chéri en ses seules heures de passion écloses sous le grand soleil de la Corse. Tous les défauts diminuaient, toutes les duretés disparaissaient, les infidélités elles-mêmes s’atténuaient maintenant dans l’éloignement grandissant du tombeau fermé. Et Jeanne, envahie par une sorte de vague gratitude posthume pour cet homme qui l’avait tenue en ses bras, pardonnait les souffrances passées pour ne songer qu’aux moments heureux. Puis, le temps marchant toujours et les mois tombant sur les mois poudrèrent d’oubli, comme d’une poussière accumulée, toutes ses réminiscences et ses douleurs ; et elle se donna tout entière à son fils.

Il devint l’idole, l’unique pensée des trois êtres réunis autour de lui ; et il régnait en despote. Une sorte de jalousie se déclara même entre ces trois esclaves qu’il avait, Jeanne regardant nerveusement les grands baisers donnés au baron après les séances de cheval sur un genou. Et tante Lison, négligée par lui comme elle l’avait toujours été par tout le monde, traitée parfois en bonne par ce maître qui ne parlait guère encore, s’en allait pleurer dans sa chambre en comparant les insignifiantes caresses mendiées par elle et obtenues à peine aux étreintes qu’il gardait pour sa mère et pour son grand-père.

Deux années tranquilles, sans aucun événement, passèrent dans la préoccupation incessante de l’enfant. Au commencement du troisième hiver, on décida qu’on irait habiter Rouen jusqu’au printemps ; et toute la famille émigra. Mais, en arrivant dans l’ancienne maison abandonnée et humide, Paul eut une bronchite si grave qu’on craignit une pleurésie ; et les trois parents éperdus déclarèrent qu’il ne pouvait se passer de l’air des Peuples. On l’y ramena dès qu’il fut guéri.

Alors commença une série d’années monotones et douces.

Toujours ensemble autour du petit, tantôt dans sa chambre, tantôt dans le grand salon, tantôt dans le jardin, ils s’extasiaient sur ses bégaiements, sur ses expressions drôles, sur ses gestes.

Sa mère l’appelait Paulet par câlinerie, il ne pouvait articuler ce mot et le prononçait Poulet, ce qui éveillait des rires interminables. Le surnom de Poulet lui resta. On ne le désignait plus autrement.

Comme il grandissait vite, une des passionnantes occupations des trois parents que le baron appelait «ses trois mères» était de mesurer sa taille.

On avait tracé sur le lambris contre la porte du salon une série de petits traits au canif indiquant, de mois en mois, sa croissance. Cette échelle, baptisée «échelle de Poulet», tenait une place considérable dans l’existence de tout le monde.

Puis un nouvel individu vint jouer un rôle important dans la famille, le chien «Massacre», négligé par Jeanne préoccupée uniquement de son fils. Nourri par Ludivine et logé dans un vieux baril devant l’écurie, il vivait solitaire, toujours à la chaîne.

Paul, un matin, le remarqua, et se mit à crier pour aller l’embrasser. On l’y conduisit avec des craintes infinies. Le chien fit fête à l’enfant qui beugla quand on voulut les séparer. Alors Massacre fut lâché et installé dans la maison. Il devint l’inséparable de Paul, l’ami de tous les instants. Ils se roulaient ensemble, dormaient côte à côte sur le tapis. Puis bientôt Massacre coucha dans le lit de son camarade qui ne consentait plus à le quitter. Jeanne se désolait parfois à cause des puces ; et tante Lison en voulait au chien de prendre une si grosse part de l’affection du petit, de l’affection volée par cette bête, lui semblait-il, de l’affection qu’elle aurait tant désirée.

De rares visites étaient échangées avec les Briseville et les Coutelier. Le maire et le médecin troublaient seuls la solitude du vieux château. Jeanne, depuis le meurtre de la chienne et les soupçons que lui avait inspirés le prêtre lors de la mort horrible de la comtesse et de Julien, n’entrait plus à l’église, irritée contre le Dieu qui pouvait avoir de pareils ministres.

L’abbé Tolbiac, de temps à autre, anathématisait en des allusions directes le château hanté par l’Esprit du Mal, l’Esprit d’Éternelle Révolte, l’Esprit d’Erreur et de Mensonge, l’Esprit d’Iniquité, l’Esprit de Corruption et d’Impureté. Il désignait ainsi le baron.

Son église d’ailleurs était désertée ; et, quand il allait le long des champs où les laboureurs poussaient leur charrue, les paysans ne s’arrêtaient pas pour lui parler, ne se détournaient point pour le saluer. Il passait en outre pour sorcier, parce qu’il avait chassé le démon d’une femme possédée. Il connaissait, disait-on, des paroles mystérieuses pour écarter les sorts, qui n’étaient, selon lui, que des espèces de farces de Satan. Il imposait les mains aux vaches qui donnaient du lait bleu ou qui portaient la queue en cercle, et par quelques mots inconnus il faisait retrouver les objets perdus.

Son esprit étroit et fanatique s’adonnait avec passion à l’étude des livres religieux contenant l’histoire des apparitions du Diable sur la terre, les diverses manifestations de son pouvoir, ses influences occultes et variées, toutes les ressources qu’il avait, et les tours ordinaires de ses ruses. Et comme il se croyait appelé particulièrement à combattre cette Puissance mystérieuse et fatale, il avait appris toutes les formules d’exorcisme indiquées dans les manuels ecclésiastiques.

Il croyait sans cesse sentir errer dans l’ombre le Malin Esprit ; et la phrase latine revenait à tout moment sur ses lèvres : Sicut leo rugiens circuit quaerens quem devoret.

Alors une crainte se répandit, une terreur de sa force cachée. Ses confrères eux-mêmes, prêtres ignorants des campagnes, pour qui Belzébuth est article de foi, qui, troublés par les prescriptions minutieuses des rites en cas de manifestation de cette puissance du mal, en arrivent à confondre la religion avec la magie, considéraient l’abbé Tolbiac comme un peu sorcier ; et ils le respectaient autant pour le pouvoir obscur qu’ils lui supposaient que pour l’inattaquable austérité de sa vie.

Quand il rencontrait Jeanne, il ne la saluait pas.

Cette situation inquiétait et désolait tante Lison, qui ne comprenait point, en son âme craintive de vieille fille, qu’on n’allât pas à l’église. Elle était pieuse sans doute, sans doute elle se confessait et communiait ; mais personne ne le savait, ne cherchait à le savoir.

Quand elle se trouvait seule, toute seule avec Paul, elle lui parlait, tout bas, du bon Dieu. Il l’écoutait à peu près quand elle lui racontait les histoires miraculeuses des premiers temps du monde ; mais, quand elle lui disait qu’il faut aimer, beaucoup, beaucoup le bon Dieu, il répondait parfois : «Où qu’il est, tante ?» Alors elle montrait le ciel avec son doigt : «Là-haut, Poulet, mais il ne faut pas le dire.» Elle avait peur du baron.

Mais un jour Poulet lui déclara : «Le bon Dieu, il est partout, mais il est pas dans l’église.» Il avait parlé à son grand-père des révélations mystérieuses de tante.

L’enfant prenait dix ans ; sa mère semblait en avoir quarante. Il était fort, turbulent, hardi pour grimper dans les arbres, mais il ne savait pas grand-chose. Les leçons l’ennuyant, il les interrompait tout de suite. Et, toutes les fois que le baron le retenait un peu longtemps devant un livre, Jeanne aussitôt arrivait, disant : «Laisse-le donc jouer maintenant. Il ne faut pas le fatiguer, il est si jeune.» Pour elle, il avait toujours six mois ou un an. C’est à peine si elle se rendait compte qu’il marchait, courait, parlait comme un petit homme ; et elle vivait dans une peur constante qu’il ne tombât, qu’il n’eût froid, qu’il n’eût chaud en s’agitant, qu’il ne mangeât trop pour son estomac, ou trop peu pour sa croissance.Quand il eut douze ans, une grosse difficulté surgit ; celle de la première communion.

 

Lise, un matin, vint trouver Jeanne et lui représenta qu’on ne pouvait laisser plus longtemps le petit sans instruction religieuse et sans remplir ses premiers devoirs. Elle argumenta de toutes les façons, invoquant mille raisons, et, avant tout, l’opinion des gens qu’ils voyaient. La mère, troublée, indécise, hésitait, affirmant qu’on pouvait attendre encore.

Mais un mois plus tard, comme elle rendait une visite à la vicomtesse de Briseville, cette dame lui demanda par hasard : «C’est cette année sans doute que votre Paul va faire sa première communion.» Et Jeanne, prise au dépourvu, répondit : «Oui, madame.» Ce simple mot la décida, et, sans en rien confier à son père, elle pria Lise de conduire l’enfant au catéchisme.

Pendant un mois tout alla bien ; mais Poulet revint un soir avec la gorge enrouée. Et le lendemain il toussait. Sa mère affolée l’interrogea, et elle apprit que le curé l’avait envoyé attendre la fin de la leçon à la porte de l’église dans le courant d’air du porche, parce qu’il s’était mal tenu.

Elle le garda donc chez elle et lui fit apprendre elle-même cet alphabet de la religion. Mais l’abbé Tolbiac, malgré les supplications de Lison, refusa de l’admettre parmi les communiants, comme étant insuffisamment instruit.

Il en fut de même l’an suivant. Alors le baron, exaspéré, jura que l’enfant n’avait pas besoin de croire à cette niaiserie, à ce symbole puéril de la transsubstantiation, pour être un honnête homme ; et il fut décidé qu’il serait élevé en chrétien, mais non pas en catholique pratiquant, et qu’à sa majorité il demeurerait libre de devenir ce qu’il lui plairait.

Et Jeanne, quelque temps après, ayant fait une visite aux Briseville, n’en reçut point en retour. Elle s’étonna, connaissant la méticuleuse politesse de ses voisins ; mais la marquise de Coutelier lui révéla, avec hauteur, la raison de cette abstention.

Se regardant, par la situation de son mari, et par son titre bien authentique, et par sa fortune considérable, comme une sorte de reine de la noblesse normande, la marquise gouvernait en vraie reine, parlait en liberté, se montrait gracieuse ou cassante, selon les occasions, admonestait, redressait, félicitait à tout propos. Jeanne, donc, s’étant présentée chez elle, cette dame, après quelques paroles glaciales, prononça d’un ton sec : «La société se divise en deux classes : les gens qui croient en Dieu et ceux qui n’y croient pas. Les uns, même les plus humbles, sont nos amis, nos égaux ; les autres ne sont rien pour nous.»

Jeanne, sentant l’attaque, répliqua : «Mais ne peut-on croire en Dieu sans fréquenter les églises ?»

La marquise répondit : «Non, madame ; les fidèles vont prier Dieu dans son église comme on va trouver les hommes en leurs demeures.»

Jeanne, blessée, reprit : «Dieu est partout, madame. Quant à moi qui crois, du fond du cœur, à sa bonté, je ne le sens plus présent quand certains prêtres se trouvent entre lui et moi.»

La marquise se leva : «Le prêtre porte le drapeau de l’Église, madame ; quiconque ne suit pas le drapeau est contre lui, et contre nous.»

Jeanne s’était levée à son tour, frémissante : «Vous croyez, madame, au Dieu d’un parti. Moi, je crois au Dieu des honnêtes gens.»

Elle salua et sortit.

Les paysans aussi la blâmaient entre eux de n’avoir point fait faire à Poulet sa première communion. Ils n’allaient point aux offices, n’approchaient point des sacrements, ou bien ne les recevaient qu’à Pâques selon les prescriptions formelles de l’Église ; mais pour les mioches, c’était autre chose ; et tous auraient reculé devant l’audace d’élever un enfant hors de cette loi commune, parce que la Religion, c’est la Religion.

Elle vit bien cette réprobation, et s’indigna en son âme de toutes ces pactisations, de ces arrangements de conscience, de cette universelle peur de tout, de la grande lâcheté gîtée au fond de tous les cœurs, et parée, quand elle se montre, de tant de masques respectables.

Le baron prit la direction des études de Paul, et le mit au latin. La mère n’avait plus qu’une recommandation : «Surtout ne le fatigue pas», et elle rôdait, inquiète, près de la chambre aux leçons, petit père lui en ayant interdit l’entrée parce qu’elle interrompait à tout instant l’enseignement pour demander : «Tu n’as pas froid aux pieds, Poulet ?» Ou bien : «Tu n’as pas mal à la tête, Poulet ?» Ou bien pour arrêter le maître : «Ne le fais pas tant parler, tu vas lui fatiguer la gorge.»

Dès que le petit était libre, il descendait jardiner avec mère et tante. Ils avaient maintenant un grand amour pour la culture de la terre ; et tous trois plantaient des jeunes arbres au printemps, semaient des graines dont l’éclosion et la poussée les passionnaient, taillaient des branches, coupaient des fleurs pour faire des bouquets.

Le plus grand souci du jeune homme était la production des salades. Il dirigeait quatre grands carrés du potager où il élevait avec un soin extrême, Laitues, Romaines, Chicorées, Barbes-de-capucin, Royales, toutes les espèces connues de ces feuilles comestibles. Il bêchait, arrosait, sarclait, repiquait, aidé de ses deux mères qu’il faisait travailler comme des femmes de journée. On les voyait, pendant des heures entières, à genoux dans les plates-bandes, maculant leurs robes et leurs mains occupées à introduire la racine des jeunes plantes en des trous qu’elles creusaient d’un seul doigt piqué d’aplomb dans la terre.

Poulet devenait grand, il atteignait quinze ans ; et l’échelle du salon marquait un mètre cinquante-huit. Mais il restait enfant d’esprit, ignorant, niais, étouffé par ces deux jupes et ce vieil homme aimable qui n’était plus du siècle.

Un soir, enfin, le baron parla du collège ; et Jeanne aussitôt se mit à sangloter. Tante Lison, effarée, se tenait dans un coin sombre.

La mère répondait : «Qu’a-t-il besoin de tant savoir. Nous en ferons un homme des champs, un gentilhomme campagnard. Il cultivera des terres comme font beaucoup de nobles. Il vivra et vieillira heureux dans cette maison où nous aurons vécu avant lui, où nous mourrons. Que peut-on demander de plus ?»

Mais le baron hochait la tête. «Que répondras-tu s’il vient te dire, lorsqu’il aura vingt-cinq ans : Je ne suis rien, je ne sais rien par ta faute, par la faute de ton égoïsme maternel. Je me sens incapable de travailler, de devenir quelqu’un, et pourtant je n’étais pas fait pour la vie obscure, humble, et triste à mourir, à laquelle ta tendresse imprévoyante m’a condamné.»

Elle pleurait toujours, implorant son fils. «Dis, Poulet, tu ne me reprocheras jamais de t’avoir trop aimé, n’est-ce pas ?»

Et le grand enfant, surpris, promettait : «Non, maman.

– Tu me le jures ?

– Oui, maman.

– Tu veux rester ici, n’est-ce pas ?

– Oui, maman.»

Alors le baron parla ferme et haut : «Jeanne, tu n’as pas le droit de disposer de cette vie. Ce que tu fais là est lâche et presque criminel ; tu sacrifies ton enfant à ton bonheur particulier.»

Elle cacha sa figure dans ses mains, poussant des sanglots précipités, et elle balbutiait dans ses larmes : «J’ai été si malheureuse… si malheureuse ! Maintenant que je suis tranquille avec lui, on me l’enlève… Qu’est-ce que je deviendrai… toute seule… à présent ?…»

Son père se leva, vint s’asseoir auprès d’elle, la prit dans ses bras. «Et moi, Jeanne ?» Elle le saisit brusquement par le cou, l’embrassa avec violence, puis, toute suffoquée encore, elle articula au milieu d’étranglements : «Oui. Tu as raison… peut-être… petit père. J’étais folle, mais j’ai tant souffert. Je veux bien qu’il aille au collège.»

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