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La Terre

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Naturellement, le conseil municipal fut saisi de la question. Le maire, Hourdequin, qui, sans pratiquer, soutenait la religion par principe autoritaire, commit la faute politique de ne pas prendre parti, dans une pensée conciliante. La commune était pauvre, à quoi bon la grever des frais, gros pour elle, que nécessiterait la réparation du presbytère? d'autant plus qu'il espérait ramener l'abbé Godard. Or, il arriva que ce fut Macqueron, l'adjoint, jadis l'ennemi de la soutane, qui se mit à la tête des mécontents, humiliés de n'avoir pas un curé à eux. Ce Macqueron dut nourrir dès lors l'idée de renverser le maire, pour prendre sa place; et l'on disait, d'ailleurs, qu'il était devenu l'agent de M. Rochefontaine, l'usinier de Châteaudun, qui allait se porter de nouveau contre M. de Chédeville, aux élections prochaines. Justement, Hourdequin, fatigué, ayant à la ferme de grands soucis, se désintéressait des séances, laissait agir son adjoint; de telle sorte que le conseil, gagné par celui-ci, vota les fonds nécessaires à l'érection de la commune en paroisse. Depuis qu'il s'était fait payer son terrain exproprié, lors du nouveau chemin, après avoir promis de le céder gratuitement, les conseillers le traitaient de filou, mais lui témoignaient une grande considération. Lengaigne seul protesta contre le vote qui livrait le pays aux jésuites. Bécu aussi grognait, expulsé du presbytère et du jardin, logé maintenant dans une masure. Pendant un mois, des ouvriers refirent les plâtres, remirent des vitres, remplacèrent les ardoises pourries; et c'était ainsi qu'un curé, enfin, avait pu s'installer la veille dans la petite maison, badigeonnée à neuf.

Dès l'aube, les voitures partirent pour la côte, chargées chacune de quatre ou cinq grands tonneaux défoncés d'un bout, les gueulebées, comme on les nomme. Il y avait des femmes et des filles, assises dedans, avec leurs paniers; tandis que les hommes allaient à pied, fouettant les bêtes. Toute une file se suivait, et l'on causait, de voiture à voiture, au milieu de cris et de rires.

Celle des Lengaigne, précisément, venait après celle des Macqueron, de sorte que Flore et Coelina, qui ne se parlaient plus depuis six mois, se remirent, grâce à la circonstance. La première avait avec elle la Bécu, l'autre, sa fille Berthe. Tout de suite, la conversation était tombée sur le curé. Les phrases, scandées par le pas des chevaux, partaient à la volée dans l'air frais du matin.

– Moi, je l'ai vu qui aidait à descendre sa malle.

– Ah!.. Comment est-il?

– Dame! il faisait noir… Il m'a paru tout long, tout mince, avec une figure de carême qui n'en finit plus, et pas fort… Peut-être trente ans, l'air bien doux.

– Et, à ce qu'on dit, il sort de chez les Auvergnats, dans des montagnes où l'on est sous la neige, pendant les deux tiers de l'an.

– Misère! c'est ça qu'il va se trouver à l'aise chez nous, alors!

– Pour sûr!.. Et tu sais qu'il s'appelle Madeleine.

– Non, Madeline.

– Madeline, Madeleine, ce n'est toujours pas un nom d'homme.

– Peut-être bien qu'il viendra nous faire visite, dans les vignes, Macqueron a promis qu'il l'amènerait.

– Ah! bon sang! faut le guetter!

Les voitures s'arrêtaient au bas de la côte, le long du chemin qui suivait l'Aigre. Et, dans chaque petit vignoble, entre les rangées d'échalas, les femmes étaient à l'oeuvre, marchant pliées en deux, les fesses hautes, coupant à la serpe les grappes dont s'emplissaient leurs paniers. Quant aux hommes, ils avaient assez à faire, de vider les paniers dans les hottes et de descendre vider les hottes dans les gueulebées. Dès que toutes les gueulebées d'une voiture étaient pleines, elles partaient se décharger dans la cuve, puis revenaient à la charge.

La rosée était si forte, ce matin-là, que tout de suite les robes furent trempées. Heureusement, il faisait un temps superbe, le soleil les sécha. Depuis trois semaines, il n'avait pas plu; le raisin dont on désespérait, à cause de l'été humide, venait de mûrir et de se sucrer brusquement; et c'était pourquoi ce beau soleil, si chaud pour la saison, les égayait tous, ricanant, gueulant, lâchant des saletés, qui faisaient se tordre les filles.

– Cette Coelina! dit Flore à la Bécu, en se mettant debout et en regardant la Macqueron, dans le plant voisin, elle qui était si fière de sa Berthe, à cause de son teint de demoiselle!.. V'là la petite qui jaunit et qui se dessèche bigrement.

– Dame! déclara la Bécu, quand on ne marie point les filles! Ils ont bien tort de ne pas la donner au fils du charron… Et, d'ailleurs, à ce qu'on raconte, celle-là se tue le tempérament, avec ses mauvaises habitudes.

Elle se remit à couper les grappes, les reins cassés. Puis, dodelinant du derrière:

– Ça n'empêche pas que le maître d'école continue de tourner autour.

– Pardi! s'écria Flore, ce Lequeu, il ramasserait des sous avec son nez dans la crotte… Juste! le voilà qui arrive les aider. Un joli merle!

Mais elles se turent. Victor, revenu du service depuis quinze jours à peine, prenait leurs paniers et les vidait dans la hotte de Delphin, que cette grande couleuvre de Lengaigne avait loué pour la vendange, en prétextant la nécessité de sa présence à la boutique. Et Delphin, qui n'avait jamais quitté Rognes, attaché à la terre comme un jeune chêne, bâillait de surprise devant Victor, crâne et blagueur, ravi de l'étonner, si changé, que personne ne le reconnaissait, avec ses moustaches et sa barbiche, son air de se ficher du monde, sous le bonnet de police qu'il affectait de porter encore. Seulement, le gaillard se trompait, s'il croyait faire envie à l'autre: il avait beau lui conter des exploits de garnison, des menteries sur la noce, les filles et le vin, le paysan secouait la tête, stupéfié au fond, nullement tenté en somme. Non, non! ça coûtait trop cher, s'il fallait quitter son coin! Il avait déjà refusé deux fois d'aller faire fortune à Chartres, dans un restaurant, avec Nénesse.

– Mais, sacré cul-de-jatte! lorsque tu seras soldat?

– Oh! soldat!.. Eh! donc, on tire un bon numéro!

Victor, plein de mépris, ne put le sortir de là. Quel grand lâche, quand on était bâti comme un Cosaque! Il continuait, en causant, de vider les paniers dans la hotte, sans que le bougre pliât sous la charge. Et, par farce, en fanfaron, il désigna Berthe d'un signe, il ajouta:

– Dis donc, est-ce qu'il lui en est venu, depuis mon départ?

Delphin fut secoué d'un gros rire, car le phénomène de la fille aux Macqueron restait la grande plaisanterie, entre jeunes gens.

– Ah! je n'y ai pas mis le nez… Possible que ça lui ait poussé, au printemps.

– Ce n'est pas moi qui l'arroserai, conclut Victor avec une moue répugnée. Autant se payer une grenouille… Et puis, ce n'est guère sain, ça doit s'enrhumer, cet endroit-là, sans perruque.

Du coup, Delphin rigola si fort, que la hotte en chavirait sur son dos; et il descendit, il la vidait au fond d'une gueulebée, qu'on l'entendait encore étrangler de rire.

Dans la vigne des Macqueron, Berthe continuait à faire la demoiselle, se servait de petits ciseaux, au lieu d'une serpe, avait peur des épines et des guêpes, se désespérait, parce que ses souliers fins, trempés de rosée, ne séchaient pas. Et elle tolérait les prévenances de Lequeu, qu'elle exécrait, flattée pourtant de cette cour du seul homme qui eût de l'instruction. Il finit par prendre son mouchoir pour lui essuyer ses souliers. Mais une apparition inattendue les occupa.

– Bon Dieu! murmura Berthe, elle en a, une robe!.. On m'avait bien dit qu'elle était arrivée hier soir, en même temps que le curé.

C'était Suzanne, la fille aux Lengaigne, qui risquait brusquement une réapparition dans son village, après trois ans de folle existence à Paris. Débarquée de la veille, elle avait fait la grasse matinée, laissant sa mère et son frère partir en vendange, se promettant de les y rejoindre plus tard, de tomber parmi les paysans au travail, dans l'éclat de sa toilette, pour les écraser. La sensation, en effet, était extraordinaire, car elle avait mis une robe de soie bleue, dont le bleu riche tuait le bleu du ciel. Sous le grand soleil qui la baignait, se détachant dans le plein air, au milieu du vert jaune des pampres, elle était vraiment cossue, un vrai triomphe. Tout de suite, elle avait parlé et ri très fort, mordu aux grappes, qu'elle élevait en l'air pour se les faire descendre dans la bouche, plaisanté avec Delphin et son frère Victor, qui semblait très fier d'elle, émerveillé la Bécu et sa mère, les mains ballantes d'admiration, les yeux humides. Du reste, cette admiration était partagée par les vendangeurs des plants voisins: le travail se trouvait arrêté, tous la contemplaient, hésitaient à la reconnaître, tellement elle avait forci et embelli. Un laideron autrefois, une fille rudement plaisante à cette heure, sans doute à cause de la façon dont elle ramenait ses petits poils blonds sur son museau. Et une grande considération se dégageait de cet examen curieux, à la voir nippée si chèrement, grasse, avec une gaie figure de prospérité.

Coelina, un flot de bile au visage, les lèvres pincées, s'oubliait, elle aussi, entre sa fille Berthe et Lequeu.

– En v'là, un chic!.. Flore raconte à qui veut l'entendre que sa fille a domestiques, et voitures, là-bas. C'est peut-être bien vrai, car faut gagner gros pour s'en coller ainsi sur le corps.

– Oh! ces riens du tout, dit Lequeu, qui cherchait à être aimable, on sait comment elles le gagnent, l'argent.

– Qu'est-ce que ça fiche, comment elles le gagnent? reprit amèrement Coelina, elles l'ont tout de même!

Mais, à ce moment, Suzanne, qui avait aperçu Berthe, et qui venait de reconnaître en elle une de ses anciennes compagnes des filles de la Vierge, s'avança, très gentille.

– Bonjour, tu vas bien?

Elle la dévisageait d'un regard, elle remarqua son teint flétri. Et, du coup, elle se redressa dans sa chair de lait, elle répéta, en riant:

 

– Ça va bien, n'est-ce pas?

– Très bien, je te remercie, répondit Berthe gênée, vaincue.

Ce jour-là, les Lengaigne l'emportaient, c'était une vraie gifle pour les Macqueron. Hors d'elle, Coelina comparait la maigreur jaune de sa fille, déjà ridée, à la bonne mine de la fille des autres, fraîche et rose. Est-ce que c'était juste, ça? une noceuse sur qui des hommes passaient du matin au soir, et qui ne se fatiguait point! une jeunesse vertueuse, aussi abîmée à coucher seule, qu'une femme vieillie par trois grossesses! Non, la sagesse n'était pas récompensée, ça ne valait pas la peine de rester honnête chez ses parents!

Enfin, toute la vendange fit fête à Suzanne. Elle embrassa des enfants qui avaient grandi, elle émotionna des vieillards en leur rappelant des souvenirs. Qu'on soit ce qu'on soit, on peut se passer du monde, lorsqu'on a fait fortune. Et celle-là avait bon coeur encore, de ne pas cracher sur sa famille et de revenir voir les amis, maintenant qu'elle était riche.

A onze heures, tous s'assirent, on mangea du pain et du fromage. Ce n'était pas qu'on eût appétit, car on se gavait de raisin depuis l'aube, le gosier poissé de sucre, la panse enflée et ronde comme une tonne; et ça bouillait là-dedans, ça valait une purge: déjà, à chaque minute, une fille était obligée de filer derrière une haie. Naturellement, on en riait, les hommes se levaient et poussaient des oh! oh! pour lui faire la conduite. Bref, de la bonne gaieté, quelque chose de sain, qui rafraîchissait.

Et l'on achevait le pain et le fromage, lorsque Macqueron parut sur la route du bas, avec l'abbé Madeline. Du coup, l'on oublia Suzanne, il n'y eut plus de regards que pour le curé. Franchement, l'impression ne fut guère favorable: l'air d'une vraie perche, triste comme s'il portait le bon Dieu en terre. Cependant, il saluait devant chaque vigne, il disait un mot aimable à chacun, et l'on finit par le trouver bien poli, bien doux, pas fort enfin. On le ferait marcher, celui-là! ça irait mieux qu'avec ce mauvais coucheur d'abbé Godard. Derrière son dos, on commençait à s'égayer. Il était arrivé en haut de la côte, il restait immobile, à regarder l'immensité plate et grise de la Beauce, pris d'une sorte de peur, d'une mélancolie désespérée, qui mouillèrent ses grands yeux clairs de montagnard, habitués aux horizons étroits des gorges de l'Auvergne.

Justement, la vigne des Buteau se trouvait là. Lise et Françoise coupaient les grappes, et Jésus-Christ qui n'avait pas manqué d'amener le père, était déjà soûl du raisin dont il se gorgeait, en ayant l'air de s'occuper à vider les paniers dans les hottes. Ça cuvait si fort dans sa peau, ça le gonflait d'un tel gaz, qu'il lui sortait du vent par tous les trous. Et, la présence d'un prêtre l'excitant, il fut incongru.

– Bougre de mal élevé! lui cria Buteau. Attends au moins que M. le curé soit parti.

Mais Jésus-Christ n'accepta pas la réprimande. Il répondit en homme qui avait de l'usage, quand il voulait:

– Ce n'est pas à son intention, c'est pour mon plaisir.

Le père Fouan avait pris un siège par terre, comme il disait, las, heureux du beau temps et de la belle vendange. Il ricana en dessous, malicieusement, de ce que la Grande, dont la vigne était voisine, venait lui souhaiter le bonjour: celle-là aussi s'était remise à le considérer, depuis qu'elle lui savait des rentes. Puis, d'un saut, elle le quitta, en voyant de loin son petit-fils Hilarion profiter goulûment de son absence, pour s'empiffrer de raisin; et elle tomba sur lui à coups de canne: cochon à l'auge qui en gâtait plus qu'il n'en gagnait!

– En v'là une, la tante, qui fera plaisir, quand elle claquera! dit Buteau, en s'asseyant un instant près de son père, pour le flatter. Si c'est gentil, d'abuser de cet innocent, parce qu'il est fort et bête comme un âne!

Ensuite, il attaqua les Delhomme, qui se trouvaient en contre-bas, au bord de la route. Ils avaient le plus beau vignoble du pays, près de deux hectares d'un seul tenant, où ils étaient bien une dizaine à s'occuper. Leurs vignes très soignées donnaient des grappes comme pas un voisin n'en récoltait; et ils en étaient si orgueilleux, qu'ils avaient l'air de vendanger à l'écart, sans s'égayer seulement des coliques brusques qui forçaient les filles à galoper. Sans doute, ça leur aurait cassé les jambes, de monter saluer leur père, car ils ne semblaient pas savoir qu'il était là. Cet empoté de Delhomme, un rude serin, avec sa pose au bon travail et à la justice! et cette pie-grièche de Fanny, toujours à se fâcher pour une vesse de travers, exigeant qu'on l'adorât comme une image, sans même s'apercevoir des saletés qu'elle faisait aux autres!

– Le vrai, père, continua Buteau, c'est que je vous aime bien, tandis que mon frère et ma soeur… Vous savez, j'en ai encore le coeur gros, qu'on se soit quitté pour des foutaises.

Et il rejeta la chose sur Françoise, à qui Jean avait tourné la tête. Mais elle se tenait tranquille, à cette heure. Si elle bougeait, il était décidé à lui rafraîchir le sang, au fond de la mare.

– Voyons; père, faut se tâter… Pourquoi ne reviendriez-vous pas?

Fouan resta muet, prudemment. Il s'attendait à cette offre, que son cadet lâchait enfin; et il désirait ne répondre ni oui, ni non, parce qu'on ne savait jamais. Alors, Buteau continua, en s'assurant que son frère était à l'autre bout de la vigne:

– N'est-ce pas? ce n'est guère votre place, chez cette fripouille de Jésus-Christ. On vous y trouvera peut-être bien assassiné, un de ces quatre matins… Et puis, tenez! moi, je vous nourrirai, je vous coucherai, et je vous payerai quand même la pension.

Le père avait cligné les yeux, stupéfait. Comme il ne parlait toujours pas, le fils voulut le combler.

– Et des douceurs, votre café, votre goutte, quatre sous de tabac, enfin tout le plaisir!

C'était trop, Fouan prit peur. Sans doute, ça se gâtait, chez Jésus-Christ.

Mais si les embêtements recommençaient, chez les Buteau?

– Faudra voir, se contenta-t-il de dire, en se levant, afin de rompre l'entretien.

On vendangea jusqu'à la nuit tombante. Les voitures ne cessaient d'emmener les gueulebées pleines et de les ramener vides. Dans les vignes, dorées par le soleil couchant, sous le grand ciel rosé, le va-et-vient des paniers et des hottes s'activait, au milieu de la griserie de tout ce raisin charrié. Et il arriva un accident à Berthe, elle fut prise d'une telle colique, qu'elle ne put même courir: sa mère et Lequeu durent lui faire un rempart de leurs corps, pendant qu'elle s'aponichait, parmi les échalas. Du plant voisin, on l'aperçut. Victor et Delphin voulaient lui porter du papier; mais Flore et la Bécu les en empêchèrent, parce qu'il y avait des bornes que les mal élevés seuls dépassaient. Enfin, on rentra. Les Delhomme avaient pris la tête, la Grande forçait Hilarion à tirer avec le cheval, les Lengaigne et les Macqueron fraternisaient, dans la demi-ivresse qui attendrissait leur rivalité. Ce qu'on remarqua surtout, ce furent les politesses de l'abbé Madeline et de Suzanne: il la croyait sans doute une dame, à la voir la mieux habillée; si bien qu'ils marchaient côte à côte, lui rempli d'égards, elle faisant la sucrée, demandant l'heure de la messe, le dimanche. Derrière eux, venait Jésus-Christ, qui, acharné contre la soutane, recommençait sa plaisanterie dégoûtante, dans une rigolade obstinée d'ivrogne. Tous les cinq pas, il levait la cuisse et en lâchait un. La garce se mordait les lèvres pour ne pas rire, le prêtre affectait de ne pas entendre; et, très graves, accompagnés de cette musique, ils continuaient d'échanger des idées pieuses, à la queue du train roulant des vendanges.

Comme on arrivait à Rognes enfin, Buteau et Fouan, honteux, essayèrent d'imposer silence à Jésus-Christ. Mais il allait toujours, en répétant que M. le curé aurait eu bien tort de se formaliser.

– Nom de Dieu! quand on vous dit que ce n'est pas pour les autres! C'est pour moi tout seul!

La semaine suivante, on fut donc invité à goûter le vin, chez les Buteau. Les Charles, Fouan, Jésus-Christ, quatre ou cinq autres, devaient venir à sept heures manger du gigot, des noix et du fromage, un vrai repas. Dans la journée, Buteau avait enfûté son vin, six pièces qui s'étaient emplies à la chantepleure de la cuve. Mais des voisins se trouvaient moins avancés: un, en train de vendanger encore, foulait depuis le matin, tout nu; un second, armé d'une barre, surveillait la fermentation, enfonçait le chapeau, au milieu des bouillonnements du moût; un troisième, qui avait un pressoir, serrait le marc, s'en débarrassait dans sa cour, en un tas fumant. Et c'était ainsi dans chaque maison, et de tout ça, des cuves brûlantes, des pressoirs ruisselants, des tonneaux qui débordaient, de Rognes entier, s'épandait l'âme du vin, dont l'odeur forte aurait suffi pour soûler le monde.

Ce jour-là, au moment de quitter le Château, Fouan eut un pressentiment qui lui fit prendre ses titres, dans la marmite aux lentilles. Autant les cacher sur lui, car il avait cru voir Jésus-Christ et la Trouille regarder en l'air, avec des yeux drôles. Ils partirent tous les trois de bonne heure, ils arrivèrent chez les Buteau en même temps que les Charles.

La lune, en son plein, était si large, si nette, qu'elle éclairait comme un vrai soleil; et Fouan, en entrant dans la cour, remarqua que l'âne, Gédéon, sous le hangar, avait la tête au fond d'un petit baquet. Cela ne l'étonnait point de le trouver libre, car le bougre, plein de malignité, soulevait très bien les loquets avec la bouche; mais, ce baquet l'intriguant, il s'approcha, il reconnut un baquet de la cave, qu'on avait laissé plein de vin de pressoir, pour achever de remplir les tonneaux. Nom de Dieu de Gédéon! il le vidait!

– Eh! Buteau, arrive!.. Il en fait un commerce, ton âne!

Buteau parut sur le seuil de la cuisine.

– Quoi donc?

– Le v'là qu'a tout bu!

Gédéon, au milieu de ces cris, finissait de pomper le liquide avec tranquillité. Peut-être bien qu'il sirotait ainsi depuis un quart d'heure, car le petit baquet contenait aisément une vingtaine de litres. Tout y avait passé, son ventre s'était arrondi comme une outre, à éclater du coup; et, quand il releva enfin la tête, on vit son nez ruisseler de vin, son nez de pochard, où une raie rouge, sous les yeux, indiquait qu'il l'avait enfoncé jusque-là.

– Ah! le jean-foutre! gueula Buteau en accourant. C'est de ses tours! Y a pas de gueux pareil pour les vices!

Lorsqu'on lui reprochait ses vices, Gédéon, d'habitude, avait l'air de s'en ficher, les oreilles élargies et obliques. Cette fois, étourdi, perdant tout respect, il ricana positivement, il dodelina du râble, pour exprimer la jouissance sans remords de sa débauche; et, son maître le bousculant, il trébucha.

Fouan avait dû le caler de l'épaule.

– Mais le sacré cochon est soûl à crever!

– Soûl comme une bourrique, c'est le cas de le dire, fit remarquer Jésus-Christ, qui le contemplait d'un oeil d'admiration fraternelle. Un baquet d'un coup, quel goulot!

Buteau, lui, ne riait guère, pas plus que Lise et que Françoise, accourues au bruit. D'abord, il y avait le vin perdu; puis, ce n'était pas tant la perte que la confusion où les jetait cette vilaine conduite de leur âne, devant les Charles. Déjà ceux-ci pinçaient les lèvres, à cause d'Élodie. Pour comble de malheur, le hasard voulut que Suzanne et Berthe, qui se promenaient ensemble, rencontrassent l'abbé Madeline, juste devant la porte; et ils s'étaient arrêtés tous les trois, ils attendaient. Une propre histoire, maintenant, avec tout ce beau monde, les yeux braqués!

– Père, poussez-le, dit Buteau à voix basse. Faut le rentrer vite à l'écurie.

Fouan poussa. Mais Gédéon, heureux, se trouvant bien, refusait de quitter la place, sans méchanceté, en soûlaud bon enfant, l'oeil noyé et farceur, la bouche baveuse, retroussée par le rire. Il se faisait lourd, branlait sur ses jambes écartées, se rattrapait à chaque secousse, comme s'il eût jugé la plaisanterie drôle. Et, lorsque Buteau s'en mêla, poussant lui aussi, ce ne fut pas long: l'âne culbuta, les quatre fers en l'air, puis se roula sur le dos et se mit à braire si fort, qu'il semblait se foutre de tous les personnages qui le regardaient.

– Ah! sale carcasse! propre à rien! je vas t'apprendre à te rendre malade! hurla Buteau, en tombant sur lui à coups de talon.

Plein d'indulgence, Jésus-Christ s'interposa.

– Voyons, voyons… Puisqu'il est soûl, faut pas lui demander de la raison. Bien sûr qu'il ne t'entend pas, vaut mieux l'aider à retrouver son chez-lui.

Les Charles s'étaient écartés, absolument choqués de cette bête extravagante et sans conduite; tandis qu'Élodie, très rouge, comme si elle avait eu à subir un spectacle indécent, détournait la tête. A la porte, le groupe du curé, de Suzanne et de Berthe, silencieux, protestait par son attitude. Des voisins arrivaient, commençaient à goguenarder tout haut. Lise et Françoise en auraient pleuré de honte.

 

Cependant, rentrant sa rage, Buteau, aidé de Fouan et de Jésus-Christ, travaillait à remettre Gédéon debout. Ce n'était pas une affaire commode, car le gaillard pesait bien comme les cinq cent mille diables, avec le baquet qui lui roulait dans le ventre. Dès qu'on l'avait redressé d'un bout, il croulait de l'autre. Tous les trois s'épuisaient à l'arc-bouter, à l'étayer de leurs genoux et de leurs coudes. Enfin, ils venaient de le planter sur les quatre pieds, ils l'avaient même fait avancer de quelques pas, lorsque, dans une brusque révérence en arrière, il culbuta de nouveau. Et il y avait toute la cour à traverser, pour gagner l'écurie. Jamais on n'y arriverait. Comment faire?

– Nom de Dieu de nom de Dieu! juraient les trois hommes, en le regardant sous toutes les faces, sans savoir dans quel sens le prendre.

Jésus-Christ eut l'idée de l'accoter au mur du hangar; de là, on ferait le tour, en suivant le mur de la maison, jusqu'à l'écurie. Ça marcha d'abord, bien que l'âne s'écorchât contre le plâtre. Le malheur fut que ce frottement lui devint sans doute insupportable. Tout d'un coup, se débarrassant des mains qui le collaient à la muraille, il rua, il gambada.

Le père avait failli s'étaler, les deux frères criaient:

– Arrêtez-le, arrêtez-le!

Alors, sous la blancheur éclatante de la lune, on vit Gédéon battant la cour en un zigzag frénétique, avec ses deux grandes oreilles échevelées. On lui avait trop remué le ventre, il en était malade. Un premier haut-le-coeur l'arrêta, tout chavirait. Il voulut repartir, il retomba planté sur ses jambes raidies. Son cou s'allongeait, une boule terrible agitait ses côtes. Et dans un tangage d'ivrogne qui se soulage, piquant la tête en avant à chaque effort, il dégueula comme un homme.

Un rire énorme avait éclaté à la porte, parmi les paysans amassés, pendant que l'abbé Madeline, faible d'estomac, pâlissait entre Suzanne et Berthe, qui l'emmenèrent avec des mots d'indignation. Mais l'attitude offensée des Charles disait surtout combien l'exhibition d'un âne dans un état pareil, était contraire aux bonnes moeurs, même à la simple politesse qu'on doit aux passants. Élodie, éperdue, pleurante, s'était jetée au cou de sa grand'mère, en demandant s'il allait mourir. Et M. Charles avait beau crier: «Assez! assez!» de son ancienne voix impérieuse de patron obéi, le bougre continuait, la cour en était pleine, des lâchures furieuses d'écluse, un vrai ruisseau rouge qui coulait dans la mare. Puis, il glissa, se vautra là-dedans, les cuisses ouvertes, si peu convenable, que jamais soûlard, étalé en travers d'une rue, n'a dégoûté à ce point les gens. On aurait dit que ce misérable le faisait exprès, pour jeter le déshonneur sur ses maîtres. C'en était trop, Lise et Françoise, les mains sur les yeux, s'enfuirent, se réfugièrent au fond de la maison.

– Assez donc! emportez-le!

En effet, il n'y avait pas d'autre parti à prendre, car Gédéon, devenu plus mou qu'une chiffe, alourdi de sommeil, s'endormait. Buteau courut chercher une civière, six hommes l'aidèrent à y charger l'âne. On l'emporta, les membres abandonnés, la tête ballante, ronflant déjà d'un tel coeur, qu'il avait l'air de braire et de se foutre encore du monde.

Naturellement, cette aventure gâta d'abord le repas. Bientôt, on se remit, on finit même par fêter si largement le vin nouveau, que tous, vers onze heures, étaient comme l'âne. A chaque instant, il y en avait un qui sortait dans la cour, pour un besoin.

Le père Fouan était très gai. Peut-être, tout de même, qu'il ferait bien de reprendre pension chez son cadet, car le vin y serait bon cette année. Il avait dû quitter la salle à son tour, il roulait ça dans sa tête, au milieu de la nuit noire, lorsqu'il entendit Buteau et Lise, sortis derrière son dos, accroupis côte à côte le long de la haie, et se querellant, parce que le mari reprochait à la femme de ne pas se montrer assez tendre avec son père. Sacrée dinde! fallait l'embobiner, pour le ravoir et lui étourdir son magot. Le vieux, dégrisé, tout froid, eut un geste, s'assura qu'on ne lui avait pas volé les papiers dans sa poche; et, quand on se fut tous embrassés en partant, quand il se retrouva au Château, il était bien résolu à ne point en déménager. Mais, la nuit même, il eut une vision qui le glaça: la Trouille en chemise, à travers la chambre, rôdant, fouillant sa culotte, sa blouse, regardant jusque dans ses souliers. Évidemment, Jésus-Christ, n'ayant plus trouvé le magot envolé de la marmite aux lentilles, envoyait sa fille le chercher pour l'étourdir, comme disait Buteau.

Du coup, Fouan ne put rester au lit, tellement ce qu'il avait vu lui travaillait le crâne. Il se leva, ouvrit la fenêtre. La nuit était blanche de lune, l'odeur du vin montait de Rognes, mêlée à celle des choses qu'on enjambait depuis huit jours le long des murs, tout ce bouquet violent des vendanges. Que devenir? où aller? Son pauvre argent, il ne le quitterait plus, il se le coudrait sur la peau. Puis, comme le vent lui soufflait l'odeur au visage, l'idée de Gédéon lui revint: c'était rudement bâti, un âne! ça prenait dix fois du plaisir comme un homme, sans en crever. N'importe! volé chez son cadet, volé chez son aîné, il n'avait pas le choix. Le mieux était de rester au Château et d'ouvrir l'oeil, en attendant. Tous ses vieux os en tremblaient.

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