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Contes de bord

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Quelques jours après cet enterrement, qui avait produit sur moi la plus pénible impression, je revins visiter, conduit par quelque chose de rêveur et peut-être aussi par un instinct de curiosité, le petit cimetière de la Clarté.

Mes regards cherchèrent d'abord la tombe de Fournerat: c'était la seule chose que je voulusse voir autour de moi. Je remarquai que sur cette tombe, déjà un peu affaissée, une main, que je devinai sans peine, avait déposé des fleurs toutes fraîches. Une croix, sur laquelle se trouvaient tracés le nom, l'âge et la profession du mort, avait été plantée depuis peu: au haut de la fosse et sur la tête de cette croix pendait une petite couronne de marguerites touffues, qu'il avait fallu bien du temps pour composer. «Peut-être, me dis-je, ces fleurs nouvelles sont-elles encore mouillées des larmes de la pauvre Marie!… Quel secret avait donc ce malheureux Fournerat pour se faire aimer ainsi d'une jeune fille de village, ou plutôt, que de sensibilité avait-il rencontrée chez cette jeune fille si naïve et si touchante dans sa douleur!…» Et je pensai long-temps à Marie sur la tombe de son amant!…

Les impressions les plus profondes s'effacent bien vite dans le coeur des marins: ils voient tant de choses en si peu de temps! J'oubliai bientôt et Fournerat et sa maîtresse, et le cimetière de la Clarté et le petit port de Perros, que je quittai pour aller courir les mers pendant plusieurs années sur une demi-douzaine de navires différens.

Les petits événemens que je viens de raconter avaient presque disparu de ma mémoire, lorsqu'un jour en visitant, pendant une de mes relâches au Sénégal, le cimetière de Saint-Louis, il me prit envie de lire les inscriptions que l'on pouvait encore déchiffrer sur quelques croix funéraires, battues depuis long-temps par le vent, ou couchées pour la plupart sur le sable qui recouvrait les ossemens des infortunés moissonnés par les maladies de ce pays terrible. Il m'était souvent arrivé, dans les colonies, de parcourir les lieux où l'on entasse les cadavres des pauvres Européens, pour avoir des nouvelles de ceux de mes amis dont je n'avais entendu parler depuis long-temps; et souvent aussi j'avais appris leur sort, en voyant leur nom écrit sur la fosse qui les avait pour toujours séparés du monde. Une sorte de pressentiment m'avait dit qu'en faisant une visite dans le cimetière de Saint-Louis, je rencontrerais là quelques morts de ma connaissance. Je me laissai aller à cette idée tant soit peu triste, et mon sombre pressentiment ne tarda pas à être justifié.

A peine, en effet, avais-je fait quelques pas sur le sable dans lequel on creuse les tombeaux que la fièvre jaune ou le ténesme se chargent de combler dans ce climat inexorable, que je m'arrêtai, presque involontairement, devant une croix blanche sur laquelle on avait tracé une inscription en lettres noires, encore toutes fraîches peintes. La première chose que je vis dans cette inscription, ce fut l'âge de la personne qu'on venait d'inhumer depuis peu, à en juger par l'état dans lequel se trouvait encore la terre: AGÉE DE VINGT-TROIS ANS! «Vingt-trois ans! me dis-je.... Mourir à cet âge, et encore au Sénégal! Mais quelle peut être la pauvre femme que la mort a si tôt enlevée?» Je lus, ou plutôt, sans avoir le temps de bien lire, je fus frappé comme d'un coup électrique, en croyant avoir vu sur la croix qui était devant moi, ces mots:… «Marie Angel, dite soeur Sainte-Marie....»

Il me fallut m'asseoir sur une tombe voisine, et me remettre un peu du malaise que j'éprouvais, avant de pouvoir arrêter de nouveau mes yeux sur cette fatale inscription.

Au bout de quelques minutes d'efforts faits sur moi-même, je voulus relire les mots qui m'avaient si fort troublé.... Je n'avais déjà que trop bien lu.

«Ci-gît Marie Angel, dite soeur Sainte-Marie, née à Perros, département des Côtes-du-Nord, le 1er mai 1801, morte à l'hospice de Saint-Louis, âgée de vingt-trois ans. Priez Dieu pour le repos de son âme

C'est alors que le souvenir de l'infortuné Fournerat et de toutes les circonstances que j'avais depuis long-temps oubliées, vint de nouveau assaillir toute mon âme. Avec quelle vivacité se présentèrent à mon esprit, et le petit cimetière de la Clarté, et les traits de la pauvre Marie me demandant à venir à Tomé dans ma péniche! Que d'événemens, de lieux et d'époques venaient en ce moment se rapprocher, se confondre dans mon imagination, à la vue de cette croix où le sort de la pauvre Marie m'était révélé!… Quelle immense distance entre la tombe de son amant et la sienne! Lui en France, elle au Sénégal!… Ensevelis tous deux pour jamais, et si loin l'un de l'autre!…

Hélas, il n'était que trop vrai! Le soir, en revenant accablé de tristesse vers l'hospice de Saint-Louis, j'appris de la bouche même des compagnes de soeur Sainte-Marie, que la pauvre Marie, attachée depuis cinq ans, par des voeux indissolubles, à l'ordre des Soeurs de la Charité, avait terminé au Sénégal des jours remplis pour elle d'une longue et cruelle amertume!

Cinq ans! c'était juste le temps qui s'était écoulé depuis la mort du malheureux Fournerat!

J'ai cherché bien long-temps depuis dans le monde un pareil exemple de constance et d'amour: je ne l'ai pas encore trouvé. Peut-être est-ce pour cela que je me suis rappelé si bien, comme la chose la plus rare, tant de fidélité et de tendresse. Je chercherai long-temps encore sans doute!

LE NOVICE DES ASPIRANS DE MARINE.

Les anciennes ordonnances de la marine, que l'on a refaites sans réussir à faire quelque chose de bien meilleur qu'elles, permettaient aux aspirans de choisir, parmi les équipages des navires où ils servaient, quelques petits mousses et un novice que l'on chargeait des détails du ménage et de la cuisine du poste[9]; triste cuisine qu'alimentaient les 22 francs de traitement accordés par mois à chaque commensal! Il ne fallait rien moins qu'une continence à la Scipion ou une vertu d'estomac à la Spartiate, pour se contenter de si peu. Mais la gloire se chargeait de payer tout le reste, et de compenser, en espérances brillantes, ce qu'il y avait de désespérant dans le positif d'une telle vie.

Le chef de gamelle sous les ordres duquel se trouvait toute la marmaille du poste, était celui des aspirans que ses collègues avaient chargé de dépenser le traitement de table, le plus convenablement possible. C'était la femme de ménage ou plutôt l'économe de toute la confrérie: le novice et les petits mousses en étaient les frères servans.

A bord de la frégate la Topaze, il existait un jeune marin sale et vif, actif et intelligent: il s'appelait Faraud. Il était novice: les aspirans de la frégate le choisirent pour en faire leur cuisinier.

Faraud débuta dans sa nouvelle charge en faisant un dur apprentissage du métier pour ses maîtres et pour lui. Il manqua d'abord toutes les sauces, et il reçut quelques taloches; il consomma d'abord aussi, beaucoup trop de beurre, et il reçut encore des taloches; mais à force de faire des écoles et de subir des corrections, il se forma et devint moins prodigue. Les vieilles paires de bottes, les habits usés et les doubles rations à la cambuse commencèrent alors à pleuvoir sur lui. Encourager les âmes actives et nobles, c'est semer en bonne terre. Faraud, largement rémunéré par ses jeunes maîtres, devint bientôt la perle des novices des aspirans, et ce n'était pas peu de chose, au moins, dans toute une division navale.

Pendant tout le temps que le traitement de table avait été régulièrement payé aux aspirans, le cuisinier de ces messieurs avait trouvé le moyen de faire faire assez bonne chère à ses Lucullus. Rien n'est plus facile, en effet, que de faire quelque chose avec beaucoup d'argent. Mais par une circonstance trop ordinaire, hélas! sous ce gouvernement impérial que tout le monde regrette tant aujourd'hui qu'il est déjà si loin, il arriva que le traitement cessa d'être payé pendant trois éternels mois. Durant ce temps de famine et de stérilité, il fallut bien vivre d'industrie et de la maigre ration du bord: une livre et demie de pain, quelquefois une demi-livre de mauvaise viande, de lard rance ou six onces de haricots!… Quelle dure extrémité pour de futurs amiraux de France! C'est cependant ainsi que l'on entre dans ce chemin de la gloire, au bout duquel on meurt encore quelquefois de faim et de soif.

La cambuse fournissait de tout cela. Avec un bon signé par le chef de gamelle, sous la responsabilité de tout le poste, le commis aux vivres délivrait autant de rations qu'il en fallait pour assouvir l'appétit de dix ou douze voraces aspirans.

Mais comment, avec du lard et des fayots[10], faire autre chose que des fayots et du lard? Faraud était désespéré en pensant que toute la science qu'il avait apprise ou plutôt qu'il avait devinée, était impuissante à varier, par la forme, des alimens qui, par le fond, restaient toujours les mêmes. Cependant, toujours ingénieux à déguiser l'uniformité de la nourriture quotidienne qu'il offrait au palais rebuté de ses maîtres, on le voyait tantôt leur servir un gros morceau de lard au milieu d'un lac de haricots.

Tantôt un grand plat de haricots accidentés par de petits morceaux de lard, semés çà et là à l'aventure et comme par un coquet caprice.

Mais la base, la maudite base de cette culination restait toujours la même. Un Vatel se serait passé son épée dans le corps dix mille fois pour une. Faraud, qui n'avait point d'épée, s'y prit autrement.

«Messieurs, dit-il un jour à ses dix ou douze aspirans réunis assez mélancoliquement autour du potage limpide qu'il leur avait servi ce jour-là comme d'ordinaire; Messieurs, je suis désespéré, dégoûté de ma cuisine.

– Pas plus que nous, va, mon pauvre Faraud!

– L'humiliation que j'éprouve me tue!

– Oh! c'est trop fort. Désespéré, oui; mais humilié, pourquoi?

 

– Pourquoi, Messieurs? parce que je vois les autres novices des aspirans de la division aller à terre, et que je n'y vais pas comme eux.

– Aller à terre! et que vont-ils faire à terre, tes novices?

– Ils vont y faire la provision.

– La provision! et avec quoi? Ils ne sont pas, je pense, plus en fonds que toi. Les espèces manquent depuis long-temps dans tous les goussets d'aspirans.

– Quand je dis qu'ils vont à terre faire la provision, je veux dire qu'ils vont à terre faire semblant d'acheter quelque chose pour l'honneur du corps et la dignité de la gamelle.

– Et comment font-ils semblant, ces gens-là, d'acheter quelque chose avec rien?

– Je me charge, si vous le voulez bien, messieurs, de vous apprendre la manière dont mes confrères s'y prennent. Si, en vous cotisant entre vous, on pouvait seulement me composer, chaque jour, un fonds de cinq à six sous, je me ferais bon d'aller tous les matins au marché, dans la poste-aux-choux[11], et de revenir à bord avec un panier assez gentiment garni de légumes à bon marché; et, au moins, cela aurait l'air de quelque chose, et je n'entendrais plus dire à tous les malins de l'équipage, quand je passe à vide auprès d'eux: «Dis donc, Faraud, les aspirans doubleront-ils bientôt le Cap-Fayot? est-ce que la rafale bat toujours en côte, mon fiston?» Je n'y peux plus tenir. J'aimerais mieux être tué sur le coup que de mourir de honte à petit feu, comme je le fais depuis trois mois.»

Tout ému de la harangue de Faraud, le chef de gamelle, qui, plus que tous ses autres camarades, sent la peine secrète de son cuisinier, s'écrie: «Il a raison!

– Mes amis, reprend avec vivacité l'un des aspirans, il est nécessaire, urgent, pour la réputation dont jouissait notre table, de soutenir l'opinion qu'on a encore de l'ordre et des convenances qui régnaient dans notre gamelle. Nous sommes rafalés, il est vrai; mais un temps meilleur viendra, et si jusque là nous pouvons cacher, sous des apparences d'aisance, le dénuement dont nous souffrons, croyez bien que ce ne sera pas en vain que nous aurons fait un sacrifice au décorum du grade et à la dignité de notre corps. Moi, je donne cinq centimes de ma poche chaque jour, pour que Faraud puisse faire semblant d'aller à la provision.»

Cet exemple entraîna la majorité, et tous les assistans s'écrièrent: «Donnons chacun un sou de notre poche pour que Faraud se rende chaque matin au marché.»

Le lendemain de l'adoption de cette mesure, Faraud se leva avec l'aube naissante, de crainte de manquer la poste-aux-choux qui ne partait pourtant qu'à cinq heures. Il ne se sentait pas d'aise en se rendant à terre le panier sous le bras et dix sous dans la poche. Il allait donc, après trois mois d'exil, reparaître au milieu de ce marché où tant de fois il s'était vu sollicité par toutes les marchandes de légumes et les crieurs de poisson! La sensation produite par sa réapparition fut générale; mais, hélas! le pauvre novice eut bientôt dépensé ses cinquante centimes.

Pendant plusieurs jours néanmoins on le vit revenir à bord non-seulement avec quelques carottes, un chou et un paquet de radis, mais encore avec un poulet, une tranche de saumon ou une côtelette. Puis, après avoir soumis ses provisions au rapide examen du chef de gamelle, Faraud allait dans la cuisine préparer son dîner pour l'offrir le plus tôt possible à l'avide appétit de ses maîtres.

Etonnés, à la fin, de voir figurer sur leur table des morceaux que le peu d'argent qu'ils donnaient à leur novice ne lui permettait pas d'acheter, ceux-ci voulurent avoir une explication catégorique sur la singularité d'un fait qu'ils ne pouvaient concevoir.

«Comment fais-tu, demanda le chef de gamelle à son novice, pour nous rapporter chaque jour un tas de choses que tu ne peux pas bien évidemment payer avec les dix ou douze sous que nous te donnons?

– Allez toujours, messieurs; mangez cela en attendant mieux. Le reste est mon secret.

– C'est justement ton secret que nous voulons connaître. Il doit être beau! Voilà, par exemple, ce petit poulet que tu nous as servi aujourd'hui....

– Eh bien! ce petit poulet n'était-il pas bon? Il n'en est pas seulement resté un os!

– Je le crois bien, à douze! Tu nous donnes, pour toute la table, des choses qui seraient tout au plus suffisantes pour deux ou trois personnes.

– Que voulez-vous? quand on ne peut pas faire mieux!

– Mais encore, comment fais-tu pour te procurer ces objets que l'on croirait le fruit d'une maraude plutôt que....

– Allons, je vois bien qu'il faut que je vous dise comment je m'y prends.

– Voyons, parle.

– Rien n'est plus facile à vous expliquer. Quand les femmes du marché, à qui j'avais l'habitude d'acheter mes provisions dans le bon temps, me voient passer sur lest devant elles, le panier sous le bras, elles me crient toutes:

«Eh bien! mon pauvre Faraud, vous ne nous prenez donc rien aujourd'hui?» Moi je leur réponds du mieux que je peux: «Non, pas aujourd'hui, la mère Pignon ou la mère Mariette,» c'est selon. Mais ces braves femmes, qui devinent mon embarras et qui ne veulent pas me faire honte, me disent alors: «Allons, tenez, prenez ce petit poulet, prenez ces deux artichauts, ce morceau de saumon; vous nous paierez plus tard, et quand vous pourrez.» C'est du crédit qu'elles font à une ancienne pratique. Voilà tout mon secret, messieurs, et je vous l'aurais dit plus tôt si je n'avais pas craint de recevoir un poil de votre part.»

Cette explication parut suffire; mais il fut ordonné expressément à Faraud de ne pas se laisser aller dorénavant aux offres trop généreuses de ses anciennes marchandes. Faraud n'en continua pas moins, malgré les remontrances de ses maîtres, à rapporter chaque jour à bord du butin dépareillé, comme il disait. Il aurait mieux aimé recevoir quotidiennement vingt à trente taloches, que de renoncer à faire aller sa cuisine.

On avait depuis long-temps cessé de le tracasser sur son étrange monomanie de fricoter, lorsqu'un beau matin un des aspirans de corvée de la Topaze, en montant paisiblement la grande rue de Brest, entendit crier au voleur! au voleur! Des marchands de légumes et de volailles, des archers de ville, poursuivaient à outrance un petit marin qui leur échappait à toutes jambes, un canard d'une main et un chou-fleur de l'autre. L'aspirant se met en devoir de barrer le chemin au fugitif qui court vers lui. Mais quelle est sa surprise, lorsque, dans l'individu qu'il va pour saisir au collet, il reconnaît Faraud! Un ventru aurait reculé; un Brutus aurait même peut-être balancé. Mais un aspirant de marine! L'aspirant, d'une main vigoureuse, arrête son novice. Les hommes qui poursuivent celui-ci, accourent tout essoufflés pour l'accuser d'avoir volé un canard et un chou-fleur. La foule arrive aussi, et le scandale va grossir avec elle. L'aspirant, après avoir entendu toutes les plaintes, ne trouve d'autre moyen d'apaiser les marchands et de renvoyer les archers de ville, qu'en fouillant dans sa poche et en jetant à l'avidité des plaignans une pièce de cinq francs, qu'il avait été assez heureux pour rencontrer ce jour-là dans son gousset.

Et voilà Faraud tout confus resté libre, son canard et son chou-fleur à la main, en face de son maître justement irrité!…

«C'est donc ainsi, misérable, que tu te procurais les provisions que tu nous faisais manger!

– Monsieur, je vous demande mille fois pardon de vous avoir trompés comme je l'ai fait jusqu'ici. Mais je puis vous assurer que jamais l'envie de voler quelque chose pour moi, ne me serait venue toute seule. C'est l'ambition de notre gamelle qui m'a perdu.

– Allons, marche devant moi! Je vais te conduire à bord, et une fois arrivé, tu verras comment on punit les voleurs.

– Ah! oui, monsieur, vous avez bien raison, je suis un gueux, un scélérat. J'ai escroqué, je ne m'en cache pas, bien des petites choses au marché. Mais au moins aujourd'hui le canard et le chou-fleur, que vous avez payés de votre poche, sont bien à moi, et vous me permettrez bien de les servir à table, avant de me faire corriger comme je le mérite.

– Marche devant moi, te dis-je, et plus vite que cela!»

Le pauvre Faraud, les yeux en pleurs et les provisions sous le bras, chemine piteusement escorté par son aspirant.

On arrive à la poste-aux-choux. On s'embarque pour retourner à bord du vaisseau; et à chaque coup d'aviron que donnent les canotiers, le malheureux novice des aspirans sent qu'il se rapproche du moment inévitable où la voix redoutée de ses maîtres l'accusera avec trop de justice d'avoir compromis l'honneur de la gamelle du poste. La contenance du coupable, dans l'embarcation, est loin d'être arrogante ou d'indiquer la résignation de son âme. Son air, au contraire, est pénétré, rêveur et presque suppliant. Le patron et les canotiers, qui ignorent encore l'aventure arrivée à Faraud, se demandent, de l'oeil, en le voyant ainsi affligé, ce qui peut lui être advenu de fâcheux. L'infortuné ne dit mot, et sa bouche ne s'entr'ouvre que pour laisser de temps à autre passer quelques soupirs, longs et sourds, qui le suffoqueraient s'il ne les exhalait pas à la dérobée. Il tient ses yeux confus attachés obstinément sur la surface de la mer qui coule, hélas! si rapidement le long du canot qui porte à bord de la Topaze le témoin impassible de sa faute, les remords de son coeur, et la crainte du châtiment que lui réserve le sort!…

Bientôt la lourde poste-aux-choux, qui, ce jour-là, semble avoir marché si vite, accoste le flanc de babord de la frégate. L'aspirant monte à bord: il faut bien que Faraud le suive, et il grimpe aussi, tenant toujours dans sa main tremblante le panier dans lequel barbote encore le canard fatal, et s'élève la tête panachée du chou-fleur accusateur.

On descend au poste des aspirans, dans ce faux-pont obscur où se trouve une longue table autour de laquelle l'aspirant arrivant de terre a bientôt rassemblé tous ses camarades, pour leur faire entendre une communication importante.

Les douze camarades, qui ne se sont pas fait prier pour se rassembler, examinent d'abord avec curiosité les provisions que contient le panier. L'un se confond en éloges sur la sagacité de Faraud, en tâtant avec une sorte de volupté gastronomique, les flancs dodus du canard qui crie entre ses doigts frémissans; l'autre agite, avec orgueil, le chou-fleur parfumé qu'il se propose déjà de manger à la sauce blanche, ou à l'huile et au vinaigre, si le beurre manque. Un mot du chef de gamelle vient mettre fin à cette scène, moitié plaisante et moitié sérieuse.

«Messieurs, dit-il en s'adressant à ses camarades avec un ton qui sent un peu la gravité d'une justice solennelle, ce n'est pas de cela qu'il s'agit, une action infâme vient de m'être révélée. Les provisions que vous venez d'étaler sur notre table avec tant de complaisance attestent un fait qui portera l'affliction et l'indignation dans tous vos coeurs: elles ont été volées!

– Volées! s'écrièrent ensemble, comme avec une seule voix, tous les aspirans.

– Oui, volées, messieurs!

– Et par qui?

– Par le drôle que vous voyez là, et dont la contenance coupable attesterait seule le crime, si un témoin irrécusable ne l'avait pas déjà dénoncé à notre sévérité.»

Faraud, en effet, la casquette à la main et la tête baissée, se tenait morne et muet au bout de cette longue table qu'il avait si souvent et si ingénieusement recouverte de mets si vite avalés, de cette table théâtre passager de sa gloire fugitive, et qui, pour lui, va être transformée, dans une minute, en table de justice.

Le chef de gamelle raconte en peu de mots l'événement du matin. C'est un acte d'accusation qu'il dresse en parlant. Tous ceux qui l'écoutent, pénétrés de l'importance du délit, nomment par acclamation le chef de gamelle président de la commission qui doit prononcer sur le sort du prévenu. Il a déjà un accusateur, on lui donne des juges. Le plus gourmand des aspirans se constitue son défenseur officieux. On prend des plumes, de l'encre; on se procure un Code pénal, et tout ce qu'il faut, enfin, pour faire fusiller un homme, ou pour l'envoyer tout au moins aux galères.

Faraud est consterné.

Le rapporteur prend la parole. Il tonne, il éclate, il foudroie l'accusé, et l'accusé sanglote. Le défenseur, qui a eu le temps de préparer sa plaidoirie en rongeant une galette de biscuit, se lance et s'épanouit dans un brillant exorde: il repousse l'accusation avec l'éloquence du coeur, et un peu aussi avec l'éloquence de l'estomac. Le ministère public réplique au défenseur: le défenseur répond au ministère public. Les petits mousses qui composent l'assistance de la salle d'audience se réjouissent en qualité d'ennemis naturels de Faraud, leur supérieur, en prévoyant la condamnation de celui qui si souvent s'est permis de stimuler vigoureusement leur paresse, ou de punir, à coups de martinet, leurs trop fréquentes étourderies.

 

L'affaire est entendue. Le conseil, après avoir essuyé un déluge de paroles, se trouve suffisamment éclairé pour rendre un jugement impartial. Les juges se retirent dans un coin du faux-pont, qui leur servira de chambre de délibération. A peine nos Minos se sont-ils dit trois ou quatre mots à l'oreille, qu'on les voit revenir à leur place. Le président se lève, et d'une voix ferme et solennelle, il prononce l'arrêt suivant au milieu du plus profond silence:

«La commission militaire instituée à bord de la frégate de S. M. la Topaze, en vertu du droit qu'elle tient de la justice, après avoir ouï l'accusé Faraud dans sa défense et le rapporteur du conseil de guerre dans son accusation, a reconnu que le prévenu Faraud a bien évidemment commis un vol que rien ne saurait justifier, et dont la nature est telle, qu'il pouvait compromettre, sans une circonstance indépendante de la volonté de l'accusé, l'honneur de la gamelle des aspirans de cette frégate;

«En conséquence, ladite commission condamne Jean-Julien Faraud à sept jours de fer et à ne plus aller à la provision à terre.»

Ici, redoublement de sanglots du condamné, et redoublement de joie chez les petits mousses qui viennent d'entendre prononcer l'arrêt.

Le président impose silence à l'auditoire, et il reprend: «Mais attendu que le dit Faraud ne s'est livré que par un zèle excessif pour le bien de ses maîtres, une action coupable dont la gamelle des aspirans a été appelée involontairement à recueillir les fruits, les membres de la commission ont été d'avis de concilier à la fois ce qu'ils doivent à l'équité, et ce qu'ils doivent à l'indulgence que leur inspirent l'âge et les antécédens honorables du prévenu....»

L'auditoire prête en ce moment la plus vive attention aux paroles que va prononcer encore le président.

«En conséquence, la susdite gamelle sera tenue, dès les premiers fonds reçus pour traitement de table, d'acheter un habillement complet, en drap bleu ou noir, au novice Faraud, pour le récompenser du dévoûment absolu qui l'a conduit à immoler, en faveur de ses aspirans, jusqu'aux bons principes que ceux-ci s'étaient plu à lui inculquer;

«Condamne en outre la susdite gamelle aux frais du procès, et le canard ainsi que le chou-fleur, déposés sur le tribunal comme pièces de conviction, à être mangés dans les vingt-quatre heures, attendu que ces deux objets ont été dûment acquis par un des aspirans, au profit de la table, qui lui restituera ses avances en temps opportun.»

Il serait difficile de dire l'impression favorable avec laquelle fut accueilli ce jugement. Faraud surtout, l'heureux Faraud semble avoir perdu la raison par excès de satisfaction et de reconnaissance. Il se jette en pleurant sur les mains de son défenseur généreux, sur celles de l'impartial président, et même sur celles du rapporteur, qui a porté à regret, contre lui, une accusation que lui dictait bien plutôt l'équité que son coeur. Puis, après avoir bien pleuré d'attendrissement, le novice se rappelle ce qu'il doit à la justice: il s'élance dans la batterie; il va d'un pas ferme et résolu trouver le capitaine d'armes, pour le prier de le mettre aux fers: c'est Régulus venant reprendre ses chaînes dans les cachots de Carthage.

Il resta sept jours bien comptés aux fers, notre bon novice; mais à l'expiration de sa peine, le ciel permit ou voulut que trois mois de traitement fussent payés à la gamelle, et, quarante-huit heures après le traitement reçu, un habillement complet de drap bleu se dessinait sur la taille altière et droite du chef de cuisine des aspirans de la Topaze.

Un mois de bombance s'était à peine écoulé, qu'il ne restait déjà plus un sou au chef de gamelle. La frégate la Topaze partit heureusement pour aller croiser dans l'Océan. Il était plus que temps; car, malgré la leçon qu'il avait reçue, on ne sait pas ce qu'aurait pu faire encore le novice Faraud, dans un nouveau moment de rafale.

Mais dans ce vaste Océan qu'allait sillonner la Topaze, on rencontrait alors force bâtimens anglais de toutes les espèces et de toutes les dimensions, depuis le faible cutter, jusqu'au terrible vaisseau à trois ponts de 140 bouches à feu. La frégate fit d'abord plusieurs captures parmi les navires qui ne pouvaient lui résister. Mais, à force de chercher, elle finit par rencontrer un bâtiment en état de lui tenir tête.

Ce fut un beau matin à la pointe du jour qu'elle fit cette belle rencontre. Le soleil allait s'élever radieux sur les petites lames qui clapotaient paisiblement à l'horizon, lorsque la vigie du grand mât de perroquet cria: Navire!

«Où? demanda l'officier de quart.

– Sous le vent à nous, pas bien loin.»

Tout le monde le vit bientôt ce navire, de dessus le pont: il paraissait assez gros. La mer était superbe et la brise jolie: la journée, qui avait commencé par un beau soleil, devait se terminer par un combat, et le combat par....

On chassa le bâtiment aperçu en laissant arriver sur lui bonnettes hautes et basses.

Le bâtiment à vue, au lieu de prendre chasse, se mit tout bonnement en panne pour attendre l'événement.

En s'approchant l'un de l'autre, chacun des navires reconnut dans celui qui lui était opposé ni plus ni moins qu'une frégate.

La Topaze, ayant fait son branle-bas général de combat, hissa son large pavillon tricolore aux sons guerriers des tambours qui battaient déjà la charge dans sa batterie et sur ses gaillards.

L'autre frégate répondit à cette espèce de défi en hissant aussi son pavillon. Mais ce pavillon était un long yatch anglais!

Après s'être aussi bien entendu, il n'y avait plus moyen d'entrer en pourparlers: il fallait en venir aux beaux et bons coups de canon. A terre, deux adversaires, flanqués de leurs témoins, peuvent bien s'arranger sur le champ de bataille et aller déjeûner à la suite des explications. Mais en mer, les duels entre deux navires n'admettent pas la ressource des protocoles: on se tape d'abord, et l'on s'arrange après, si l'on peut.

Par bonheur pour la frégate française, elle avait du 18 en batterie, et 350 hommes d'équipage.

Par malheur pour la frégate anglaise, elle n'avait que des canons de 12, et 200 et quelques hommes, tout compris.

Cette infériorité de force et d'équipage ne l'empêcha pas d'accepter le combat que la Topaze lui présentait avec obstination, et qu'il était devenu d'ailleurs trop tard pour elle de refuser.

On entra en matière des deux côtés, en lâchant, à demi-portée de canon, des volées entières qu'enveloppa bientôt la fumée qui s'étendit sur le champ de bataille des deux combattans. Tristes combats que ceux que se livrent dans la plus affreuse solitude deux équipages au sein de l'immensité des mers! Là, pas de spectateurs pour redoubler l'émulation des braves, pas d'ambulances pour recevoir les blessés, pas un écho qui répète, pour la patrie que l'on défend, le fracas de l'artillerie, les cris de victoire, les derniers soupirs des mourans!… C'est partout du péril sans illusion, de la gloire presque sans espoir et sans couronne.... Oh! qu'il faut de courage pour se battre jusqu'au dernier souffle sans être vu, et quelquefois sans perspective de se sauver!

La Topaze, en tirant, en manoeuvrant, en revirant de bord pendant une heure ou deux pour battre avec avantage l'ennemi qui tirait, qui manoeuvrait, qui revirait de bord aussi vite qu'elle, s'aperçut que, malgré la supériorité de son calibre, elle pourrait encore combattre fort long-temps avant de parvenir à réduire son adversaire.

Les équipages français aiment, une fois lancés dans le danger, les choses qui finissent vite d'une manière ou d'autre. Les longues canonnades, qui vont assez bien au flegmatique courage des Anglais, conviennent assez peu à la bouillante vivacité de nos matelots, une fois que le salpêtre de la poudre a communiqué son ardeur au salpêtre de leur caractère. Le commandant français connaissait le faible de sa nation et de son équipage. Après avoir donné à ses gens le temps de s'ennuyer à faire le coup de canon, il saisit le moment opportun de leur accorder l'abordage, comme quelque chose de propre à les affriander vers la fin du lourd repas qui les avait un peu fatigués. Ce mot magique, à l'abordage, ranima, enleva tous les courages affaissés. Un coup de gouvernail donné à propos, et une manoeuvre décisive exécutée avec la promptitude de l'éclair, logent le boute-hors de beaupré de la Topaze dans la hanche de la Blanche. Car la frégate anglaise s'appelait la Blanche: on ne connut son nom qu'en l'abordant par l'arrière, pour y voir de plus près.

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