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Le morne au diable

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A peine avait-il dit ces mots que John poussa des cris terribles et se débattit avec violence en s’écriant:

– A moi! à moi! je suis mort…

Éperdu de terreur, Rutler voulut se redresser, mais il se frappa violemment le crâne aux parois de l’étroit passage.

Alors, rampant en arrière aussi rapidement qu’il le put à l’aide de ses genoux et de ses mains, il tâcha de fuir à reculons pendant que John, aux prises avec le serpent, poussait des hurlements de douleur et d’épouvante.

Tout à coup ses cris devinrent sourds: inarticulés, gutturaux, comme si le marin eût été étouffé.

En effet, le serpent, furieux, après avoir, dans l’obscurité, mordu John aux mains, à la gorge, au visage, essayait d’introduire sa tête plate et visqueuse dans la bouche entr’ouverte de ce malheureux, et le mordait aux lèvres et à la langue; et cette dernière blessure l’acheva.

Le serpent, avant assouvi sa rage, dénoua rapidement ses horribles nœuds et prit la fuite.

Le colonel sentit un corps flasque et glacé effleurer sa joue; il se tint immobile.

Le serpent glissa rapidement le long des parois du conduit souterrain et s’échappa.

Ce danger passé, le colonel resta quelques moments pétrifié de terreur; il écoutait les derniers râlements de John; son agonie fut rapide.

Rutler l’entendit faire quelques soubresauts convulsifs, et ce fut tout.

Son compagnon était mort…

Alors Rutler s’avança vers John, et le saisit par la jambe…

Cette jambe était déjà roide et froide, tant le venin du serpent fer-de-lance est rapide.

Un nouveau sujet d’effroi vint assaillir le colonel.

Le reptile, ne trouvant pas d’issue dans la caverne, pouvait revenir par le même chemin; Rutler croyait déjà entendre un léger frôlement derrière lui; il ne pouvait fuir en avant, le corps de John bouchait complétement le passage; fuir en arrière c’était s’exposer à rencontrer le serpent.

Pourtant, dans son épouvante, le colonel saisit le cadavre par les deux jambes, afin de l’entraîner jusqu’à l’entrée du conduit souterrain et de déblayer ainsi la seule issue par laquelle il pût sortir de cette caverne.

Ses efforts furent vains.

Soit que sa vigueur fût paralysée par la gêne de sa position, soit que le poison eût déjà fait gonfler le corps, Rutler ne put parvenir à le tirer à lui.

Ne voulant, n’osant croire que cette unique et dernière chance de salut lui fût enlevée, il trouva le moyen de détacher sa ceinture et de l’attacher aux pieds du mort, puis la prenant entre ses dents et s’aidant de tes deux mains, il se mit à tirer avec toute l’énergie du désespoir…

A peine il put imprimer un léger mouvement à ce cadavre.

Sa terreur augmenta; il chercha son couteau, dans le projet insensé de dépecer le corps de John: il reconnut bientôt l’inutilité de cette tentative.

Les pistolets et les munitions du colonel étaient dans un sac de peau de lamentin que portait John sur les épaules; il voulut au moins essayer d’enlever le sac à son compagnon; il y parvint après des difficultés inouïes, puis il regagna à reculons l’entrée du conduit.

Une fois dans la caverne, il se sentit faiblir, mais l’air le ranima, il se plongea le front dans l’eau froide et s’assit sur la grève.

Il avait presque oublié le serpent.

Un long sifflement lui fit lever la tête; il vit le reptile se balançant à quelques pieds au-dessus de lui, à demi enlacé dans les roches qui formaient la voûte du souterrain.

Le colonel retrouva son sang-froid à la vue du danger; restant presque immobile et n’agissant que des mains, il déboucla le sac, y prit un pistolet et l’arma.

Heureusement la charge et l’amorce étaient intactes.

Au moment où le serpent, irrité par le mouvement de Rutler, se précipita sur lui, ce dernier l’ajusta, tira, et le reptile tomba a ses pieds la tête fracassée. Il était d’un noir bleuâtre, tacheté de jaune, et avait huit à neuf pieds de long.

Délivré de cet ennemi, encouragé par ce succès, le colonel voulut tenter un dernier effort pour dégager la seule issue par laquelle il pût sortir.

Il rampa de nouveau dans le conduit; malgré sa vigueur, ses efforts inouïs, il ne put parvenir à déranger le cadavre de John.

De retour dans la caverne, il la parcourut en tous sens et ne trouva aucune autre issue.

Il ne pouvait espérer de secours du dehors, ses cris ne pouvaient être entendus.

A cette horrible pensée, ses yeux tombèrent sur le serpent; il y vit une ressource momentanée; il savait que quelquefois les nègres affamés mangeaient de ces chairs répugnantes, mais non malsaines.

La nuit vint, il se trouva dans de profondes ténèbres… Les lames mugissaient et se brisaient à l’entrée de la caverne; la chute d’eau se précipitait avec fracas dans le bassin inférieur.

Une nouvelle frayeur vint assaillir Rutler. Il savait que les serpents se rejoignent et s’accouplent souvent pendant la nuit; guidé par la voie, le mâle ou la femelle du reptile qu’il avait tué pouvait venir à sa recherche.

Les transes du colonel devinrent affreuses. Le moindre bruit le faisait tressaillir… malgré son caractère énergique; il se demanda, dans le cas ou il sortirait par un miracle de cette horrible position, s’il continuerait l’entreprise qu’il avait commencée.

Tantôt il croyait voir dans cette aventure un avertissement du ciel; tantôt il s’accusait de lâcheté, et attribuait ses folles appréhensions à l’état de faiblesse dans lequel il se trouvait..

Nous abandonnerons le colonel dans cette position difficile pour conduire le lecteur au Morne-au-Diable.

CHAPITRE VIII.
LE MORNE-AU-DIABLE

La lune brillante et pure jetait une clarté presque égale à celle du soleil d’Europe et permettait de distinguer parfaitement, au sommet d’une roche assez élevée et entourée de bois de toutes parts, une habitation construite en briques et d’une architecture bizarre.

On ne pouvait y arriver que par un étroit sentier, formant une spirale autour de cette espèce de cône. Ce sentier était bordé, d’un côté, par des masses de granit presque perpendiculaires; de l’autre, par un précipice, dont, en plein jour même, on n’apercevait pas le fond.

Ce chemin dangereux aboutissait à une plate-forme traversée par une muraille de briques d’une grande épaisseur et garnie de meurtrières.

Derrière cette espèce de glacis s’élevaient les murailles d’enceinte de l’habitation, dans laquelle on entrait par une porte de chêne très basse.

Cette porte communiquait à une vaste cour carrée, occupée par les communs et par d’autres bâtiments. Cette cour traversée, on arrivait à un passage voûté qui conduisait au sanctuaire, c’est-à-dire au pavillon habité par la Barbe-Bleue. Aucun des noirs ou des métis qui formaient le nombreux domestique de l’habitation ne dépassait les limites de cette voûte.

Le service de la Barbe-Bleue se faisait par l’intermédiaire de plusieurs mulâtresses, qui seules communiquaient avec leur maîtresse.

La maison s’élevait sur le versant opposé à celui par lequel on montait au faîte du morne. Ce versant, beaucoup moins rapide et disposé en plusieurs terrasses naturelles, se composait de cinq ou six gradins immenses qui, de tous côtés, aboutissaient à des précipices.

Par un phénomène assez fréquent dans les îles volcanisées, un étang de deux arpents environ de circonférence occupait presque toute l’étendue d’un des gradins supérieurs. L’eau en était limpide et pure. La maison de la Barbe-Bleue était séparée de ce petit lac par une étroite chaussée de sable uni, brillant comme de l’argent.

Cette maison n’avait qu’un étage; au premier aspect elle semblait seulement construite d’écorces d’arbres; son toit de bambous, très incliné, se plongeant de cinq ou six pieds en dehors du mur extérieur, s’appuyait sur des troncs de palmiers enfoncés en terre, et formait ainsi une sorte de galerie autour de la maison.

Un peu au-dessus du niveau de ce lac, descendait, en pente douce, une pelouse de gazon aussi frais, aussi vert que celui des plus belles prairies d’Angleterre; cette rareté inouïe aux Antilles était due à d’invisibles irrigations qui partaient de l’étang et répandaient dans ce parc une délicieuse fraîcheur.

A cette pelouse, ornée çà et là de corbeilles de fleurs équinoxiales, succédait un jardin composé de massifs d’arbustes variés; l’inclinaison du terrain était telle qu’on n’apercevait pas leurs tiges, mais seulement leurs cimes émaillées des plus vives nuances; enfin, après les arbustes venait, sur un gradin plus bas encore, un vaste bois d’orangers et de citronniers couverts de fleurs et de fruits. Au jour, ainsi vu de haut, on eût dit un tapis de neige odorante semée de boules d’or.

A l’extrême horizon, les tiges élancées des bananiers, des cocotiers, formaient une clôture splendide et dominaient le précipice, au fond duquel aboutissait le conduit souterrain dont nous avons parlé, et où était alors engagé le colonel Rutler.

Maintenant, entrons dans l’une des pièces les plus reculées de l’habitation; nous y trouverons une jeune femme âgée de vingt à vingt-trois ans; mais ses traits sont si enfantins, sa taille si mignonne, sa fraîcheur si juvénile, qu’on lui donnerait à peine seize ans.

Vêtue d’une tunique de mousseline à larges manches, elle est à demi couchée sur son sofa d’étoffe des Indes de couleur brune à fleurs d’or; elle appuie son front pur et blanc sur une de ses mains qui disparaît à demi dans une forêt de grosses boucles de cheveux blonds-cendrés, car cette jeune femme est coiffée presque à la Titus: une foule de soyeux anneaux tombent en profusion sur son cou, sur ses épaules de neige et encadrent sa délicieuse petite figure, ronde, ferme et rose comme celle d’un enfant.

Un gros livre relié en maroquin rouge, placé sur le bord du divan où elle est étendue, est ouvert devant elle.

 

La jeune femme y lit avec attention à la clarté de trois bougies parfumées que supporte un petit candélabre de vermeil, enrichi de ciselures exquises.

Les cils de la jolie lectrice sont si longs qu’ils projettent une ombre légère sur ses joues, où l’on remarque deux gracieuses fossettes; son nez est d’une délicatesse rare, sa bouche purpurine est moins grande que ses beaux yeux bleus; sa physionomie est empreinte d’une ravissante expression d’innocence et de candeur.

Du bas de sa tunique de mousseline sortent deux pieds de Cendrillon, chaussés de bas de soie blancs et de pantoufles moresques en satin cerise, côtelées d’argent, qui tiendraient dans le creux de la main.

La position de cette jeune femme laisse deviner les formes les plus accomplies, quoiqu’elle soit de petite taille.

Grâce à la largeur de sa manche qui est retombée, l’on peut admirer le ravissant contour d’un bras rond, poli comme de l’ivoire et marqué au coude d’une charmante fossette. La main qui feuillette le livre est digne du bras, ses ongles très longs ont la pureté luisante de l’agate. L’extrémité des doigts est nuancée d’un si vif incarnat, qu’on les dirait colorés du henné des Indiens.

L’ensemble de cette délicieuse créature rappelle la suave idéalité de la Psyché, adorable réalisation de ce moment de beauté si fugitif qui passe avec la première fleur de l’adolescence. Certaines organisations conservent pourtant assez longtemps cette primeur juvénile, et, nous l’avons dit, quoique âgée au plus de vingt-trois ans, la Barbe-Bleue était du nombre de ces natures privilégiées.

Car c’était la Barbe-Bleue!..

Nous ne cacherons pas plus longtemps au lecteur le nom de l’habitante du Morne-au-Diable, nous dirons de plus qu’elle s’appelait Angèle. Hélas! ce nom céleste, cette physionomie candide ne contrastent-t-ils pas singulièrement avec la réputation diabolique dont jouissait cette veuve de trois maris, qui, disait-on, avait autant de consolateurs qu’elle avait eu d’époux.

La suite des événements permettra de condamner ou d’innocenter la Barbe-Bleue.

A un léger bruit qu’elle entendit dans la pièce voisine, Angèle redressa vivement sa tête, comme une gazelle aux aguets, et s’assit sur le bord du sofa en rejetant ses cheveux en arrière par un mouvement plein de grâce.

Au moment où elle se levait en s’écriant: – C’est lui! un homme soulevait la portière de cette chambre.

Le fer ne court pas plus vite à l’aimant qu’Angèle ne courut au devant du nouveau venu. Elle se précipita dans ses bras, l’enlaça avec une sorte de tendre fureur, l’accabla de caresses, de baisers passionnés, en s’écriant avec joie:

– Mon tendre ami! mon bon Jacques!

Cette première effusion passée, le nouveau venu prit Angèle dans ses bras, comme on prend un enfant, et regagna le sofa avec son précieux fardeau.

Alors Angèle s’assit sur un des genoux de Jacques, prit une de ses mains dans les siennes, lui passa son joli bras autour du cou, approcha sa figure de la sienne, et le contempla avec une joie avide…

Hélas! hélas! les médisants de la Martinique avaient-ils donc raison de suspecter la moralité de la Barbe-Bleue?

L’homme qu’elle accueillait avec cette ardente familiarité avait le teint cuivré d’un mulâtre; il était grand et svelte, agile et robuste; ses traits nobles et gracieux ne rappelaient en rien le type nègre; une forêt de cheveux d’un noir de jais entourait son front, ses yeux étaient grands et d’un noir de velours; sous ses lèvres minces, rouges et humides, brillaient des dents du plus bel émail. Cette beauté à la fois charmante et virile, cet ensemble de force et d’élégance, rappelaient les nobles proportions du Bacchus Indien, ou de l’Antinoüs.

Le costume du mulâtre était celui que certains flibustiers adoptaient alors généralement, lorsqu’ils étaient à terre. Il portait un justaucorps de velours grenat foncé, à boutons d’or ouvragés; de larges chausses à la flamande de pareille étoffe et ornées de boutons pareils, qui serpentaient le long de sa cuisse, étaient soutenues par une ceinture de soie orange, où était passé un poignard richement travaillé; enfin de grandes guêtres de peau blanche, piquées et brodées en soie de mille couleurs, à la mexicaine, lui montaient jusqu’au-dessous du genou et dessinaient une jambe du plus beau galbe.

Rien de plus piquant, de plus joli que le contraste que présentaient Jacques et Angèle ainsi groupés. D’un côté, cheveux blonds, teint d’albâtre, joues rosées, grâces enfantines et gentillesse; de l’autre, teint bronzé, cheveux d’ébène, air mâle et hardi.

La blancheur de la robe d’Angèle se dessinait sur la couleur sombre des vêtements de Jacques, et l’on pouvait mieux apprécier encore les contours de la taille fine et souple de la Barbe-Bleue. Attachant ses grands yeux bleus sur les yeux noirs du mulâtre, la jeune femme se plaisait à rabattre le collet brodé de la chemise de Jacques, pour mieux admirer son cou hâlé, qui par sa couleur et par sa forme, pouvait rivaliser avec le plus beau bronze florentin.

Après avoir assez prolongé cette inconvenante exhibition, Angèle donna au mulâtre un bruyant baiser au-dessous de l’oreille, lui prit la tête entre ses deux petites mains, ébouriffa malicieusement sa noire chevelure, lui donna une tape sur la joue, et s’écria:

– Voilà comme je vous aime, monsieur l’Ouragan.

A un léger bruit qu’on entendit derrière la tapisserie qui servait de portière, Angèle dit:

– Est-ce toi, Mirette? que fais-tu là?

– Maîtresse, je viens d’apporter des fleurs… et je vais les arranger dans les caisses.

– Elle nous entend… dit Angèle en faisant un signe mystérieux au mulâtre; puis elle s’amusa encore en riant comme une folle à ébouriffer la chevelure de M. l’Ouragan.

M. l’Ouragan se prêtait complaisamment aux gentils caprices d’Angèle, et la contemplait avec amour.

Il lui dit en souriant:

– Enfant! parce que vous avez constamment seize ans, vous vous croyez tout permis! puis il ajouta en souriant d’un air gravement railleur:

– Et qui dirait pourtant, à voir cette petite mine si rose, si ingénue, que je tiens sur mes genoux la plus insigne scélérate des Antilles?

– Et qui dirait que cet homme, qui parle d’une voix si douce, est ce féroce capitaine l’Ouragan, la terreur des Anglais et des Espagnols! s’écria Angèle en éclatant de rire.

Nous devons avertir le lecteur que le mulâtre et la veuve s’exprimaient dans le meilleur français et sans le moindre accent étranger.

– Quelle différence! s’écria ce dernier en souriant, ce n’est pas moi qu’on accuse d’horribles et mystérieuses aventures, ce n’est pas moi qu’on appelle Barbe-Bleue.

A ces mots qui devaient lui rappeler les plus sinistres souvenirs, la petite veuve, d’un geste plein de coquetterie mutine, donna la plus mignarde de toutes les chiquenaudes sur le bout du nez du capitaine l’Ouragan, lui montra d’un geste la porte de la chambre voisine pour l’avertir qu’on pouvait l’entendre et dit d’un air malicieusement boudeur:

– Voilà pour vous apprendre à parler des trépassés.

– Fi! le monstre! dit le capitaine en riant aux éclats, et les remords, donc, madame?

– Donne-moi un baiser par remords, donc, et j’en aurai…

– Que Lucifer me soit en aide! Il n’y a que les femmes pour être aussi criminelles… Ah! ma chère, que vous êtes bien nommée… vous me faites frémir… Si nous soupions?

Angèle frappa sur un gong; la jeune métisse, qui avait entendu la conversation précédente, entra. Elle portait une robe de guinée blanche à raies écarlates, et avait des anneaux d’argent aux bras et aux jambes.

– Mirette, as-tu fini de ranger les fleurs là-dedans? lui dit la Barbe-Bleue.

– Oui, maîtresse.

– Tu nous écoutais?

– Non, maîtresse.

– D’ailleurs, ça m’est égal… je parle, c’est pour qu’on m’entende… Fais-nous donner à souper, Mirette.

Puis s’adressant au capitaine:

– Quel vin veux-tu?

– Du vin de Xérès, mais glacé. C’est un caprice…

Mirette sortit un moment, et revint bientôt procéder aux préparatifs du couvert.

– A propos, dit l’Ouragan, j’oubliais de te prévenir d’un très grand événement.

– Quoi donc? un de mes défunts qui revient?

– Ma foi, à peu près.

– Comment… Ah! monsieur Jacques, monsieur Jacques, pas de mauvaises plaisanteries, dit Angèle en prenant un air effrayé.

– Non, ce n’est pas un défunt, un spectre, mais un prétendant bien vivant qui ne demande qu’à être ton mari.

– Il veut m’épouser?

– Il veut t’épouser.

– Ah! le malheureux! il s’ennuie donc bien de vivre? s’écria Angèle en éclatant de rire.

Mirette, à ces mots, se signa tout en surveillant le service de deux autres mulâtresses qui apportaient des bouteilles de verre de Bohème couvertes d’arabesques d’or, et des piles d’assiettes de magnifiques porcelaines du Japon.

La Barbe-Bleue continua:

– Mon amoureux n’est-donc pas de ce pays?

– Non certes! car malgré vos richesses, ma chère, je vous défierais bien de trouver un quatrième mari, grâce à votre infernale réputation…

– Et d’où sort-il donc, cet épouseur, mon cher Jacques?

– Il vient de France.

– De France?.. il vient de France pour m’épouser! diable!..

– Angèle, vous savez que je n’aime pas vous entendre jurer, dit le mulâtre avec un sérieux comique.

– Pardon, monsieur l’Ouragan, dit la jeune femme en baissant les yeux d’un air hypocrite. Cette exclamation signifiait que je trouvais très étonnante la nouvelle que vous me donniez… Il paraît que ma réputation commence à parvenir en Europe.

– N’ayez pas cette vanité, ma chère. C’est à bord de la Licorne que ce digne paladin a entendu parler de vous, et, sur la seule évaluation de vos richesses, il est devenu amoureux, mais amoureux fou… de vous… Voilà qui rabaissera, je l’espère, votre orgueil?

– L’impertinent! et quel homme est-ce… Jacques?

– Le chevalier de Croustillac.

– Tu dis?

– Le chevalier de Croustillac.

– C’est là le nom de… mon prétendant?.. – et Angèle partit d’un fou rire que rien ne put arrêter, et le mulâtre partagea bientôt son hilarité.

Tous deux se calmaient à peine lorsque Mirette rentra, précédant deux autres métisses qui apportaient une table splendidement servie en vaisselle de vermeil.

Les deux esclaves posèrent la table près du divan; le capitaine se leva pour prendre un siége, pendant qu’Angèle, agenouillée sur le bord du sofa, découvrait les plats les uns après les autres et furetait la table avec des gestes et des mines de chatte gourmande.

– As-tu faim, Jacques?.. moi, je dévore, dit Angèle. Et, pour prouver sans doute la vérité de cette assertion, elle entr’ouvrit ses lèvres de corail et montra deux rangées de ravissantes petites dents qu’elle fit claquer par deux fois.

– Angèle, ma chère, vous êtes décidément très mal élevée, dit le capitaine en lui servant une tranche de dorade au coulis de jambon d’une odeur appétissante.

– Capitaine l’Ouragan, si je vous reçois à ma table, ce n’est pas pour être grondée, dit Angèle en faisant une imperceptible et mutine grimace au mulâtre. Puis elle ajouta, tout en attaquant très bravement sa tranche de dorade et en becquetant dans son pain comme un oiseau:

– N’est-ce pas, Mirette, que s’il me gronde je ne le recevrai plus?

– Non, maîtresse, dit Mirette.

– Et que je donnerai sa place à Arrache-l’Ame, le boucanier?

– Oui, maîtresse.

– Ou à Youmaalë, le Caraïbe?

– Oui, maîtresse.

– Voyez-vous cela, monsieur? dit Angèle.

– Allez, allez, ma chère, je ne suis pas jaloux, vous le savez; la beauté est comme le soleil, elle luit pour tout le monde.

– Puisque vous n’êtes pas plus jaloux que ça, je vous pardonne. Servez-moi de ce que vous avez devant vous. Qu’est-ce que ça, Mirette?

– Maîtresse, des prigues frits dans la graisse de ramier.

– Qui vaut au moins la graisse de caille, dit l’Ouragan, mais il faut ajouter un jus de limon pendant que la friture est toute chaude.

– Voyez-vous, le gourmand… Ah çà! et mon épouseur? je l’oubliais… Donnez-moi à boire, Mirette.

Le flibustier, tout corsaire qu’il était, prévint la métisse, et versa du vin de Xérès glacé à Angèle.

– Faut-il que je vous aime… pour boire cela, moi qui préfère les vins de France.

Et la Barbe-Bleue but très résolument trois doigts de vin de Xérès qui donna un nouvel éclat à ses lèvres roses, à ses yeux bleus et anima ses joues rondelettes d’une teinte incarnate.

– Ah çà! mon épouseur… mon épouseur, reprit-elle, comment est-il? Est-il gentil? est-il digne d’aller rejoindre les autres?..

Mirette, malgré sa soumission passive, ne put s’empêcher de tressaillir encore en entendant sa maîtresse parler ainsi, quoique la pauvre esclave dût être habituée à ces abominables plaisanteries, et sans doute à de bien plus grandes énormités.

 

– Qu’est-ce que tu as, Mirette?

– Rien, maîtresse.

– Si… tu as quelque chose.

– Non, maîtresse.

– Tu serais peut-être fâchée de me voir remariée… Je n’en aurais pas pour longtemps, va, mon enfant. Puis s’adressant au capitaine l’Ouragan:

– Eh! le chevalier de… de… comment dis-tu ce nom?

– Le chevalier de Croustillac.

– Tu l’as vu?

– Non, mais sachant ses projets, et qu’il voulait à toutes forces, et malgré les représentations du bon père Griffon, parvenir jusqu’ici, j’ai prié Youmaalë le Caraïbe, dit l’Ouragan, en regardant Angèle d’une manière singulière, de lui adresser un petit avertissement pour l’engager à renoncer à ses projets.

– Et vous avez donné cet ordre sans m’en prévenir, monsieur? Et si je voulais, moi, ne pas le rebuter, ce prétendant! Car enfin, Croustillac, ça doit être un Gascon, et je n’ai jamais été mariée à un Gascon, moi!

– Oh! c’est le plus fameux Gascon qui ait jamais gasconné sur la terre; avec cela une figure inimaginable, une assurance inouïe; du reste assez de courage.

– Et l’avertissement de Youmaalë? demanda Angèle.

– N’a rien fait du tout, il a glissé sur l’âme inébranlable de ce capitan, comme une balle sur les écailles d’un crocodile. Il est parti ce matin bravement, au point du jour, à travers la forêt, avec ses bas de soie roses, sa rapière au côté et une gaule pour chasser les serpents; il y est sans doute encore à cette heure, car le chemin du Morne-au-Diable n’est pas connu de tout le monde.

– Jacques! une idée! s’écria la veuve avec joie, faisons-le venir ici pour nous amuser… pour le tourmenter. Ah! il est amoureux de mes trésors et non pas de moi… ah! il veut m’épouser, ce beau chevalier errant. Nous allons bien voir… Eh bien… tu ne ris pas de mon projet, Jacques? qu’as-tu donc?.. D’abord, monsieur, vous savez que je ne peux pas être contrariée, je me fais une fête d’avoir ici mon Gascon; s’il n’est pas mordu par les serpents ou dévoré par les chats-tigres, je veux l’avoir demain ici… Tu mets demain en mer… Tu diras au Caraïbe ou à Arrache-l’Ame de me l’amener.

L’Ouragan, au lieu de partager la gaieté de la Barbe-Bleue, selon son habitude, était sérieux, pensif, et semblait réfléchir profondément.

– Jacques! Jacques!.. ne m’entends-tu pas? s’écria Angèle avec impatience, en frappant du pied. Je veux mon Gascon, j’y tiens, je le veux!

Le mulâtre ne répondit rien, il décrivit de l’index de sa main droite un cercle au dessus de sa tête, et regarda la jeune femme d’un air significatif.

Celle-ci comprit ce signe mystérieux.

Sa figure exprima tout à coup la tristesse et la crainte; elle se leva brusquement, courut au mulâtre, se mit à genoux près de lui, et s’écria d’une voix touchante:

– Tu as raison, mon Dieu, tu as raison, je suis folle d’avoir eu cette pensée, je te comprends!

– Relève-toi, calme-toi, Angèle, dit le mulâtre. Je ne crois pas que cet homme soit à craindre; mais enfin c’est un étranger… il peut venir d’Angleterre ou de France, et…

– Je te dis que j’étais folle… que je plaisantais, mon bon Jacques… j’oubliais ce que je ne devrais jamais oublier… c’est affreux.

Et les beaux yeux de la jeune femme s’inondèrent de larmes; elle baissa la tête, prit la main du mulâtre sur laquelle elle pleura en silence pendant quelques minutes.

L’Ouragan baisa tendrement le front et les cheveux d’Angèle, et lui dit avec tendresse:

– Je m’en veux beaucoup d’avoir éveillé ces cruels souvenirs, j’aurais dû ne te rien dire, m’assurer qu’il n’y avait aucun danger à t’amener cet imbécile comme un jouet… et alors…

– Jacques, mon ami, s’écria tristement Angèle en interrompant le mulâtre, mon amant, y penses-tu, pour un caprice d’enfant, exposer… ce que j’ai de plus cher au monde.

– Voyons, voyons, calme-toi, dit le mulâtre en la relevant et en la faisant asseoir auprès de lui, ne vas pas t’effrayer; le père Griffon s’est informé de ce Gascon, il ne paraît que ridicule; pour plus de sûreté… j’irai demain lui en parler au Macouba, et puis je dirai à Arrache-l’Ame, qui doit justement chasser de ce côté, de tâcher de découvrir ce pauvre diable dans la forêt, où il se sera sans doute égaré. S’il est dangereux, dit le mulâtre en faisant un signe à Angèle, car les esclaves étaient toujours là, attendant la fin du souper, s’il est dangereux, le boucanier nous en débarrassera, et le guérira de l’envie de te connaître; sinon, comme tu n’as guère de distraction ici… il te l’amènera.

– Non, non, je ne veux pas, dit Angèle… Toutes les pensées qui me viennent maintenant à l’esprit sont d’une tristesse mortelle; mes inquiétudes renaissent. Angèle, voyant que le mulâtre ne mangeait plus, se leva; le flibustier l’imita et lui dit:

– Rassure-toi, mon Angèle, il n’y a rien, rien à craindre… Viens au jardin, la nuit est belle, la lune resplendissante… dis à Mirette d’apporter mon luth; pour te faire oublier ces pénibles idées, je te chanterai ces ballades écossaises que tu aimes tant.

En disant ces mots, le mulâtre passa un de ses bras autour de la taille d’Angèle, et la tenant ainsi embrassée, il descendit quelques marches qui conduisaient au jardin.

Au moment de sortir de l’appartement, la Barbe-Bleue dit à son esclave:

– Mirette, apporte ce luth dans le jardin, allume la lampe d’albâtre de ma chambre à coucher… Je n’aurai pas besoin de toi… N’oublie pas de dire à Cora et aux deux métisses que c’est demain leur jour de service… Puis elle disparut, appuyée sur le bras du mulâtre.

Cette dernière recommandation d’Angèle était motivée par l’habitude qu’elle avait depuis son dernier veuvage d’alterner de trois jours en trois jours le service de ses femmes.

Mirette porta au jardin un très beau luth, d’ébène incrusté d’or et de nacre.

Au bout de quelques instants, on entendit le flibustier moduler avec une grâce infinie quelques-unes des ballades écossaises que les chefs de clans royalistes chantaient de préférence pendant le protectorat de Cromwell.

La voix du mulâtre était à la fois douce, vibrante et mélancolique.

Mirette et les deux esclaves l’écoutèrent pendant quelques minutes avec ravissement.

Aux dernières strophes la voix du flibustier s’émut, quelques larmes semblèrent s’y mêler… puis les chants cessèrent.

Mirette entra dans la chambre de Barbe-Bleue pour allumer une lampe renfermée dans un globe d’albâtre qui jetait sur tous les objets une lumière douce et voilée.

Cette chambre était splendidement tendue d’étoffe des Indes fond blanc, émaillée de fleurs en broderie; une moustiquaire de mousseline d’un tissu semblable à une toile d’araignée enveloppait un immense lit de bois doré à dossier de glace qui apparaissait ainsi comme au travers d’un léger brouillard.

Après avoir exécuté les ordres de sa maîtresse, Mirette se retira discrètement et dit aux deux esclaves avec un malin sourire:

– Mirette allume la lampe pour le capitaine… Cora pour le boucanier… et Noün pour le Caraïbe…

Les deux vieilles esclaves secouèrent la tête d’un air d’intelligence, et toutes trois sortirent après avoir soigneusement fermé et verrouillé les portes qui conduisaient des bâtiments extérieurs à la maison particulière de la Barbe-Bleue.

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