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La jeune fille bien élevée

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XIX

Un long hiver passa là-dessus. Notre seule distraction, du moins la mienne, était d'aller à Tours le samedi, surtout à partir du moment où nous apprîmes que "le jeune homme du chemin de fer" avait trouvé la dot voulue, qu'il avait acheté son étude et qu'il était fixé près de Châtellerault, en Poitou. Peu à peu toute ma famille avait pris l'habitude d'aller à Tours le samedi; personne ne grommelait plus contre ce servage imposé par ma manie musicale; on trouvait même à ce petit déplacement des avantages, le prix de l'aller et retour étant compensé par le bon marché et la qualité d'une foule d'"articles" très supérieurs à ceux qu'on se procurait à Chinon. Il arriva même cette chose assez curieuse, que mes parents se disputaient à qui m'accompagnerait le prochain samedi. Celui ou celle qui l'emportait me conduisait chez Bienheuré, puis essayait de trouver mon frère chez son carrossier, puis vaquait à ses affaires jusqu'au train de 5 h. 55.

Or, voilà-t-il pas Bienheuré qui s'avise, un beau jour, de demander ma main pour son gendre, veuf depuis quatre ans, et qui était professeur de solfège dans les écoles municipales! Ce fut maman qui reçut cette proposition en pleine figure, dix minutes avant le départ du train. Elle n'eut que le temps de dire au professeur:

– Je vous remercie, monsieur Bienheuré… très flattée… nous reparlerons de cela…

– Nous avons tout le temps, disait Bienheuré, tout le temps, madame!

– Ah bien! me fit maman, dans la rue, en voilà bien d'une autre! Qu'est-ce que ta grand'mère va dire?

Moi, cela me paraissait drôle:

– On se plaint que je ne sois pas demandée en mariage? Des demandes en mariage, il en pleut!

Mais grand'mère, comme il fallait s'y attendre, ne prit pas cela très bien. Elle prononça sans hésitation aucune:

– C'est regrettable pour Madeleine; elle ne pourra plus remettre les pieds chez son professeur. Voilà tout.

"Voilà tout." C'était bientôt dit: mais elle faillit en faire une maladie. Certes, elle se plaignait que je ne fusse pas demandée en mariage! Mais que je fusse demandée en mariage par un petit professeur de solfège dans des écoles "gouvernementales" et veuf par-dessus le marché, cela était cent fois pire que de n'être pas demandée du tout.

"Comment Bienheuré avait-il eu pareille audace?.. Voyons!.. Bienheuré qui avait connu Madeleine à Marmoutier!.. Est-ce que les jeunes filles sont élevées à Marmoutier, d'ordinaire, pour entrer dans la famille de leur professeur de piano?.. Ah çà! mais Bienheuré était fou? Un homme si calme, si patient, si discret, qui eût dit que?.. Ah! après celle-là, on pouvait s'attendre à tout!.."

Et maman, toujours indulgente, qui s'ingéniait à défendre Bienheuré:

– Il n'a pas eu conscience, je t'affirme, disait-elle à sa mère: il m'a dit avec une grande simplicité: "Ces deux jeunes gens feraient si bon ménage!.. Mon gendre connaît Mademoiselle Madeleine… Oh! il l'a aperçue, bien des fois, par une porte entre-bâillée… et il l'a entendue jouer: quel succès mademoiselle votre fille aurait dans les concerts!.."

Grand'mère fut intraitable. Il fallait renoncer à Bienheuré, même comme professeur; on lui envoya le montant de ses honoraires par mandat.

Pauvre Bienheuré! Maman et moi, trouvions sa démarche assez naturelle. Je me souvenais d'avoir aperçu en effet son gendre, dans une pièce voisine du petit salon où nous jouions; c'était un grand garçon, tout jeune encore, ni bien, ni mal. Il est certain que jamais l'idée ne me fût venue, spontanément, à moi, d'entrer dans la famille de mon professeur de piano. Mais la proposition ne me paraissait pas extraordinaire, et elle n'était pas du tout insensée. Je m'étais vouée à la musique; il ne s'agissait plus de le dissimuler: je me destinais secrètement à être une "professionnelle." Ce grand mot qui faisait frémir mes parents, il allait falloir le prononcer tout haut un jour ou l'autre; c'était à le mériter que je m'appliquais, c'était pour que je fusse une "professionnelle" que tous les membres de ma famille, successivement, me conduisaient à Tours le samedi; mais ils ne voulaient pas le savoir…; et pourtant, à la fin de cette année, coûte que coûte, nous allions tous nous heurter à l'inévitable concours!.. Ah! quand je pensais à ce concours!.. Eh bien! mon professeur, qui connaissait, à ce propos, mes terreurs, venait à mon secours et me faisait sauter, à pieds joints, dans la "profession" musicale, si l'on peut dire, par le moyen du mariage… Ce n'était pas si sot, ni si désobligeant pour nous. Une fois mariée, n'aurais-je pas pu me présenter au Conservatoire sans bruit, alors que, jeune fille, c'était un esclandre?.. Enfin, en cas d'échec, Bienheuré me lançait dans les concerts que l'on commençait à organiser à Tours, à l'imitation de ceux d'Angers… Où trouverais-je jamais un mari qui me permît de suivre aussi exactement mes goûts et ce que je croyais pouvoir appeler décidément "ma vocation?"

Il m'est impossible de savoir si oui ou non le gendre de Bienheuré eût été pour moi le mari rêvé; mais, en fait de mariage de raison, si jamais je devais me résoudre à en contracter un, celui-là était le rêve. Car, du moment que mon cœur n'était pas pris, je ne voulais plus vivre que pour la musique et par la musique; or, mes expériences du jeune médecin et du jeune notaire étaient là pour m'avertir qu'il était prudent de me méfier des bonds de mon cœur.

Enfin on donna son congé à Bienheuré. Mais, renoncer aux leçons du samedi n'était pas si simple que cela! Il fallait compter avec l'opinion. Pourquoi renoncions-nous tout à coup aux leçons de piano? Il avait été déjà assez mystérieux de prendre tant de leçons de piano; mais, la chose une fois admise, rompre ainsi, tout à coup, au beau milieu de l'année, exigeait une explication. On allait, disait grand'mère, nous croire dénués au point de ne plus pouvoir payer les cachets! Avouer la raison qui nous séparait de Bienheuré, à ses yeux, était pire. On délibéra. Le samedi nous surprit sans que la difficulté fût résolue, et pour ne point fournir d'aliment aux caquetages, nous allâmes à Tours, ce samedi encore, sans y avoir rien à faire.

Du moins y fîmes-nous une enquête chez les marchands de musique, demandant partout qu'on nous indiquât un professeur de piano parfaitement recommandable. Et partout la réponse était identique: "Mais Bienheuré mesdames!.. Est-ce que vous ne connaîtriez pas Bienheuré?.." Grand'mère disait: "Si, si, mais il est sans doute fort occupé: à défaut de Bienheuré?.." Oh! à défaut de Bienheuré, il y en avait une quantité, et aux conditions les plus abordables; et on nous citait des dames veuves, des demoiselles d'un certain âge. Les prix de ces leçons, sans proportion aucune avec ceux du maître Bienheuré firent rougir grand'mère d'humiliation; elle ne voulut point paraître seulement les entendre; elle disait en souriant: "Oui, oui… je vois…" – "Vous voyez, madame," lui disait-on chez les marchands de musique. Et dans ces "je vois," dans ces "vous voyez," on sentait tout le conventionnel mépris de notre monde, comme des boutiquiers eux-mêmes, pour ce qui n'est pas classé officiellement hors de pair. Les marchands, toutefois, nous laissaient par écrit les adresses de ces pauvres professeurs de piano, car ils savaient bien que ce n'est jamais du premier coup, et quand on vient de prononcer le nom de Bienheuré et le chiffre de ses cachets, que l'on se décide à s'adresser à ce fretin; mais le lendemain ou l'heure d'après, à la dérobée.

Et c'est ce que nous ne manquâmes pas de faire, le samedi suivant. Munis des sept ou huit cartes de professeurs qu'on nous avait remises, nous nous présentâmes chez celui d'entre eux dont le nom avait été le plus de fois recommandé et, d'ailleurs, flattait grand'mère par sa belle consonance et sa particule: c'était une Mme de Testaucourt, appartenant à une famille connue et récemment éprouvée par un désastre financier. Mme de Testaucourt plut à ma famille, tant par ses manières distinguées que par ce qu'on savait de son infortune. Elle me fit asseoir au piano dès cette première visite et ne parut pas du tout s'apercevoir que je ne jouais pas comme la première venue. Je pensai: elle est très forte ou elle ne sait pas ce que c'est que de jouer du piano. Dès qu'elle m'eut donné une "leçon" je fus assurée, sans aucune forfanterie de ma part, que c'était moi qui lui enseignais quelque chose, et qu'elle n'avait, la pauvre femme, absolument rien à m'apprendre. Je confiai mon impression à maman qui me dit: "C'est ennuyeux, parce qu'il sera bien difficile de faire croire cela à ta grand'mère!" En effet, grand'mère fut persuadée que c'était pure illusion de ma part, et qu'en tous cas il convenait de faire une épreuve plus prolongée des capacités de Mme de Testaucourt. Il pénétra cependant un doute dans l'esprit de grand'mère, et ce qui la tourmentait était la crainte que mon jeu ne parût affaibli aux Vaufrenard, quand ils reviendraient de Paris.

Elle vivait dans l'appréhension de contrister les Vaufrenard; on leur avait caché, comme à tout le monde, l'incident Bienheuré.

L'incident Bienheuré fut connu à Chinon. Nous l'apprîmes, environ six semaines après, d'une façon singulière: par une autre demande en mariage!

Un dimanche, après-midi, comme nous nous préparions à sortir, maman fut avertie qu'un monsieur l'attendait au salon.

– Un monsieur comment?..

– Un monsieur en tuyau de poêle, en redingote, avec des gants.

– Vous êtes bien sûre que c'est à moi qu'il veut parler? – demanda maman qui croyait toujours que l'on ne pouvait avoir à s'adresser qu'à sa mère.

C'était à maman que ce monsieur désirait parler. Le colloque dura dix minutes à peine. Maman sortit du salon, toute pâle, suffoquée, hésitant à raconter la visite. En dessous, elle semblait aussi avoir envie de rire, et elle eût peut-être ri, si elle n'eût redouté sa mère.

Enfin elle raconta que le monsieur en redingote était le nouveau pharmacien établi sur la place de la gare. Ce garçon venait demander ma main.

 

Ma grand'mère, toute chapeautée, gantée, prête à sortir, s'assit, sans dire mot, sur un coffre à bois du corridor d'entrée, où nous nous trouvions; puis, aussitôt, relevée par la colère, elle arpenta, à grands pas, le corridor; elle poussa la porte du salon, afin que maman y achevât son récit; mais le souvenir, peut-être l'odeur du pharmacien qui avait passé là, la rejetèrent en arrière, et elle alla tomber sur une chaise de la salle à manger. Maman disait:

– Qu'est-ce que tu veux? Il avait entendu parler de l'autre…

– Comment!.. de l'autre?

– Oui, du professeur de solfège…

– Alors, l'autre… tout Chinon sait!..

Le professeur de solfège était venu aux renseignements à Chinon; il avait vu les notaires, appris par eux le chiffre minuscule de ma dot, – mon prix!.. – et, dans la ville, ici et là, cueilli sur moi, sur nous, quelques éclaircissements. Par les saute-ruisseaux, par les clercs, on avait aisément su qui venait de Tours s'enquérir de Mlle Doré: un professeur de solfège dans les écoles municipales. Le pharmacien, nouveau dans la ville, avait jugé qu'il valait bien le professeur.

Et ce jeune pharmacien ganté, en redingote, en tuyau de poêle, sonnant à la maison, un dimanche, quand toute la ville est dans la rue!.. De celui-là non plus, on n'ignorerait pas la démarche…

Pauvre grand'mère! de quelles tribulations ne fus-je pas pour elle la cause involontaire? De pareilles épreuves l'accablaient; on la trouvait très vieillie. Le docteur demandait, pour la quarantième fois, à maman:

– Quel âge a donc madame votre mère?

– Soixante-sept ans à la Toussaint, docteur.

– Ah! ah!..

Et il ajoutait confidentiellement, du ton dont il eût formulé une ordonnance un peu intime:

– Ce qu'il lui faudrait, c'est un bon mariage pour Mademoiselle Madeleine…

Nous le savions bien! et cela me faisait trembler, parce que je prévoyais que si, par hasard, un "bon mariage" se présentait, qu'il me plût ou non, il me faudrait l'accepter pour épargner la santé de grand'mère.

En attendant, comme les "bons mariages" n'affluaient pas, je proclamais, moi, pour éviter les mauvais, que je ne voulais pas me marier:

– Je n'aime que la musique!

Tout le monde haussait les épaules.

– Dame! écoutez: si, sans fortune, on ne peut pas épouser qui vous plaît, moi j'aime cent fois mieux rester fille.

Alors grand'mère disait:

– La fortune! la fortune!.. sans doute; mais il ne faut pas oublier, mon enfant, que nous avons fait les plus grands sacrifices pour te procurer une éducation parfaite. Dieu merci, malgré tes… originalités, tu es et tu passes pour une jeune fille bien élevée: c'est un capital, cela. Il se trouvera quelqu'un pour l'apprécier.

Le noyau de la foi de grand'mère était cela: une jeune fille bien élevée a une valeur de… Il ne peut se faire qu'elle ne s'allie pas quelque jour à une valeur correspondante.

Sous son inquiétude, et malgré ses crises de désespoir, elle gardait un optimisme tenace.

XX

Nous vîmes encore refleurir le printemps aux balcons de la terrasse et dans le Clos de M. Vaufrenard. Pendant que les Vaufrenard étaient à Paris, nous avions l'autorisation de pénétrer chez eux pour aérer la maison, pour surveiller Tondu, qui était chargé d'entretenir le petit parterre; et il m'était recommandé d'user du demi-queue Erard, pour mes études, de préférence à mon vieux piano droit.

J'aurais eu grand plaisir à voir blanchir les arbres à fruits, à voir se réveiller la terre du père Sablonneau et reverdir les peupliers des îles, si chaque retour de saison ne m'eût été abîmé par l'idée que j'étais une jeune fille à marier, que je ne me mariais pas, que j'aurais dû être enlevée d'ici depuis longtemps, comme les autres qui avaient joué, enfants, avec moi, sur cette terrasse, enfin par l'idée que j'aurais dû n'être plus là!

Quand Sablonneau bêchait sa vigne, s'il m'apercevait d'en bas et portait la main à son chapeau, il dodelinait de la tête, il soulevait une épaule, et souvent il mâchonnait un juron. Mon frère, qui n'était jamais gêné par les mots, m'avait rapporté ce que Sablonneau, un jour, avait dit ainsi dans sa gorge avec un gros juron: "Si c'est pas dommage, un si beau brin de fille!.." Sablonneau lui aussi pestait que je ne fusse pas mariée. Sablonneau faisait comme ma vieille Françoise qui, lorsqu'elle m'aidait à m'habiller, ne pouvait me voir ni les bras nus ni la gorge sans pousser des soupirs à fendre l'âme. Et si je lui demandais en riant: "Mais, qu'as-tu donc?" elle dodelinait de la tête, elle aussi.

Ah! si ce n'eût été ce désir général de me voir mariée, que j'eusse donc été tranquille, moi! Que je me fusse amusée à voir gambader mes araignées d'eau dégingandées dans la citerne! Que je me fusse satisfaite, longtemps encore sans doute, à voir mes songeries, mes regrets, mes désirs imprécis, mes espérances emplir cette belle vallée en fleurs! Derrière moi, je n'avais que dix pas à faire, j'étais à mon piano avec mon Chopin, mon Beethoven, mon Rameau et mon Franck, mes enchanteurs! Aussitôt en leur pouvoir, par le jeu à présent si facile de mes doigts, le reste du monde me semblait peu de chose! Je me rappelais ce que M. Topfer m'avait appris de Beethoven: "Cet immense génie était sourd! Imaginez-vous un homme entouré d'une muraille infranchissable… Il n'entendait ni sa musique, ni les applaudissements qui l'accueillaient…" Et M. Topfer, en désignant les partitions des œuvres sublimes ajoutait: "Tout cela ne s'est passé que dans sa tête!.." Je voyais l'œil bleu, l'œil d'enfant, de M. Topfer, se mouiller d'admiration et d'émotion profonde à cette pensée. Le goût de la vie intérieure, développé par l'éducation chrétienne, me semblait préférable à tout autre… Quand j'avais passé la journée sous l'influence de la poésie de mes grands maîtres, j'étais dégoûtée du monde… Le "beau brin de fille" que Sablonneau voyait en moi, ces bras, cette gorge et cette chevelure qui attendrissaient ma vieille bonne, eh bien! j'offrais tout cela à ceux qui savaient le mieux me ravir, à mes chers génies; je m'imaginais que leurs ombres devaient se réjouir de voir une fraîche jeune fille se consacrer au culte de leur mémoire. J'ai conservé dans mes vieux papiers une petite poésie, dont je n'oserais pas recopier un seul vers, tant ils sont à la fois médiocres, innocents et hardis, par laquelle je vouais chaque partie de moi-même à mes trois célestes amants! Il y avait une strophe pour les yeux, une pour la bouche, une pour les "blonds cheveux," une pour les "longs bras blancs," une autre pour les "doigts agiles!" Les mots que je souligne donnent une idée du style employé et que j'empruntais aux romances: il me semble aujourd'hui comique, mais à la seule vue de ce papier jauni, mon cœur se soulève, parce qu'en écrivant à vingt ans ces choses naïves et cyniques, j'étais vraiment bien émue; ce n'était pas pour les envoyer à un journal, ni pour les montrer à quelqu'un, que je me torturais à trouver des rimes, – dans ce temps-là, les jeunes filles ne faisaient pas imprimer leurs vers… – c'était pour épancher un très réel bonheur intime, un bonheur très haut, très noble: véritable et logique suite de mes félicités religieuses.

Il me fallait quelque chose de grand, de magnifique. J'avais touché cela au couvent. Lorsque, ensuite, j'avais aimé un homme, sans l'approcher, j'avais pu aisément croire qu'il était de taille à combler mes désirs. A présent, je me croyais comblée par mon enthousiasme musical. N'étais-je pas heureuse? ne pouvais-je pas rester comme cela? Quel était donc le mariage qui ne détruirait cette félicité-là? Et quel mari m'en procurerait une analogue?

Je comptais sur le retour des Vaufrenard pour m'affermir dans la voie qu'ils avaient choisie pour moi, ce dont je leur savais tant de gré. Quel moyen auraient-ils imaginé pour m'emmener à Paris cet été et me faire concourir sans que grand'mère s'en aperçût? Ils commençaient à être assez puissants sur elle pour obtenir jusqu'à l'invraisemblable.

En les attendant, je travaillais sans maître, car la petite leçon que "je donnais" chaque samedi à Mme de Testaucourt était vraiment une pure formalité.

Ah! que c'était curieux, chez nous, cette attente des Vaufrenard, au printemps! Les arbres en fleurs, le travail du jardinier dans les parterres, le soleil commençant à réchauffer notre coteau en espalier, n'étaient rien: le renouveau, c'était les Vaufrenard qui amenaient avec eux l'air de Paris et qui ressuscitaient la vie à Chinon.

Ils étaient un peu, pour nous tous, ce que sont pour les enfants, à la campagne, les parents qui reviennent de la ville: qu'allaient-ils nous rapporter?

C'était le temps où l'on essayait d'acclimater en France la musique de Wagner. Nous avions su par le journal, qui s'en indignait comme d'une nouvelle invasion étrangère, et par les lettres des Vaufrenard, le bruit qu'avait fait à Paris une certaine représentation de Lohengrin. J'étais très avide de m'initier à la musique nouvelle que les journaux qualifiaient de barbare et les Vaufrenard de géniale.

Les Vaufrenard apportaient en effet avec eux presque toutes les partitions du maître nouveau. A la vue de ces couvertures couleur de miel où le nom de Richard Wagner se discernait parmi un charabia allemand, ma grand'mère bondit, grand-père fit la grimace, maman elle-même eut peur: on eût dit que les Vaufrenard hébergeaient chez eux et nous présentaient un espion!

– J'espère que Madeleine ne va pas jouer ça!.. dit grand'mère.

– Pas de si tôt! fit M. Vaufrenard, tranquillisez-vous, madame!

Et il se refusa à me confier aucune partition, sous le prétexte qu'il ne fallait pas s'initier à cela toute seule: il avait peur que je ne fusse rebutée au premier accord; il voulait m'initier lui-même; il me dit à l'oreille: "Demain matin, ici!.."

Ce fut une sorte d'escapade frondeuse, une rébellion organisée contre les pouvoirs publics! Le matin, conduite par Françoise ou par ma pauvre maman qu'on ne craignait guère, je recevais de M. et de Mme Vaufrenard l'initiation wagnérienne. Tannhauser, les Maîtres Chanteurs, Lohengrin, l'Or du Rhin: en une semaine, nous avions parcouru presque quatre opéras, Mme Vaufrenard au piano, M. Vaufrenard chantonnant, chantant quelquefois, même en allemand! Je me souviens d'avoir été tellement enthousiasmée par la phrase de Voglinde, dans les abîmes du Rhin… après les cent trente-quatre mesures du prélude: "Vei…a, va-ga! vogue la vague!.." que je demandai à la reprendre moi-même, et M. Vaufrenard s'écria: "Mais, tu chantes!" C'était vrai, j'avais la voix juste, mais je n'avais jamais chanté que pour moi. Sans prononcer les paroles allemandes, je suivis tant mal que bien les rôles de femme qui se trouvaient dans ma voix. Ce fut un regain de plaisir pour nos réunions intimes du matin. L'amour wagnérien empêcha peut être M. et Mme Vaufrenard de s'apercevoir que je manquais des leçons de Bienheuré. Jamais notre commune frénésie musicale n'avait été si vive. On savait que M. Topfer avait été, quoique si intransigeant ami de ses classiques, un des premiers à goûter Wagner, et nous disions en chœur: "Ah! quand Topfer sera là!.."

C'est entre nous qu'il ne s'agissait pas de mariage! Nous avions autre chose à faire!..

Je disais à M. Vaufrenard: "Et mon concours?"

– Nous t'enlevons, c'est entendu… Nous t'enlevons au moment voulu!

J'en tremblais, mais avec un secret bonheur. Etais-je assez prise par la musique! Ah! vraiment ces Vaufrenard avaient découvert ma voie. C'étaient eux qui avaient soupçonné mon goût, qui l'avaient cultivé, surchauffé, qui m'avaient créé, on peut le dire, une seconde nature, car, sans eux, je n'aurais été, évidemment, que la petite bécasse à marier, ordinaire, et, franchement; ne m'avaient-ils pas mise au-dessus de cela?

Voilà où nous en étions, quand, un beau matin, je reçus une lettre particulière de M. Topfer.

Qu'est-ce qu'avait à me dire mon vieil ami Topfer? Il me demandait de vouloir bien me faire entendre en public, à Angers, dans un grand concert que donnerait, au mois de juin, une société musicale très connue dans le pays.

Me faire entendre en public!.. Tout mon sang s'arrêta, quand je lus cela. J'eus d'abord une surprise, plutôt joyeuse, un orgueil fou, ensuite une idée un peu vulgaire, dont je ne me flatte pas: "Que de gens vont être "épatés!" C'est que je sentais déjà, à cette époque, quoique d'une façon très imprécise, que ceux que nous avons indisposés contre nous en nous singularisant un peu parmi eux, nous les subjuguons et les gagnons en nous singularisant tout à fait. Je vis les journaux où mon nom serait cité, peut-être répété dans un article; je vis la figure épanouie des Vaufrenard, je vis le petit œil bleu, si ému, de mon cher vieux Topfer… Mais tout à coup, je vis aussi le lieu du concert, l'estrade, le piano ouvert, la salle comble… Et je dus m'asseoir.

 

Je descendis, bouleversée. Maman, grand'mère, avaient aussi reçu, chacune, une lettre de M. Topfer. Il avait pris toutes ses précautions, le cher homme! Maman était très flattée et ne pensait qu'à la toilette qu'il me faudrait pour jouer en public; grand'mère gardait une réserve inquiétante, elle allait et venait par la maison, les lèvres serrées, l'enveloppe de M. Topfer pliée en deux et fichée entre deux boutons du corsage. Elle avait dit seulement, paraît-il: "Moi aussi, j'ai reçu une lettre."

Tout à coup, ayant achevé je ne sais quelle besogne, elle éclata. Elle était indignée, tout simplement; à l'entendre, une pareille proposition équivalait à un attentat contre ma personne. Elle n'aurait jamais cru cela possible de la part de M. Topfer; cependant, elle rappelait qu'elle l'avait toujours dit: "Ces artistes sont, au fond, tous des bohèmes." Pour qui nous prenait-il, ce vieux "coureur de cachets?" N'allait-il pas, aussi, m'offrir cinq cents francs pour m'exhiber en public, comme une comédienne?

– Va à Angers, ma fille!.. monte sur les tréteaux comme une Sarah Bernhardt!..

– Mais, grand'mère, il ne s'agit pas…

– Comment? il ne s'agit pas? De quoi s'agit-il donc?.. Une femme qui appartient au public n'appartient plus ni à sa famille, ni à sa maison… Mais, c'est à croire, ma pauvre enfant, que votre génération a perdu le sens commun: quel est donc le but de la vie, si ce n'est de fonder une famille?

– Sans doute, grand'mère, mais pourquoi nous fait-on cultiver les arts?.. pour ne les savoir qu'à moitié?..

– Oui, oui, raisonne, ma fille, c'est de ton temps!.. Les arts! les arts!.. Je vous demande un peu!.. Mais si ta mère m'avait dit un mot comme celui-là, quand elle avait ton âge, je lui aurais administré une correction, comme à une petite morveuse… Oh! n'aie pas peur: cela ne se fait plus!

Et elle s'en allait, répétant:

– Les arts!.. les arts! Ma parole, je ne comprends plus… Je suis trop vieille, décidément, je suis trop vieille… L'année dernière, c'était "l'amour," Sa Majesté l'Amour, la grande passion!.. L'année d'avant, il fallait vous empêcher d'être trop dévote!.. C'est à donner sa langue au chat… Je m'y perds… Mes parents à moi sont morts, pourtant, plus âgés que je ne le suis; ils avaient vu bien des guerres, bien des bouleversements et des révolutions; mais je ne crois pas qu'ils aient essuyé pareil vent de folie!..

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