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La Terre

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– Comment tu t'appelles? reprit Fouan, je le sais trop, je t'ai fait.

Buteau ricana.

– Fallait pas me faire… Ah! mais, oui! ça y est, chacun son tour. Je suis de votre sang, je n'aime pas qu'on me taquine… Et encore un coup, foutez-moi la paix, ou ça tournera mal!

– Pour toi, bien sûr… Jamais je n'ai parlé ainsi à mon père.

– Oh! la, la, en voilà une raide!.. Votre père, vous l'auriez crevé, s'il n'était pas mort!

– Sale cochon, tu mens!.. Et, nom de Dieu de nom de Dieu! tu vas ravaler ça tout de suite.

Françoise, une seconde fois, tenta de s'interposer. Lise elle-même fit un effort, effrayée, désespérée de ce nouveau tracas. Mais les deux hommes les bousculèrent, pour se rapprocher et se souffler leur violence avec leur haleine, sang contre sang, dans ce heurt de la brutale autorité que le père avait léguée au fils.

Fouan voulut se grandir, en essayant de retrouver son ancienne toute-puissance de chef de famille. Pendant un demi-siècle, on avait tremblé sous lui, la femme, les enfants, les bêtes, lorsqu'il détenait la fortune avec le pouvoir.

– Dis que tu as menti, sale cochon, dis que tu as menti, ou je vas te faire danser, aussi vrai que cette chandelle nous éclaire!

La main haute, il menaçait, du geste dont il les faisait tous rentrer en terre, autrefois.

– Dis que tu as menti…

Buteau, qui, au vent de la gifle, dans sa jeunesse, levait le coude et se garait, en claquant des dents, se contenta de hausser les épaules, d'un air de moquerie insultante.

– Si vous croyez que vous me faites peur!.. C'était bon quand vous étiez le maître, des machines comme ça.

– Je suis le maître, le père.

– Allons donc, vieux farceur, vous n'êtes rien du tout… Ah! vous ne voulez pas me foutre la paix!

Et, voyant la main vacillante du vieillard s'abaisser pour taper, il la saisit au vol, il la garda, l'écrasa dans sa poigne rude.

– Sacré têtu que vous êtes, faut donc qu'on se fâche pour vous entrer dans la caboche qu'on se fiche de vous, à cette heure!.. Est-ce que vous êtes bon à quelque chose? Vous coûtez, v'là tout!.. Lorsqu'on a fait son temps et qu'on a passé la terre aux autres, on avale sa chique, sans les emmerder davantage!

Il secouait son père, en appuyant sur les mots; puis, d'une dernière secousse, il l'envoya, grelottant, trébuchant, tomber à reculons sur une chaise, près de la fenêtre. Et le vieux resta là, à suffoquer une minute, vaincu, dans l'humiliation de son ancienne autorité morte. C'était fini, il ne comptait plus, depuis qu'il s'était dépouillé.

Un grand silence régna, tous demeuraient les mains ballantes. Les enfants n'avaient pas soufflé, de peur des gifles. Puis, la besogne reprit, comme s'il ne s'était rien passé.

– Et l'herbe? demanda Lise, est-ce qu'on la laisse dans la cour?

– Je vas la mettre au sec, répondit Françoise.

Lorsqu'elle fut rentrée et qu'on eut dîné, Buteau, incorrigible, enfonça la main dans son corsage ouvert, pour chercher une puce, qui la piquait, disait-elle. Cela ne la fâchait plus, elle plaisanta même.

– Non, non, elle est quelque part où ça te mordrait.

Fouan n'avait pas bougé, raidi et muet dans son coin d'ombre. Deux grosses larmes coulaient sur ses joues. Il se rappelait le soir où il avait rompu avec les Delhomme; et c'était ce soir-là qui recommençait, la même honte de n'être plus le maître, la même colère qui le faisait s'entêter à ne pas manger. On l'avait appelé trois fois, il refusait sa part de soupe. Brusquement, il se leva, disparut dans sa chambre. Le lendemain, dès l'aube, il quittait les Buteau, pour s'installer chez Jésus-Christ.

III

Jésus-Christ était très venteux, de continuels vents soufflaient dans la maison et la tenaient en joie. Non, fichtre! on ne s'embêtait pas chez le bougre, car il n'en lâchait pas un sans l'accompagner d'une farce. Il répudiait ces bruits timides, étouffés entre deux cuirs, fusant avec une inquiétude gauche; il n'avait jamais que des détonations franches, d'une solidité et d'une ampleur de coup de canon; et, chaque fois, la cuisse levée, dans un mouvement d'aisance et de crânerie, il appelait sa fille, d'une voix pressante de commandement, l'air sévère:

– La Trouille, vite ici, nom de Dieu!

Elle accourait, le coup partait, faisait balle dans le vide, si vibrant, qu'elle en sautait.

– Cours après! et passe-le entre tes dents, voir s'il y a des noeuds!

D'autres fois, quand elle arrivait, il lui donnait sa main.

– Tire donc, chiffon! faut que ça craque!

Et, dès que l'explosion s'était produite, avec le tumulte et le bouillonnement d'une mine trop bourrée:

– Ah! c'est dur, merci tout de même!

Ou encore il mettait en joue un fusil imaginaire, visait longuement; puis, l'arme déchargée:

– Va chercher, apporte, feignante!

La Trouille suffoquait, tombait sur son derrière, tant elle riait. C'était une gaieté toujours renouvelée et grandissante: elle avait beau connaître le jeu, s'attendre au tonnerre final, il l'emportait quand même dans le comique vivace de sa turbulence. Oh! ce père, était-il assez rigolo! Tantôt, il parlait d'un locataire qui ne payait pas son terme et qu'il flanquait dehors; tantôt, il se retournait avec surprise, saluait gravement, comme si la table avait dit bonjour; tantôt, il en avait tout un bouquet, pour M. le curé, pour M. le maire, et pour les dames. On aurait cru que le gaillard tirait de son ventre ce qu'il voulait, une vraie boîte à musique; si bien qu'au Bon Laboureur, à Cloyes, on pariait: «Je te paye un verre, si tu en fais six», et il en faisait six, il gagnait à tous coups. Ça tournait à de la gloire, la Trouille en était fière, amusée, se tordant d'avance, dès qu'il levait la cuisse, en admiration continuelle devant lui, dans la terreur et la tendresse qu'il lui inspirait.

Et, le soir de l'installation du père Fouan au Château, ainsi qu'on nommait l'ancienne cave où se terrait le braconnier, dès le premier repas que la fille servit à son père et à son grand-père, debout derrière eux en servante respectueuse, la gaieté sonna ainsi, très haut. Le vieux avait donné cent sous, une bonne odeur se répandait, des haricots rouges et du veau aux oignons, que la petite cuisinait à s'en lécher les doigts. Comme elle apportait les haricots, elle faillit casser le plat, en se pâmant. Jésus-Christ, avant de s'asseoir, en lâchait trois, réguliers et claquant sec.

– Le canon de la fête!.. C'est pour dire que ça commence!

Puis, se recueillant, il en fit un quatrième, solitaire, énorme et injurieux.

– Pour ces rosses de Buteau! qu'ils se bouchent la gueule avec!

Du coup, Fouan, sombre depuis son arrivée, ricana. Il approuva d'un branle de la tête. Ça le mettait à l'aise, on le citait comme un farceur, lui aussi, en son temps; et, dans sa maison, les enfants avaient grandi, tranquilles au milieu du bombardement paternel. Il posa les coudes sur la table, il se laissa envahir d'un bien-être, en face de ce grand diable de Jésus-Christ, qui le contemplait, les yeux humides, de son air de canaille bon enfant.

– Ah! nom de Dieu! papa, ce que nous allons nous la couler douce! Vous verrez mon truc, je me charge de vous désemmerder, moi!.. Quand vous serez à manger la terre avec les taupes, est-ce que ça vous avancera, de vous être refusé un fin morceau?

Ébranlé dans la sobriété de toute sa vie, ayant le besoin de s'étourdir, Fouan finit par dire de même.

– Bien sûr qu'il vaudrait mieux tout bouffer que de rien laisser aux autres… A ta santé, mon gars!

La Trouille servait le veau aux oignons. Il y eut un silence, et Jésus-Christ, pour ne pas laisser tomber la conversation, en lança un prolongé, qui traversa la paille de sa chaise avec la modulation chantante d'un cri humain. Tout de suite, il s'était tourné vers sa fille, sérieux et interrogateur:

– Qu'est-ce que tu dis?

Elle ne disait rien, elle dut s'asseoir, en se tenant le ventre. Mais ce qui l'acheva, ce fut, après le veau et le fromage, l'expansion dernière du père et du fils, qui s'étaient mis à fumer et à vider le litre d'eau-de-vie, posé sur la table. Ils ne parlaient plus, la bouche empâtée, très soûls.

Lentement, Jésus-Christ leva une fesse, tonna, puis regarda la porte, en criant:

– Entrez!

Alors, Fouan, provoqué, fâché à la longue de ne pas en être, retrouva sa jeunesse, la fesse haute, tonnant à son tour, répondant:

– Me v'là!

Tous les deux se tapèrent dans les mains, nez à nez, bavant et rigolant. Elle était bonne. Et c'en fut de trop pour la Trouille, qui avait glissé par terre, agitée d'un rire frénétique, au point que, dans les secousses, elle aussi en laissa échapper un, mais léger, fin et musical, comme un son de fifre, à côté des notes d'orgue des deux hommes.

Indigné, répugné, Jésus-Christ s'était levé, le bras tendu dans un geste d'autorité tragique.

– Hors d'ici, cochonne!.. Hors d'ici, puanteur!.. Nom de Dieu! je vas t'apprendre à respecter ton père et ton grand-père!

Jamais il ne lui avait toléré cette familiarité. Fallait avoir l'âge. Et il chassait l'air de la main, en affectant d'être asphyxié par ce petit souffle de flûte: les siens, disait-il, ne sentaient que la poudre. Puis, comme la coupable, très rouge, bouleversée de son oubli, niait et se débattait pour ne pas sortir, il la jeta dehors d'une poussée.

– Bougre de grande sale, secoue tes jupes!.. Tu ne rentreras que dans une heure, lorsque tu auras pris l'air.

De ce jour, commença une vraie vie d'insouciance et de rigolade. On donna au vieux la chambre de la fille, l'un des compartiments de l'ancienne cave, coupée en deux par une cloison de planches; et elle, complaisante, dut se retirer au fond, dans une excavation de la roche, qui formait comme une arrière-pièce, et où s'ouvraient, disait la légende, d'immenses souterrains, que des éboulements avaient bouchés. Le pis était que le Château, ce trou à renard, s'enterrait davantage chaque hiver, lors des grandes pluies, dont le ruissellement sur la pente raide de la côte, roulait les cailloux; même la masure aurait filé, les fondations antiques, les raccommodages en pierres sèches, si les tilleuls séculaires, plantés au-dessus, n'avaient tout maintenu de leurs grosses racines. Mais, dès que venait le printemps, c'était un recoin d'une fraîcheur charmante, une grotte disparue sous un buisson de ronces et d'aubépines. L'églantier qui cachait la fenêtre s'étoilait de fleurs roses, la porte elle-même avait une draperie de chèvrefeuille sauvage, qu'il fallait, pour entrer, écarter de la main, ainsi qu'un rideau.

 

Sans doute, la Trouille n'avait pas tous les soirs à cuisiner des haricots rouges et du veau aux oignons. Cela n'arrivait que lorsqu'on avait tiré du père une pièce blanche, et Jésus-Christ, sans y mettre de la discrétion, ne le violentait pas, le prenait par la gourmandise et les sentiments pour le dépouiller. On noçait les premiers jours du mois, dès qu'il avait touché les seize francs de sa pension, chez les Delhomme; puis, c'étaient des fêtes à tout casser, chaque trimestre, quand le notaire lui versait sa rente de trente-sept francs cinquante. D'abord, il ne sortait que des pièces de dix sous, voulant que ça durât, entêté dans son avarice ancienne; et, peu à peu, il s'abandonnait aux mains de son grand vaurien de fils, chatouillé, bercé d'histoires extraordinaires, parfois secoué de larmes, si bien qu'il lâchait des deux et trois francs, tombant lui-même à la goinfrerie, se disant qu'il valait mieux tout manger de bon coeur, puisque, tôt ou tard, ce serait mangé. D'ailleurs, on devait rendre cette justice à Jésus-Christ: il partageait avec le vieux, il l'amusait au moins s'il le volait. Au début, l'estomac attendri, il ferma les yeux sur le magot, ne tenta point de savoir: son père était libre de jouir à sa guise, on ne pouvait rien lui demander de plus, du moment qu'il payait des noces. Et des rêveries ne lui venaient sur l'argent entrevu, caché quelque part, que dans la seconde quinzaine du mois, quand les poches du vieux étaient vides. Pas un liard à en faire sortir. Il grognait contre la Trouille, qui servait des pâtées de pommes de terre sans beurre, il se serrait le ventre, en songeant que c'était bête en somme de se priver pour enfouir des sous, et qu'un jour, à la fin, faudrait le déterrer et le claquer, ce magot!

Tout de même, les soirs de misère, lorsqu'il étirait ses membres de grande rosse, il réagissait contre l'embêtement, il demeurait expansif et tempétueux, comme s'il avait bien dîné, ramenant la gaieté d'une bordée de grosse artillerie.

– Aux navets, ceux-là! la Trouille, et du beurre, nom de Dieu!

Fouan ne s'ennuyait point, même dans ces pénibles fins de mois; car la fille et le père se mettaient alors en campagne pour emplir la marmite; et le vieux, entraîné, finissait par en être. Le premier jour où il avait vu la Trouille rapporter une poule, pêchée à la ligne, de l'autre côté d'un mur, il s'était fâché. Ensuite, elle l'avait fait trop rire, la seconde fois, un matin qu'elle était cachée dans les feuilles d'un arbre, laissant pendre, au milieu d'une bande de canards en promenade, un hameçon appâté de viande: un canard, brusquement, s'était jeté, avalant tout, la viande, le hameçon, la ficelle; et il avait disparu en l'air, tiré d'un coup sec, étouffé, sans un cri. Ce n'était guère délicat, bien sûr; mais les bêtes qui vivent dehors, n'est-ce pas? ça devrait appartenir à qui les attrape, et tant qu'on ne vole pas de l'argent, mon Dieu! on est honnête. Dès lors, il s'intéressa aux coups de maraude de cette bougresse, des histoires à ne pas croire, un sac de pommes que le propriétaire l'avait aidée à porter, des vaches en pâture traites dans une bouteille, jusqu'au linge des blanchisseuses qu'elle chargeait de pierres et qu'elle coulait au fond de l'Aigre, où elle revenait plonger la nuit, pour le reprendre. On ne voyait qu'elle par les chemins, ses oies lui étaient un continuel prétexte à battre le pays, guettant une occasion du bord d'un fossé, pendant des heures, de l'air endormi d'une gardeuse qui fait manger son troupeau; même elle se servait de ses oies, ainsi que de vrais chiens, le jars sifflait et la prévenait, dès qu'un importun menaçait de la surprendre. Elle avait dix-huit ans à cette heure, et elle n'était guère plus grande qu'à douze, toujours souple et mince comme un scion de peuplier, avec sa tête de chèvre, aux yeux verts, fendus de biais, à la bouche large, tordue à gauche. Sous les vieilles blouses de son père, sa petite gorge d'enfant s'était durcie sans grossir. Un vrai garçon, qui n'aimait que ses bêtes, qui se moquait bien des hommes, ce qui ne l'empêchait pas, quand elle jouait à se taper avec quelque galopin, de finir le jeu sur le dos, naturellement, parce que c'était fait pour ça et que ça ne tirait point à conséquence. Elle avait la chance d'en rester aux vauriens de son âge, ce serait devenu tout à fait sale, si les hommes posés, les vieux, la trouvant mal en chair, ne l'avaient laissée tranquille. Enfin, comme disait le grand-père, amusé et séduit, à part qu'elle volait trop et qu'elle manquait un peu de décence, elle était tout de même une drôle de fille, moins rosse qu'on ne l'aurait cru.

Mais Fouan, surtout, s'égayait à suivre Jésus-Christ, dans ses flâneries de rôdeur à travers les cultures. Au fond de tout paysan, même du plus honnête, il y a un braconnier; et ça l'intéressait, les collets tendus, les lignes de fond posées, des inventions de sauvage, une guerre de ruses, une lutte continuelle avec le garde champêtre et les gendarmes. Dès que les chapeaux galonnés et les baudriers jaunes débouchaient d'une route, filant au-dessus des blés, le père et le fils, couchés sur un talus, semblaient dormir; puis, tout d'un coup, à quatre pattes le long du fossé, le fils allait relever les engins, tandis que le père, de son air innocent de bon vieux, continuait de surveiller les baudriers et les chapeaux décroissants. Dans l'Aigre, il y avait des truites superbes, qu'on vendait des quarante et cinquante sous à un marchand de Châteaudun; le pis était qu'il fallait les guetter pendant des heures, à plat ventre sur l'herbe, tant elles avaient de malice. Souvent aussi on poussait jusqu'au Loir, dont les fonds de vase nourrissent de belles anguilles. Jésus-Christ, lorsque ses lignes n'amenaient rien, avait imaginé une pêche commode, qui était de dévaliser, la nuit, les boutiques à poisson des bourgeois riverains. Ce n'était d'ailleurs là qu'un amusement, toute sa fièvre de passion était à la chasse. Les ravages qu'il y faisait, s'étendaient à plusieurs lieues; et il ne dédaignait rien, les cailles après les perdreaux, même les sansonnets après les alouettes. Rarement il employait le fusil, dont la détonation porte loin en pays plat. Pas une couvée de perdreaux ne s'élevait dans les luzernes et les trèfles, sans qu'il la connût, si bien qu'il savait l'endroit et l'heure où les petits, lourds de sommeil, trempés de rosée, se laissaient prendre à la main. Il avait des gluaux perfectionnés pour les alouettes et les cailles, il tapait à coups de pierres dans les épaisses nuées de sansonnets, que semblent apporter les grands vents d'automne. Depuis vingt ans qu'il exterminait ainsi le gibier de la contrée, on ne voyait plus un lapin, parmi les broussailles des coteaux de l'Aigre, ce qui enrageait les chasseurs. Et les lièvres seuls lui échappaient, assez rares du reste, filant librement en plaine, où il était dangereux de les poursuivre. Oh! les quelques lièvres de la Borderie, il en rêvait, il risquait la prison, pour en bouler un de temps à autre, d'un coup de feu. Fouan, lorsqu'il le voyait prendre son fusil, ne l'accompagnait pas: c'était trop bête, il finirait sûrement par être pincé.

La chose arriva donc, naturellement. Il faut dire que le fermier Hourdequin, exaspéré de la destruction du gibier, sur son domaine, donnait à Bécu les ordres les plus sévères; et celui-ci, se vexant de n'empoigner jamais personne, dormait dans une meule, pour voir. Or, un matin au petit jour, un coup de fusil, dont la flamme lui passa sur le visage, l'éveilla en sursaut. C'était Jésus-Christ, à l'affût derrière le tas de paille, qui venait de tuer un lièvre, presque à bout portant.

– Ah! nom de Dieu, c'est toi! cria le garde champêtre, en s'emparant du fusil que l'autre avait posé, contre la meule, pour ramasser le lièvre. Ah! canaille, j'aurais dû m'en douter!

Au cabaret, ils couchaient ensemble; mais, dans les champs, ils ne pouvaient se rencontrer sans péril, l'un toujours sur le point de pincer l'autre, et celui-ci décidé à casser la gueule à celui-là.

– Eh bien! oui, c'est moi, et je t'emmerde!.. Rends-moi mon fusil.

Déjà, Bécu était ennuyé de sa prise. D'habitude, il tirait volontiers à droite, quand il apercevait Jésus-Christ à gauche. A quoi bon se mettre dans une vilaine histoire avec un ami? Mais, cette fois, le devoir était là, impossible de fermer les yeux. Et, d'ailleurs, on est poli au moins, lorsqu'on est en faute.

– Ton fusil, salop! je le garde, je vas le déposer à la mairie… Et ne bouge pas, ne fais pas le malin, ou je te lâche l'autre coup dans les tripes!

Jésus-Christ, désarmé, enragé, hésita à lui sauter à la gorge. Puis, quand il le vit se diriger vers le village, il se mit à le suivre, tenant toujours son lièvre, qui se balançait au bout de son bras. L'un et l'autre firent un kilomètre sans se parler, en se jetant des regards féroces. Un massacre, à chaque minute, semblait inévitable; et, pourtant, leur ennui à tous deux grandissait. Quelle fichue rencontre!

Comme ils arrivaient derrière l'église, à deux pas du Château, le braconnier tenta un dernier effort.

– Voyons, fais pas la bête, vieux… Entre boire un verre à la maison.

– Non, faut que je verbalise, répondit le garde champêtre d'un ton raide.

Et il s'entêta, en ancien militaire qui ne connaissait que sa consigne. Cependant, il s'était arrêté, il finit par dire, comme l'autre lui empoignait le bras, pour l'emmener:

– Si t'as de l'encre et une plume, tout de même… Chez toi ou ailleurs, je m'en fous, pourvu que le papier soit fait.

Lorsque Bécu arriva chez Jésus-Christ, le soleil se levait, le père Fouan qui fumait déjà sa pipe sur la porte, comprit et s'inquiéta; d'autant plus que les choses restaient très graves: on déterra l'encre et une vieille plume rouillée, le garde champêtre commença à chercher ses phrases, d'un air de contention terrible, les coudes écartés. Mais, en même temps, sur un mot de son père, la Trouille avait servi trois verres et un litre; et, dès la cinquième ligne, Bécu, épuisé, ne se retrouvant plus dans le récit compliqué des faits, accepta une rasade. Alors, peu à peu, la situation se détendit. Un second litre parut, puis un troisième. Deux heures plus tard, les trois hommes se parlaient violemment et amicalement dans le nez: ils étaient très soûls, ils avaient totalement oublié l'affaire du matin.

– Sacré cocu, criait Jésus-Christ, tu sais que je couche avec ta femme.

C'était vrai. Depuis la fête, il culbutait la Bécu dans les coins, tout en la traitant de vieille peau, sans délicatesse. Mais Bécu, qui avait le vin mauvais, se fâcha. S'il tolérait la chose, à jeun, elle le blessait, quand il était ivre. Il brandit un litre vide, il gueula:

– Nom de Dieu de cochon!

Le litre s'écrasa contre le mur, il manqua Jésus-Christ, qui bavait, d'un sourire doux et noyé. Pour apaiser le cocu, on décida qu'on allait rester ensemble, à manger le lièvre tout de suite. Quand la Trouille faisait un civet, la bonne odeur s'en répandait jusqu'à l'autre bout de Rognes. Ce fut une rude fête, et qui dura la journée. Ils étaient encore à table, resuçant les os, lorsque la nuit tomba. On alluma deux chandelles, et ils continuèrent. Fouan retrouva trois pièces de vingt sous, pour envoyer la petite acheter un litre de cognac. Les gens dormaient dans le pays, qu'ils sirotaient toujours. Et Jésus-Christ, dont la main tâtonnante cherchait continuellement du feu, rencontra le procès-verbal commencé, qui était resté sur un coin de la table, taché de vin et de sauce.

– Ah! c'est vrai, faut le finir! bégaya-t-il, le ventre secoué d'un rire d'ivrogne.

Il regardait le papier, méditait une farce, quelque chose où il mettrait tout son mépris de l'écriture et de la loi. Brusquement, il leva la cuisse, glissa le papier, bien en face, en lâcha un dessus, épais et lourd, un de ceux dont il disait que le mortier était au bout.

– Le v'là signé!

Tous, Bécu lui-même, rigolèrent. Ah! on ne s'embêta pas, cette nuit-là, au Château!

Ce fut vers cette époque que Jésus-Christ fit un ami. Comme il se terrait un soir dans un fossé, pour laisser passer les gendarmes, il trouva au fond un gaillard, qui occupait déjà la place, peu désireux d'être vu; et l'on causa. C'était un bon bougre, Leroi, dit Canon, un ouvrier charpentier, qui avait lâché Paris depuis deux ans, à la suite d'histoires ennuyeuses, et qui préférait vivre à la campagne, roulant de village en village, faisant huit jours ici, huit jours plus loin, allant d'une ferme à une autre s'offrir, quand les patrons ne voulaient pas de lui. Maintenant, le travail ne marchait plus, il mendiait le long des routes, il vivait de légumes et de fruits volés, heureux lorsqu'on lui permettait de dormir dans une meule. A la vérité, il n'était guère fait pour inspirer la confiance, en loques, très sale, très laid, ravagé de misère et de vices, le visage si maigre et si blême, hérissé d'une barbe rare, que les femmes, rien qu'à le voir, fermaient les portes. Ce qui était pis, il tenait des discours abominables, il parlait de couper le cou aux riches, de nocer un beau matin à s'en crever la peau, avec les femmes et le vin des autres: menaces lâchées d'une voix sombre, les poings tendus, théories révolutionnaires apprises dans les faubourgs parisiens, revendications sociales coulant en phrases enflammées, dont le flot stupéfiait et épouvantait les paysans. Depuis deux années, les gens des fermes le voyaient arriver ainsi, à la tombée du jour, demandant un coin de paille pour coucher; il s'asseyait près du feu, il leur glaçait à tous le sang, par les paroles effrayantes qu'il disait; puis, le lendemain, il disparaissait, pour reparaître huit jours plus tard, à la même heure triste du crépuscule, avec les mêmes prophéties de ruine et de mort. Et c'était pourquoi on le repoussait de partout, désormais, tant la vision de cet homme louche traversant la campagne, laissait de terreur et de colère derrière elle.

 

Tout de suite, Jésus-Christ et Canon s'étaient entendus.

– Ah! nom de Dieu! cria le premier, ce que j'ai eu tort, en 48, de ne pas les saigner tous, à Cloyes!.. Allons, vieux, faut boire un litre!

Il l'emmena au Château, il le fît coucher le soir avec lui, pris de déférence, à mesure que l'autre parlait, tellement il le sentait supérieur, sachant des choses, ayant des idées pour refaire d'un coup la société. Le surlendemain, Canon s'en alla. Deux semaines plus tard, il revint, repartit au petit jour. Et, dès lors, de temps à autre, il tomba au Château, mangea, ronfla, comme chez lui, jurant à chaque apparition que les bourgeois seraient nettoyés avant trois mois. Une nuit que le père était à l'affût, il voulut culbuter la fille; mais la Trouille, indignée, rouge de honte, le griffa et le mordit si profondément, qu'il dut la lâcher. Pour qui donc la prenait-il, ce vieux-là? Il la traita de grande serine.

Fouan, non plus, n'aimait guère Canon, qu'il accusait d'être un fainéant et de vouloir des choses à finir sur l'échafaud. Quand ce brigand était là, le vieux en devenait tout triste, à ce point qu'il préférait fumer sa pipe dehors. D'ailleurs, la vie de nouveau se gâtait pour lui, il ne godaillait plus si volontiers chez son fils, depuis que toute une fâcheuse histoire les divisait. Jusque-là, Jésus-Christ n'avait vendu les terres de son lot, lopins à lopins, qu'à son frère Buteau et à son beau-frère Delhomme; et, chaque fois, Fouan, dont la signature était nécessaire, l'avait donnée sans rien dire, du moment que le bien restait dans la famille. Mais voilà qu'il s'agissait d'un dernier champ, sur lequel le braconnier avait emprunté, un champ que le prêteur parlait de faire mettre aux enchères, parce qu'il ne touchait pas un sou des intérêts convenus. M. Baillehache, consulté, avait dit qu'il fallait vendre soi-même, et tout de suite, si l'on ne voulait pas être dévoré par les frais. Le malheur était que Buteau et Delhomme refusaient d'acheter, furieux de ce que le père se laissât manger la peau chez sa grande fripouille d'aîné, résolus à ne s'occuper de rien, tant qu'il vivrait là. Et le champ allait être vendu par autorité justice, le papier timbré marchait bon train, c'était la première pièce de terre qui sortait de la famille. Le vieux n'en dormait plus. Cette terre que son père, son grand-père, avaient convoitée si fort et si durement gagnée! cette terre possédée, gardée jalousement comme une femme à soi! la voir s'émietter ainsi dans les procès, se déprécier, passer aux bras d'un autre, d'un voisin, pour la moitié de son prix! Il en frémissait de rage, il en avait le coeur si crevé, qu'il en sanglotait comme un enfant. Ah! ce cochon de Jésus-Christ!

Il y eut des scènes terribles entre le père et le fils. Ce dernier ne répondait pas, laissait l'autre s'épuiser en reproches et en gémissements, debout, tragique, hurlant sa peine.

– Oui, t'es un assassin, c'est comme si tu prenais un couteau, vois-tu, et que tu m'enlèves un morceau de viande… Un champ si bon, qu'il n'y en a pas de meilleur! un champ où tout pousse, rien qu'à souffler dessus!.. Faut-il que tu sois feignant et lâche, pour ne pas te casser la gueule, plutôt que de l'abandonner à un autre… Nom de Dieu de nom de Dieu! à un autre! c'est cette idée-là, moi, qui me retourne le sang! Tu n'en as donc pas, de sang, bougre d'ivrogne!.. Et tout ça, parce que tu l'as bue, la terre, sacré jean-foutre de noceur, salop, cochon!

Puis, lorsque le père s'étranglait et tombait de fatigue, le fils répondait tranquillement:

– Que c'est donc bête, vieux, de vous tourmenter comme ça! Tapez sur moi, si ça vous soulage; mais vous n'êtes guère philosophe, ah! non!.. Eh bien, quoi? on ne la mange pas, la terre! Si l'on vous en servait un plat, vous feriez une drôle de gueule. J'ai emprunté dessus, parce que c'est ma façon, à moi, d'y faire pousser des pièces de cent sous. Et puis, on la vendra, on a bien vendu mon patron Jésus-Christ; et, s'il nous revient quelques écus, on les boira donc, v'là la vraie sagesse!.. Ah! mon Dieu, on a le temps d'être mort et de l'avoir à soi, la terre!

Mais où le père et le fils s'entendaient, c'était dans leur haine de l'huissier, le sieur Vimeux, un petit huissier minable, qu'on chargeait des corvées dont son confrère de Cloyes ne voulait pas, et qui se hasarda un soir à venir déposer au Château une signification de jugement. Vimeux était un bout d'homme très malpropre, un paquet de barbe jaune, d'où ne sortaient qu'un nez rouge et des yeux chassieux. Toujours vêtu en monsieur, un chapeau, une redingote, un pantalon noirs, abominables d'usure et de taches, il était célèbre dans le canton, pour les terribles raclées qu'il recevait des paysans, chaque fois qu'il se trouvait obligé d'instrumenter contre eux, loin de tout secours. Des légendes couraient, des gaules cassées sur ses épaules, des bains forcés au fond des mares, une galopade de deux kilomètres à coups de fourche, une fessée administrée par la mère et la fille, culotte bas.

Justement, Jésus-Christ rentrait avec son fusil; et le père Fouan, qui fumait sa pipe, assis sur un tronc d'arbre, lui dit, dans un grognement de colère:

– Voilà le déshonneur que tu nous amènes, vaurien!

– Attendez voir! murmura le braconnier, les dents serrées.

Mais, en l'apercevant avec un fusil, Vimeux s'était arrêté net, à une trentaine de pas. Toute sa lamentable personne, noire, sale et correcte, tremblait de peur.

– Monsieur Jésus-Christ, dit-il d'une petite voix grêle, je viens pour l'affaire, vous savez… Et je mets ça là. Bien le bonsoir!

Il avait déposé le papier timbré sur une pierre, il s'en allait déjà à reculons, vivement, lorsque l'autre cria:

– Nom de Dieu de chieur d'encre, faut-il qu'on t'apprenne la politesse!..

Veux-tu bien m'apporter ton papier!

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