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La jeune fille bien élevée

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IX

En quelques années, les Vaufrenard avaient fait de nombreuses connaissances à Chinon, et ils étaient tellement agréables, disait-on, d'abord parce que, chez eux, on ne parlait à peu près jamais politique, ensuite à cause de leurs matinées musicales, que l'on venait chez eux, même des environs, presque tous les jours, et surtout le dimanche. Et puis, c'étaient des Parisiens, et puis il s'était trouvé que quelques autres Parisiens qui habitaient, l'été, des châteaux de la région, avaient dîné avec eux, ici ou là, durant l'hiver, et il n'en fallait pas plus pour qu'ils devinssent fervents amis pendant les vacances. Un hasard et notre malheur faisaient que nous possédions dans notre maison le groupe le plus attrayant qu'une petite ville de province pût souhaiter.

Je vis, dès le début de ces vacances, que grand'mère qui s'était tenue si longtemps sur une prudente réserve, avait dû baisser pavillon du jour où il avait été établi que les Vaufrenard possédaient des relations nombreuses, et même de brillantes. C'était bien heureux pour maman qui, avec son veuvage et sa triste situation de fortune, aurait été très isolée; pour le grand-père, c'était l'aubaine inespérée: il renaissait. Il était même moins docile, moins soumis à l'autorité de sa femme; il arrondissait d'éloquentes périodes pour lui opposer parfois des arguments, et je remarquai, pour la première fois, qu'il usait même d'une certaine ironie, courtoise, mais non pas sans piquant, pour la taquiner sur telle ou telle de ses intransigeances.

Il y avait, à ce propos, une anecdote que l'on racontait, à la dérobée, et que savait mon frère. Un roman faisait alors grand bruit et avait pénétré jusqu'au fond des provinces; c'était un livre intitulé: Monsieur, Madame et Bébé; il passait pour extrêmement hardi; on s'en chuchotait des passages et l'on s'en laissait scandaliser avec un parfait entrain. Ce qui rendait ce livre plus brûlant à Chinon qu'ailleurs, c'est que son auteur, Gustave Droz, était propriétaire, non loin, sur l'autre rive de la Vienne. Grand'mère, sans connaître l'ouvrage, déclarait que c'était une abomination, qu'un gouvernement qui tolérait de pareilles publications précipitait la France vers un nouveau Sedan; que ce qui restait d'honnêtes gens devrait brûler une telle paperasse en place publique, et elle avait juré qu'en tous cas, ce bouquin n'entrerait jamais, elle vivante, dans la maison. Grand-père savait le roman par cœur. Cela faisait un assez grave sujet de dispute. Or, qui présentait-on à grand'mère, un beau jour, chez les Vaufrenard? L'auteur de Monsieur, Madame et Bébé: Gustave Droz! Un homme charmant, plein d'esprit, du meilleur monde: il était environné de compliments et d'hommages. Il s'extasiait sur le goût des Vaufrenard qui leur avait fait choisir une habitation si délicieuse. On disait: "Mais la maison appartient à la famille Coëffeteau!" et toutes les félicitations de se retourner vers Mme Coëffeteau, ma grand'mère. Trois jours après, Mme Coëffeteau se vantait partout d'avoir fait la connaissance de Gustave Droz; et elle disait du livre: "C'est un peu leste, mais c'est d'un homme fort distingué."

Grand-père disait à sa femme: "Ah! ma chère amie! si le diable avait seulement des gants et un peu de savoir vivre, vous risqueriez quelque parcelle de votre âme entre ses doigts fourchus!.." ce qui la mettait dans tous ses états.

Je fus très étonnée, en arrivant, cette année-là, chez les Vaufrenard, de m'apercevoir qu'on ne me regardait plus comme le "mougeasson" d'autrefois. Voilà-t-il pas, tout à coup, ces messieurs pleins d'attentions pour moi! et d'une amabilité! et d'une prévenance! Et des "mademoiselle" par-ci, et des "ravissante jeune fille" par-là! C'en était comique, surtout de la part d'un tas de chenapans qui ne m'avaient seulement pas dit "merci" trois mois auparavant, lorsque je leur servais le café, le sucre, ou quand je courais chercher les mantilles de leurs femmes. Qu'est-ce qu'il y avait de changé? Mon corsage avait gonflé, mes cheveux étaient disposés à peu près selon la mode.

J'en voulus d'abord à ces messieurs, puis, après tout, leurs gentillesses me furent agréables. Par mes mérites, et alors que je n'étais pas plus bête qu'aujourd'hui, je n'avais compté pour rien; sans frais aucun, on me disait à présent charmante, intelligente; on s'empressait autour de moi.

Alors, et immédiatement, grand'mère prit ombrage. Notre visite fut écourtée, et nous n'étions pas de retour à la maison qu'elle me disait:

– Tout beau!.. tout beau!.. ma chère enfant; il faut être prudente et réservée… Une jeune fille, hélas! a tôt fait de se compromettre!.. La coquetterie…

– Mais, grand'mère, je suis habillée avec des défroques d'il y a deux ans!.. ça ne m'a coûté que le fil et les aiguilles… Et, est-ce que j'ai été coquette?..

– Je ne dis pas cela! Je ne t'accuse pas, ma chère enfant. Je t'avertis afin que tu te tiennes sur tes gardes. Tu es si jeune encore!.. Ta mère, avant vingt ans, n'avait pas l'air d'une femme!

– Mais, grand'mère, si je suis plus grande que maman, ce n'est pas de ma faute.

– Je ne dis pas cela non plus!.. Tu ne vas pas prétendre que je te reproche de grandir et de t'habiller, j'espère! Je te préviens que le monde est méchant, pervers, sans indulgence, et qu'il est rempli d'embûches: c'est au moment où il vous flatte qu'il faut se méfier de lui davantage…

– Mais, grand'mère, si on apprend le piano, le chant, les bonnes manières, c'est pour plaire?..

– Allons! est-ce que tu vas te permettre de raisonner, à présent?.. A-t-on jamais vu?.. Est-ce que c'est cela qu'on vous enseigne au Sacré-Cœur?.. Ta mère, mon enfant, sache-le, ne s'est jamais permis une observation!.. "Plaire!.. plaire!.." Je vous demande un peu!.. Sans doute, il arrive un moment où une jeune fille doit plaire, c'est lorsqu'elle est en âge de se marier, ce qui n'est pas ton cas; encore est-il suffisant qu'elle plaise à celui qui sera son mari!..

– Ah! oui, mais cet oiseau-là, comment le connaît-on?..

Maman ne pouvait s'empêcher de rire quand je discutais comme cela avec sa mère, parce que je disais ce qu'elle avait sans doute eu, bien des fois, envie de dire; mais, de son temps, c'était impossible. Et alors c'était contre elle que grand'mère se retournait, puis elle me disait:

– Tu vois, tu vois ce dont tu es cause: c'est ta mère qui paie pour ton incroyable audace!..

Et elle soupirait douloureusement, la chère bonne femme. Pour elle, avec mes "observations," c'était la société, le pays tout entier qui "fichait le camp."

Ces messieurs ne me firent pas de compliments sur mon jeune talent de pianiste; à la vérité même, ils me firent honte: j'avais quinze ans passés, que diable! Mais ils étaient d'accord pour me trouver des dispositions très particulières.

– Quel est donc votre professeur, là-bas?

– Mais, c'est Mme de Saint-Jean-d'Angély!

– Eh bien! Mme de Saint-Jean-d'Angély s'entend à professer le piano comme un savetier! – s'écria M. Vaufrenard qui perdait complètement le sens de la mesure dès qu'il s'agissait de musique.

Il interpella grand'mère.

– Voyons! madame Coëffeteau, voulez-vous, oui ou non, que votre petite-fille devienne une musicienne?

– Une musicienne! une musicienne… sans doute! – s'écria la malheureuse femme – Est-ce que Madeleine a besoin, pour cela…?

– Enfin! – interrompit M. Vaufrenard, – voulez-vous qu'elle joue du piano comme de la serinette, où seriez-vous flattée qu'elle eût du talent?

Ma grand'mère pensait certainement à ma mère qui n'avait pas de talent. Quant à elle, elle se méfiait du talent, parce qu'il porte à l'indépendance, ce qui, dans son esprit, était la pire des choses. Mais elle n'osait répondre à ces deux messieurs, très enflammés, très irritables et très compétents en matière musicale. M. Topfer affirmait que j'avais "des doigts et de la tête, tout ce qu'il fallait pour faire en cinq ou six ans un vrai talent," mais il fallait me mettre entre les mains d'un professeur "qui ne fût pas un âne." – Pauvre Mme de Saint-Jean-d'Angély! – La question fut agitée à la maison. C'est la dépense supplémentaire d'un professeur "de la ville" qui était aussi à considérer, surtout avec la menace qu'étaient pour notre bourse les "études" de Paul! Mais ces messieurs furent d'une ténacité qui m'étonna: avais-je donc tellement de dispositions? Tous deux s'imposèrent presque, et ma grand'mère dut consentir à m'envoyer chaque matin, une heure ou deux, chez les Vaufrenard.

Le mois d'août était tellement chaud que personne ne songeait à faire des promenades; à dix heures du matin, Françoise et moi, nous rasions les murs pour bénéficier d'un peu d'ombre, puis, une fois la grille ouverte, chez les Vaufrenard, nous dégringolions sous les arbres frais où l'on avait toujours peur de rencontrer des couleuvres; et, dans le grand salon au parquet piqué, les persiennes à demi fermées laissant passer un rayon qui étincelait, avant d'entrer, en frappant le feuillage luisant d'un grenadier en caisse, ces messieurs, tantôt l'un, tantôt l'autre, quelquefois tous les deux, s'acharnaient à m'initier à leur art.

Ils avaient pour la musique une passion exclusive, et éprouvaient l'un comme l'autre la démangeaison de faire du prosélytisme; ils semblaient craindre qu'après eux, personne ne goûtât plus la qualité de leur immense plaisir; sur combien d'enfants n'avaient-ils pas essayé d'agir! sur mon frère Paul, avant moi, sur les jeunes Bridonneau, sur Mlle Patissier, sur les deux petites de la Vauguyon, sur les six enfants des Pallu.

M. Topfer avait eu tous les malheurs imaginables; on le citait comme un exemple de certaines cruelles destinées, et il avait traversé ses adversités, non pas insensible, mais en puisant comme un divin secours dans les sons magnifiques de son violoncelle et dans une espèce d'extase où je l'ai vu souvent quand il entendait au piano une sonate de Beethoven. C'était un bonhomme un peu brusque de façons, avec un cœur tendre. Il vivait sans cesse sur la défensive, car il croyait, – avec quelle raison! – en voyant une personne nouvelle, qu'elle n'allait pas aimer la musique qu'il aimait ou qu'elle allait lui vanter celle qu'il avait en horreur, et de cela il souffrait un perpétuel martyre.

 

La façon dont ces deux bonshommes me parlèrent de la musique m'emballa. Leur musique, autrefois, m'avait touchée intimement; mais je reste convaincue que, quel que soit l'attrait des choses elles-mêmes, c'est la parole qui nous gagne tout à fait. Un mot juste, dit à temps, a la vertu de fixer une impression pour toujours; c'est le mot qui illumine, ou si l'on veut, c'est lui qui échauffe, et rend possible l'empreinte. C'étaient les paroles de Mme du Cange qui m'avaient le plus troublée au couvent; c'étaient ses deux petits mots, prononcés dans le corridor: "Mon enfant!.. mon enfant!.." qui avaient assuré ma ferveur religieuse. Ce fut l'initiation passionnée de M. Topfer qui réveilla en moi l'enthousiasme de mes toutes jeunes années pour la musique, et ce fut cette clarté particulière de méthode, qui manque rarement aux hommes épris de leur art, qui m'aida à me débrouiller rapidement dans les rebutants débuts. En deux mois de vacances, mes deux maîtres firent de moi une musicienne, non pas exécutante, assurément, mais déterminée, ardente, partie, définitivement partie vers un but qui me paraissait beau, qui ne contrariait pas mon idéal religieux, qui l'augmentait plutôt en se confondant avec lui. J'entrevis la possibilité de vivre dans ce monde dont les premiers échos m'avaient tant choquée, en m'y créant un refuge sacré, une oasis toujours suave, quels que dussent être les dégoûts que le sort me réservait.

Oh! ces deux mois de vacances, si mal commencés, je les revois toujours. Ils ont été la période la plus satisfaisante de ma vie pour mon âme, pour mon esprit, pour mon cœur; plus satisfaisante que ma période exclusivement religieuse, oui, parce qu'il y a en moi, et, malgré tout mon "besoin d'idéal," – comme on ose à peine dire, – il y en moi un individu positif qui pressentait, même en adoration devant l'autel, que ce ravissement-là était un luxe dont la vie ne s'accommode pas communément. La musique me donnait, m'avait dit M. Vaufrenard, une valeur personnelle; et l'idée de valoir par moi-même m'inoculait je ne sais quelle force nouvelle. Mais M. Topfer disait: "Ah! par exemple, il ne s'agit pas d'être une tapoteuse!.."

Le cher homme que M. Topfer!

Quand je me séparai de lui, le premier jour d'octobre, il fut très ému; il crut devoir m'adresser un petit discours, surtout afin de me prémunir contre la musique médiocre; et il me parla des grands maîtres. Ce qu'il me dit était au-dessus de mon âge, et je n'en ai rien retenu que la figure de petit homme à favoris blancs qu'il avait, lui, un peu à la manière de César Franck, et son frais petit œil bleu, son œil d'enfant. Il était pourtant bien possédé par son sujet; c'est pour cela sans doute qu'il oubliait mon âge; il me disait des choses et des choses sur Mozart, sur Rameau, sur Bach; puis il passa à Beethoven, mais s'arrêta aussitôt comme si un sanglot étouffé lui eût obturé la gorge: que voyait-il? que pensait-il? tout ce génie divin lui apparaissait peut-être, et il en était écrasé; il répéta seulement: "Beethoven!" en élevant un doigt, et son petit œil bleu, d'enfant, se mouilla. Cela, je le compris; c'était le mieux qu'il pût faire pour moi.

X

On avait consenti à remplacer Mme de Saint-Jean-d'Angély par un professeur de Tours, nommé M. Bienheuré, un homme très doux, très aimable et qui jouait joliment bien, quoiqu'il eût presque toujours très chaud quand il arrivait à Marmoutier, ayant fait presque deux kilomètres à pied, et il s'épongeait le front pendant un quart d'heure. Il me fit beaucoup travailler. Même en son absence, j'étudiais pendant certaines récréations et une grande partie de la journée des jeudis et des dimanches. Dès les vacances de Pâques, j'étonnai M. Vaufrenard; aux grandes vacances, je tremblais d'émotion à l'idée du plaisir que j'allais causer à M. Topfer.

Mais, en arrivant à Chinon, je trouvai ma famille très agitée. J'avais remarqué, à Pâques, leur air tout chose et une certaine préoccupation d'économies qui m'avait laissé supposer que mon frère Paul faisait des siennes à Paris. Je sus, à peu près par tout le monde, – quoiqu'en principe, et sur l'ordre de grand'mère, cela dût m'être tenu absolument caché, – que monsieur mon frère avait fait dix mille francs de dettes. Dix mille francs! à prélever sur la pauvre petite dot de maman qui avait été respectée par mon père au milieu de ses grands sacrifices pour le pays!.. Par une chance relative, on avait eu vent de son emprunt, grâce à son correspondant à Paris. Le prêteur était de Tours même; Paul était mineur, il est vrai; mais la somme avait été livrée et consommée, il avait fallu la rembourser. Grand-père était dans une fureur noire; lui, si calme, d'ordinaire, je ne l'avais pas soupçonné de se pouvoir monter ainsi: devant moi, qui étais toujours censée ne rien savoir de la conduite scandaleuse de mon frère, il prophétisait notre ruine, à tous les deux, à nous tous, et il se voyait obligé, quant à lui, à bêcher les vignes. D'une longue semaine, l'indignation ne cessa pas; je ne savais où me mettre: j'avais grande envie de courir chez les Vaufrenard, mais la grand'mère prétendait ne plus voir personne, sous prétexte que la ville devait savoir que notre fortune était écornée, et elle disait qu'elle savait bien de quelle façon on allait nous regarder dans la rue: elle avait passé par là quand mon père avait dû abandonner sa maison! Paul, lui, était encore à Paris, retenu par ses examens.

On ne lui avait pas soufflé mot de l'affaire, de peur de le troubler devant ses examinateurs. Alors, comment savait-on qu'il avait déjà mangé les dix mille francs? C'est que le prêteur avait fourni la preuve qu'ils n'étaient qu'un remboursement de sommes antérieurement avancées par un bas usurier. Cela devait dater de son installation à Paris; c'était le prix des aventures à moi contées l'année précédente. Tout portait à faire croire qu'il avait à présent creusé de nouveaux précipices!

Mon Paul arriva enfin, précédé d'un télégramme: il était reçu. Ah! bien lui en prit de n'avoir pas échoué cette fois! Mais il était reçu. On pourrait dire à chacun dans la ville: "Paul est reçu!" Les grands-parents s'apaisèrent; ils ne pensaient plus qu'à répéter: "Paul est reçu!" c'était presque de la gloire. Pour une si vive satisfaction, on lui eût pardonné tout et le reste! Grand'mère sortit; elle se montra dans la rue, avec son petit-fils; il était reçu! Nous allâmes enfin chez les Vaufrenard. Quant aux reproches, grand-père lui-même prononça: "Remise à huitaine!"

XI

M. Topfer n'était pas encore arrivé d'Angers. Moi qui avais eu si peur de l'avoir manqué! Mais ne point le voir me fut une grande déception. Je sus qu'il avait eu une forte attaque de goutte et qu'il achevait une saison à Contrexéville. Ce ne fut donc qu'à M. Vaufrenard que je pus montrer mon "talent." On me fit jouer un peu; presque tout le monde me complimenta, mais non pas M. Vaufrenard. Je pensais: "Je suis sûre qu'il n'ose pas se prononcer en l'absence de M. Topfer, oh! le lâche!.." On me pria de me mettre au piano une seconde fois; il y avait bien une vingtaine de personnes dans le salon; elles me firent un vrai petit succès; un grand jeune homme, qui me tournait les pages et que je voyais ce jour-là pour la première fois, me dit d'une voix émue:

– Oh! mademoiselle, vous ne pouvez vous imaginer le plaisir que vous nous avez fait!..

Ah! bien, c'est moi qui fus émue, je vous prie de le croire! C'était le premier compliment qu'on me décochait à bout portant! Mais le satané M. Vaufrenard ne desserra pas les lèvres. A notre départ, seulement, en m'embrassant sur le front, comme lorsque j'étais enfant, il me dit:

– Eh bien! mougeasson! tu reviendras demain matin, j'espère, te faire un peu frotter les oreilles?..

Je revins le lendemain matin pour m'entendre dire que j'avais joué comme un sabot et me le voir démontrer.

– N'en crois pas tous ces ignares, ma pauvre gamine, ils ne savent seulement pas discerner une note fausse!..

Ça, c'était clairement injuste, par exemple! car il y avait là, la veille, deux dames, excellentes musiciennes, sans compter le jeune homme qui me tournait les pages.

Mais je ne tardai pas à découvrir ce que voulait M. Vaufrenard: il voulait étonner son ami Topfer, et pour étonner Topfer, il fallait jouer autrement la Courante de Rameau ou la Polonaise de Chopin, que je ne l'avais fait la veille. Pendant douze jours, il me fit travailler à obtenir ce résultat. M. Topfer enfin arriva, et il ne fut pas étonné. Mais, cette fois, c'était M. Vaufrenard qui n'était pas content, car son amour-propre était intervenu dans l'affaire, et pour douze jours de ses leçons personnelles, à lui, il voulait absolument que je fusse remarquable. Il prenait son ami à partie:

– Comment! tu ne trouves pas!.. mais écoute-la dans cette phrase, sacrebleu!..

M. Topfer ne bronchait pas; il me faisait recommencer et recommencer encore, avec ses indications, ses nuances. Puis tout à coup, après m'avoir tourmentée, il avait l'air excessivement mécontent, ou de moi, ou de lui-même, et s'écriait:

– Eh bien! jouez-moi ça comme vous l'entendez!..

Habituée à une grande docilité, je ne vis heureusement pas de malice dans son injonction inaccoutumée, et je jouai comme j'avais envie de jouer. Il me remercia froidement, l'hypocrite! et ne sut que me recommander de ne pas manquer de venir le lendemain. Il était tard, je m'en souviens; je déguerpis dare dare en roulant ma musique, mais j'eus le temps d'entendre, derrière la portière en tapisserie qui fermait le salon, M. Topfer qui disait:

– Tempérament du diable, la drôlesse!..

Si j'étais contente! si je me rengorgeais, en grimpant l'allée sous bois, puis en descendant la petite rue torride où il n'y avait, à cette heure-là, plus d'ombre!

Alors, seulement alors, – pour quelles raisons infiniment subtiles, – je me crus le droit de penser que le grand jeune homme qui m'avait tourné les pages, un dimanche, et qui m'avait adressé un compliment si ému, primo, devait être sincère; secundo, pouvait n'être pas un imbécile.

Que les choses sont étranges! Le souvenir de ce garçon ne m'avait pas du tout agitée et je n'avais même pas été tentée de me représenter sa personne physique qui ne me laissait aucune impression, ni de retrouver seulement son nom. Ce garçon était lié à mon petit amour-propre de pianiste; c'était son compliment, de ton si convaincu, qui m'avait retenue un peu; et voilà qu'à présent, et parce que je venais de découvrir que mes deux maîtres me trouvaient des qualités, voilà que dans une minute d'exaltation, sous le plein soleil de midi, dans la rue, je ne pus me retenir de dire à ma vieille bonne:

– Tu sais, Françoise, il y a un jeune homme qui m'a fait un de ces compliments, l'autre jour!..

Françoise s'arrêta du coup, et comme si elle eût été soudain pétrifiée:

– Un jeune homme, mademoiselle!.. et qui ça, donc?

– Ma foi, je ne sais seulement pas son nom.

Je dus la tranquilliser, car elle allait croire que l'on m'avait manqué de respect dans la rue.

– Oh! n'aie pas peur: c'est chez M. Vaufrenard, un jeune homme qui me tournait les pages!

Elle me regarda, l'excellente vieille femme, d'une façon inexprimable et dont je ne compris pas, dans l'instant, tout le sens; mais sa figure m'est demeurée présente parce que j'y ai songé bien souvent depuis; il y avait, dans son vieux visage tanné et ridé, un mélange d'angoisse solennelle et de bonheur, de surprise et de résignation; enfin on eût dit qu'elle assistait soudainement, au tournant de la rue, à un événement qu'on pouvait pressentir, mais qui était encore inattendu, et dont les conséquences devaient être incalculables.

– L'avez-vous dit à Madame, au moins? s'écria-t-elle.

– Mais pour quoi faire?.. ça n'a pas d'importance, voyons! Tu es là qui fais une tête!..

– Moi, à votre place, je le dirais à Madame.

"Madame," pour Françoise, comme pour tous, c'était ma grand'mère.

Je n'avais pas envie du tout d'entretenir grand'mère d'une niaiserie que je regrettais déjà d'avoir confiée à Françoise. Voilà comme je comprenais, à cette époque, que l'on fît des confidences: ou bien à la première venue, parce qu'on ne sait pas comment elle va les prendre, et qu'il y a là quelque chose d'inconnu, d'amusant, comme un jeu de hasard; ou bien à quelqu'un comme Mme du Cange, qui comprend tout, et mieux que vous ne feriez vous-même. Mais ma grand'mère, quel que fût le respect que je professais pour elle, était bien la dernière personne à saisir les complications du moindre tourment de l'esprit; quant à maman, elle n'avait jamais osé avoir une opinion sur quoi que ce fût. Et, après tout, moi, j'étais bien tranquille; ce n'étaient que les grands airs de Françoise qui contribuaient à me faire croire qu'il se passait quelque chose d'anormal.

 

Pourtant, je dus finir par conter la chose; mais voici pourquoi: c'est que j'avais espéré retrouver ce jeune homme chez les Vaufrenard, le dimanche suivant, et qu'il n'y vint pas. Pour rien au monde je ne me fusse permis de dire: "Tiens! ce jeune homme qui m'a tourné les pages, dimanche dernier… il ne vient pas!.." Ah! bien, c'en eût été, une affaire! Mais de retour à la maison, je dis à grand'mère qui me parlait de mon piano:

– Ce qu'il y avait d'agaçant tantôt, c'est que Mme Pallu, qui me tournait les pages, laisse traîner la dentelle de sa manche sur la partition: j'ai un trou dans ma lecture, d'au moins quatre ou cinq mesures…

A quoi ma grand'mère répliqua elle-même, ce qui me parut providentiel:

– Qui donc te tournait les pages l'autre dimanche?

– Un grand jeune homme qui, ma foi! m'a adressé un fort joli compliment…

Glissée comme cela et en manière de réponse, seulement, la petite chose passa comme lettre à la poste… mais, en glissant, me fit plaisir. J'étais à contre-jour, heureusement, car je rougis jusqu'aux oreilles!..

– Ah! dit ma grand'mère, je me souviens: c'est un ami des Jarcy, qui est venu avec eux de la Vaubyessart… Comment s'appelle-t-il donc?

J'esquissai un geste d'ignorance et d'indifférence.

Personne ne se rappelait le nom de ce jeune homme. Ce très léger incident en demeura là, momentanément, et n'eut pas d'autre suite immédiate que de m'accrocher aux Jarcy qui venaient à Chinon et chez les Vaufrenard, environ un dimanche sur deux. Je ne croyais pas du tout, je l'avoue franchement, m'intéresser d'une façon particulière au jeune homme qui m'avait tourné les pages, mais ma curiosité était piquée, et je m'imaginais ne désirer que savoir son nom.

Malheureusement, les Jarcy n'avaient pas d'enfants avec qui j'eusse pu parler aisément, et formaient un couple d'une cinquantaine d'années, à l'abord assez froid; je les connaissais peu, en somme; qu'on juge si j'étais embarrassée pour aller leur demander le nom du jeune homme qui m'avait tourné les pages! Mais je m'approchais d'eux, je ramassais les bribes de leurs paroles: ne laisseraient-ils pas tomber, par hasard, celle que je souhaitais? Ce fut un fait exprès: personne, du moins en ma présence, ne s'avisa de s'informer du jeune homme. Ah çà! il était donc bien ordinaire, bien quelconque, pour avoir laissé si peu de traces dans une petite réunion!.. Croira-t-on que j'en voulais à ces gens de ne l'avoir pas remarqué, de n'avoir pas gardé de lui quelque souvenir!.. Et je songeais, en même temps, à part moi, que moi-même, je ne savais pas comment il était fait, s'il était joli ou laid, et que je n'avais retenu de lui que le compliment qu'il m'avait adressé et le ton qu'il y avait mis.

Telles étaient ma timidité, mon habitude de contrainte et la terreur qu'une jeune fille élevée comme je l'étais a de se compromettre, que je rentrai au couvent sans avoir appris ce que je voulais. J'ensevelis en moi ce dépit. Encore une fois, je croyais bien que cela n'était rien qu'une assez mesquine curiosité non satisfaite: je me moquais de moi-même, et, dans le train qui me ramenait vers le pensionnat, je faisais la réflexion que ce n'était pas trop tôt que j'eusse à m'occuper de choses sérieuses, car n'allais-je pas "dans le monde" devenir maniaque et ridicule?..

Le couvent, en effet, s'empara de moi de nouveau, et si bien, que j'oubliai ces petites choses. Ce devait être mon avant-dernière année; j'étais tout à fait dans les "grandes;" ma sagesse me valait des emplois nombreux; j'avais fort à faire. En outre, je fus saisie, la troisième semaine qui suivit la rentrée, après les habituelles secousses de la retraite, d'une crise de dévotion! oh! mais, sans comparaison possible avec ce que j'avais éprouvé jusque-là.

Mme du Cange, qui prenait chacune de nous en particulier, une fois par semaine, m'arrêta sous la charmille, et me dit:

– Mon enfant, si quelque fait insolite s'était passé, pendant les dernières vacances, est-ce que vous ne me le confieriez pas?

Je protestai, sans comprendre en aucune façon. Ma confiance en elle n'était-elle pas toujours la même? Et très sincèrement, je me demandais: "Que se serait-il passé ces vacances dernières?" Elle me dit:

– Il y a quelque chose de changé en vous, mon enfant…

– Mais non, madame, je vous jure!

– Il y a quelque chose… cherchez!.. Voyons! cherchons ensemble: n'auriez-vous pas gardé de ces vacances quelque souvenir, agréable ou douloureux, mais tenace, et qui se loge dans un coin de notre âme, comme une parole frappante qu'on ne peut plus oublier et qui suscite sans cesse des pensées autour d'elle?

– Mais, non, madame!

– Vous n'avez contracté aucune amitié nouvelle?

– Mais, non, madame…

– Point de nouveaux chagrins de famille?.. Je sais, ma chère enfant, que la grande perte que vous avez subie a laissé en votre excellent cœur une blessure profonde; cependant, il faut se résigner à la volonté de Dieu. Il faut aussi avoir confiance en sa miséricorde: vous n'êtes pas tourmentée du sort de l'âme de votre digne père?..

– Oh! non, madame.

Elle me regarda, alors, de tout son charmant visage:

– Et notre petite conscience, notre petite conscience de cristal, vous savez, si pure, qu'une goutte d'eau y fait tache, elle ne nous reproche rien, rien?.. Il n'y aurait pas en elle un secret que vous aimeriez mieux confier à Dieu qu'à moi?

J'étais très embarrassée, incommodée même, et je commençais à m'émouvoir. Je n'avais rien à cacher, me semblait-il, ni à Mme du Cange, ni à Dieu. Mais j'avais été si souvent témoin de la pénétration extraordinaire de Mme du Cange qu'il ne me venait même pas à la pensée qu'elle pût se tromper. Si elle avait remarqué quelque chose, c'est qu'il y avait quelque chose en moi. Lui dire "non" jusqu'au bout, la laisser se séparer de moi sans un aveu, c'était la laisser avec un soupçon, et cela m'était très pénible. Tout à coup, j'eus une sorte de terreur; je m'examinai vite, vite; et ce fut ce qui dominait en moi, depuis quelque temps, qui émergea: c'était peut-être, après tout, très mal, d'aimer Jésus comme je faisais! Je devins rouge, j'eus envie de pleurer, et je confessai à Mme du Cange le sentiment dont mon cœur était plein:

– Madame, peut-être est-ce que j'aime trop Notre-Seigneur Jésus-Christ!..

Il me parut bien qu'elle attendait cela ou quelque chose d'analogue. Son visage, qui avait été anxieux, s'amollit, et elle me prit la main. Mais je sentis tout de suite que ce que je lui avais avoué n'était pas sans gravité. Elle revint sur les recommandations qu'elle m'avait faites l'année précédente et sur la nécessité de garder de la modération dans toutes les affections, même divines.

En me quittant, elle me demanda si je comptais voir bientôt mes parents. Rien ne me faisait prévoir leur visite; il y avait à peine un mois que nous étions rentrées.

Cependant, huit jours après, Mme du Cange me dit:

– Mon enfant, vous aurez le plaisir de voir madame votre grand'mère et votre chère maman aussi sans doute, jeudi prochain.

Comment cela se faisait-il? Elle leur avait donc écrit de venir? En effet, grand'mère et maman m'attendaient au salon le jeudi suivant, et, quand j'arrivai, Mme du Cange et Mme de Contebault, la Supérieure, les quittaient. Mon Dieu! qu'est-ce qu'il pouvait donc y avoir de si important? Oh! je me souviens avec effroi de ces moments de couvent, où des yeux si clairvoyants vous regardent et où l'on se demande: "Qu'y a-t-il en moi, que je ne voie pas?.."

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