Si elle courait

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« Dans quel sens ? »

« Rien de grave en soi, mais une fois au boulot, je l’ai entendu parler à sa femme au téléphone. Il était sorti dans la cage d’escalier pour pouvoir parler plus tranquillement. J’étais assis à l’un des postes de travail qui se trouvait juste à côté de la porte qui menait à la cage d’escalier. Je m’en rappelle car c’est la seule fois que je l’ai entendu parler à sa femme sur un ton où ne transparaissait aucune joie. »

« Et c’était une conversation au sujet de sa mère ? » demanda Kate.

« J’en suis presque certain. Je l’ai un peu taquiné quand il est rentré dans le bureau, mais il n’était pas d’humeur taquine. »

« Est-ce que vous savez quoi que ce soit concernant ses parents ? » demanda Kate.

« Non. Comme je vous le disais, Jack était un type bien, mais je n’irais pas jusqu’à dire que c’était un ami. »

« Où est-ce que vous vous rendiez à l’instant ? » demanda DeMarco.

« J’allais acheter des fleurs pour sa famille et les déposer chez eux. J’ai rencontré sa femme et ses enfants à plusieurs reprises lors de fêtes de Noël ou de barbecues organisés par l’entreprise, ce genre de choses. Une belle petite famille. C’est vraiment choquant, ce qui est arrivé. Ça me rend un peu malade, vous savez ? »

« Eh bien, nous n’allons pas vous retarder plus longtemps, » dit Kate. « Merci, monsieur Craft. »

Quand elles furent rentrées dans la voiture, Kate fit une marche arrière pour sortir de l’allée de Jerry et dit : « Tu peux demander les coordonnées de la mère de Jack ? »

« Tout de suite, » dit DeMarco, sur un ton froid.

Kate dut à nouveau se retenir pour ne rien dire. Si DeMarco allait continuer à lui faire sentir son agacement pour ce qui s’était passé hier, c’était son choix. Kate n’allait en aucun cas laisser ça affecter l’enquête.

Mais en même temps, il lui fallut retenir un petit sourire ironique. Elle avait passé tellement de temps à se demander si sa nouvelle position ne l’empêchait pas de voir sa famille et maintenant, elle était là, à travailler avec une femme qui lui rappelait parfois tellement Mélissa que ça en était presque effrayant. Elle pensa à Mélissa et à Michelle, pendant que DeMarco passait de département en département au sein du FBI, à la recherche d’informations sur la mère de Jack Tucker. Elle repensa à la manière dont Mélissa s’était comportée et avait réagi la première fois où elle, Kate, s’était retrouvée aussi obsédée par l’affaire Nobilini. Ça remontait à huit ans. Mélissa avait vingt et un ans, elle se rebellait contre tout ce que sa mère pouvait lui demander. Il y eut un moment où Mélissa avait même teint ses cheveux en mauve. Ça lui allait plutôt bien, mais Kate n’était jamais parvenue à le lui avouer à haute voix. C’était une période d’essais dans leurs vies, même quand Michael, son mari, était toujours vivant et là pour l’aider à faire face au rôle de parent, alors que Mélissa grandissait.

« Ça, c’est intéressant, » dit DeMarco, arrachant Kate à ses souvenirs. Elle posa son téléphone et regarda devant elle, avec une petite étincelle d’excitation dans les yeux.

« Qu’est-ce qui est intéressant ? » demanda Kate.

« La mère de Jack s’appelle Olivia Tucker. Soixante-six ans, elle vit dans le Queens. Un casier judiciaire vierge, à l’exception d’un tout petit détail. »

« Quel détail ? »

« La police a été appelée contre elle il y a deux ans. Et l’appel venait de Missy Tucker, le soir même où Olivia Tucker essayait de rentrer de force dans leur maison. » ´

Elles échangèrent un regard et Kate sentit disparaître un peu de la tension qu’il y avait entre elles. Après tout, il n’y avait rien de tel qu’une piste prometteuse pour rapprocher les co-équipiers les plus distants.

En ayant enfin l’impression d’avoir une piste à suivre, Kate fit demi-tour et se dirigea vers le Queens.

CHAPITRE CINQ

Olivia Tucker vivait dans un appartement assez ordinaire à Jackson Heights. Quand Kate et DeMarco arrivèrent, elle recevait la visite d’un pasteur du coin. C’est ce dernier qui leur ouvrit la porte. C’était un homme noir de grande taille et il avait un air triste sur le visage. Il regarda les agents d’un air sceptique, avant de soupirer doucement.

« Est-ce que je peux vous aider ? »

« Nous voudrions parler à madame Tucker, » dit DeMarco. « Qui êtes-vous ? »

« Je suis Leland Toombs, le pasteur de son église. Et vous, qui êtes-vous ? »

Elles sortirent leur badge et se présentèrent. Toombs fit un léger pas en arrière et les regarda d’un air désapprobateur.

« Vous savez qu’elle est complètement bouleversée, n’est-ce pas ? »

« Bien sûr, » dit Kate. « Nous essayons de retrouver l’assassin de son fils et nous espérions qu’elle aurait peut-être des informations utiles à nous donner. »

« Qui est-ce ? » dit une voix tremblante venant de l’intérieur de l’appartement. Kate vit une femme sortir d’une autre pièce et se diriger vers la porte.

« C’est le FBI, » lui répondit Leland. « Mais Olivia, je vous suggère de prendre un moment pour réfléchir et voir si vous êtes prête à leur parler. »

Olivia Tucker arriva jusqu’à la porte. Elle avait vraiment mauvaise mine. Ses yeux étaient injectés de sang et on aurait dit qu’elle avait même du mal à marcher. Elle regarda Kate et DeMarco, avant de poser une main rassurante sur l’épaule de Toombs.

« Je crois qu’il faut que je le fasse, » dit-elle. « Pasteur Toombs, pourriez-vous nous laisser un moment ? »

« Ce serait peut-être mieux que je sois présent quand vous leur parlez. »

Elle secoua la tête. « Non. Je vous remercie mais il faut que je le fasse toute seule. »

Toombs fronça les sourcils, avant de regarder Kate et DeMarco. « S’il vous plaît, allez-y doucement. Elle ne va vraiment pas bien. » Puis il regarda une dernière fois Olivia, avant de s’éloigner en faisant un geste de la main. « Olivia, n’hésitez pas à m’appeler si vous avez besoin de quoi que ce soit. »

Olivia le regarda s’éloigner avant de refermer lentement la porte derrière elle. « Allez-y, entrez, venez dans le salon. »

Elle parlait d’une voix basse et rauque, et elle marchait comme si ses jambes étaient sur le point de défaillir.

« Saviez-vous, » dit-elle au moment où elles entrèrent dans le salon, « que la police m’a appelée pour m’annoncer la nouvelle plus de six heures après que le corps ait été découvert ? »

« Pourquoi aussi longtemps après ? » demanda Kate.

« J’imagine qu’ils ont pensé que Missy allait m’appeler pour me l’annoncer. Bien entendu, ils lui ont d’abord dit à elle. Mais c’est plus tard, quand Missy a refusé de m’appeler, que la police a fini par me prévenir. »

« Êtes-vous sûre qu’elle a refusé ? » demanda DeMarco. « Vu la gravité de la situation, ne pensez-vous pas qu’elle ait pu tout simplement oublier ? »

Olivia haussa les épaules, mais pas pour dire qu’elle ne savait pas mais plutôt dans le sens de je m’en fous.

« Vous voulez dire que vous pensez que Missy aurait pu faire ça de manière intentionnelle ? » demanda Kate.

« Franchement, je n’en sais rien. Cette femme est vraiment vindicative. Je m’attends à tout venant de sa part. Elle a probablement oublié pour ne pas avoir à me parler ou, pire encore, me voir. »

« Pourriez-vous nous expliquer pourquoi vous avez autant d’aversion envers elle ? » demanda DeMarco.

« Oh, je ne l’ai jamais vraiment appréciée. Au début, elle était encore charmante, quand elle essayait de gagner mes bonnes grâces. Mais dès que Jack l’a demandée en mariage, elle a complètement changé. Elle a commencé à vouloir tout contrôler. Elle est devenue manipulatrice. Elle n’a jamais aimé la vie qu’elle avait. Il est possible qu’au fond, elle ait aimé Jack d’une certaine manière – je n’en doute pas. Mais elle ne l’a jamais apprécié à sa juste valeur. »

« Est-ce que vous pourriez nous en dire plus ? » demanda Kate.

« Elle n’était jamais satisfaite – elle en voulait toujours plus. Et elle ne le cachait pas. Tout ce qu’elle avait – des enfants, un mari riche, une belle maison – ce n’était jamais assez. Rien de ce que Jack pouvait faire n’était suffisant pour elle. »

Kate remarqua l’expression de haine sur le visage d’Olivia pendant qu’elle parlait. Elle était convaincue de chacun des mots qu’elle prononçait. Mais bien que Kate n’ait passé que peu de temps avec Missy Tucker, elle avait vraiment du mal à y croire.

« Est-ce que vous savez si Jack pensait la même chose d’elle ? »

« Mon dieu, non. Il était complètement aveuglé par elle et par son petit numéro. »

« Alors d’après vous, il est impossible qu’il ait pu avoir une liaison avec quelqu’un d’autre ? »

L’expression surprise d’Olivia fut toute la réponse dont Kate avait besoin. Mais Olivia prit également bien soin de choisir ses mots. « Au vu de ce que j’ai enduré ces dernières heures, comment osez-vous poser une question aussi stupide ? Vous essayez vraiment d’être insensible et grossière ? »

« Je vous ai posé cette question uniquement dans le but d’explorer des pistes possibles à suivre. Parce que franchement, pour l’instant, nous n’avons ni témoin, ni suspect. »

« Des suspects ? Mais je vous ai déjà dit qui l’avait tué. C’est sa femme. »

Kate et DeMarco échangèrent un regard mal à l’aise. Que l’affirmation d’Olivia Tucker soit vraie ou pas, cette affaire risquait très vite de devenir délicate.

Kate attendit un moment avant de continuer à parler. Et quand elle le fit, elle choisit soigneusement chacun de ses mots.

« Êtes-vous certaine de vouloir faire une telle affirmation ? » demanda Kate. « Si vous êtes sérieuse à son sujet, je vais devoir suivre cette piste et commencer à considérer Missy Tucker comme une potentielle suspecte. »

 

« Faites votre travail comme bon vous semble, » dit Olivia. « Mais je connais cette femme. Elle voulait autre chose. Elle voulait sortir de cette situation, mais sans risquer de tout perdre. Alors le moyen le plus facile, c’était d’assassiner son mari. »

Au fil de sa carrière, Kate ne se rappelait pas avoir rencontré quelqu’un qui était aussi aveuglé par la haine – que ce soit la belle-famille ou des frères éloignés, elle avait tout vu. Mais Olivia Tucker poussait les choses à un tout autre niveau.

« Je voudrais ajouter, » dit DeMarco, « que nous avons passé une bonne partie de notre temps à vérifier ce qu’il y avait à savoir sur Jack et Missy. Bien que nous n’ayons certainement pas tous les détails, les informations que nous avons reçues jusqu’à présent ne reflètent aucune dissension particulière dans le couple. »

« C’est vrai, » dit Kate. « Et ils n’avaient aucun problème financier et Missy n’a aucun casier judiciaire, rien dans le genre. Vous, en revanche, vous avez déjà eu affaire à la police. Est-ce que vous pourriez nous parler du soir où Missy a dû appeler la police parce que vous essayez de rentrer chez eux par la force ? »

« Jack passait par une période difficile au boulot. Il avait des crises de panique. J’ai appelé pour avoir de ses nouvelles et pour parler à mes petits-enfants, mais Missy ne voulait pas que je leur parle. Elle m’a dit que Jack était trop gentil pour me dire la vérité, mais que j’étais en partie responsable de ses crises de panique. Elle m’a raccroché au nez, alors j’ai décidé d’aller chez eux. On s’est disputé devant la porte et elle m’a repoussée, en refusant de me laisser entrer. Après ça… eh bien, j’ai perdu mon sang-froid et elle a appelé la police. »

« Si ça s’avère nécessaire, on vérifiera, » dit Kate. « Mais franchement, nous n’avons rien trouvé pour l’instant qui puisse indiquer que Missy souhaite la mort de son mari. Il n’y a aucun mobile apparent. »

« Eh bien, si vous êtes aussi sûres de vous, pourquoi êtes-vous venues me parler ? »

« Franchement ? » dit DeMarco. « C’est parce que votre nom a été mentionné. L’un des collègues de Jack l’a entendu avoir une conversation animée avec sa femme à votre sujet. Nous avons consulté votre dossier pour en savoir plus et nous avons découvert l’histoire de cet appel à la police. »

Olivia eut le genre de sourire las qui se voit souvent sur le visage des méchants dans les films. « Eh bien alors, on dirait que vous vous êtes déjà fait votre propre idée à mon sujet. »

« Ce n’est pas du tout le cas. Nous voulons juste… »

« Si ça ne vous dérange pas, je vais vous demander poliment de partir. J’aimerais pleurer en paix la mort de mon fils. »

Kate savait que leur temps avec Olivia Tucker était terminé. Si elle insistait, elle ne ferait que se refermer encore plus sur elle. Elle n’avait de toute façon fourni aucune information utile – à moins que les allégations portées sur sa belle-fille ne soient vraies. Et Kate en doutait vraiment.

« Merci, » dit Kate. « Et nous sommes sincèrement désolées pour votre perte. »

Olivia hocha la tête, se mit debout et sortit de la pièce. « Je suis sûre que vous vous rappelez où se trouve la sortie, » dit-elle, avant de disparaître dans la maison.

Kate et DeMarco sortirent de la maison. Elles n’avaient aucune piste solide mais elles étaient sérieusement ébranlées par la manière dont Olivia Tucker considérait Missy.

« Tu penses qu’il y a du vrai dans tout ça ? » demanda DeMarco. Elle semblait sortir de son cafard, comme motivée par l’enquête.

« Je crois qu’en ce moment précis, alors qu’elle cherche des réponses à ce qui s’est passé, elle pense que c’est en partie vrai. Elle a accumulé toute une série de craintes au fil des ans et aujourd’hui, elle les amplifie pour avoir quelqu’un à blâmer et sur qui passer sa rage. »

DeMarco hocha la tête, en entrant dans la voiture. « Quelle que soit la raison, c’était vraiment très désagréable. »

« Et je crois qu’il vaudrait mieux garder un œil sur Missy, pour s’assurer qu’elle est en sécurité. Peut-être même qu’on devrait informer la police locale sur Olivia et le fait qu’elle est très instable. »

« Et après, on fait quoi ? »

« Après, on fait le point. Peut-être avec un ou deux verres de vin à l’hôtel. »

C’était une très bonne idée mais Kate ne pouvait s’empêcher de continuer à penser à Missy Tucker et combien sa vie devait aujourd’hui lui sembler vide. Kate se rappelait trop bien ce que ça faisait de perdre l’homme qu’on aime, l’homme qui vous connaît tel un livre ouvert. C’était une douleur indescriptible, qui vous laissait sans énergie.

Le fait de revivre ce sentiment, alors qu’elle se dirigeait vers l’hôtel, la motiva plus que jamais. Elle repensa aux détails de la première enquête, le moment où l’affaire Nobilini avait commencé.

Elle repensa à un nom en particulier – un nom qu’elle connaissait bien mais qui s’était perdu au fond de sa mémoire. C’était un nom dont elle s’était rappelé ce matin, quand elles avaient retrouvé les amis de Jack Tucker au club nautique.

Cass Nobilini.

Tu sais que tu pourrais y trouver des réponses, pensa Kate.

C’était peut-être le cas. Et elle irait les chercher, si cela s’avérait nécessaire.

Mais elle espérait vraiment ne pas devoir le faire. Elle espérait pouvoir passer le reste de sa vie sans jamais devoir revoir à nouveau Cass Nobilini. Mais elle savait également qu’il y avait peu de chances que ce soit le cas – qu’il était en fait très probable qu’elle la revoie plus tôt qu’elle ne le voudrait.

CHAPITRE SIX

Elles s’installèrent au bar de l’hôtel juste au moment où il commençait à se remplir pour l’heure du dîner. Bien que l’idée d’un verre de vin était plutôt attirante, Kate se rendit compte qu’elle était plus excitée par l’idée de l’hamburger qu’elle venait de commander. En général, quand elle travaillait sur une enquête, elle oubliait souvent de déjeuner et elle ne mangeait pas avant la fin de la journée. Au moment où elle prit la première bouchée de son hamburger, elle vit DeMarco sourire. C’était son premier vrai sourire de la journée.

« Quoi ? » demanda Kate, la bouche pleine.

« Rien, » dit DeMarco, en attaquant sa salade au poulet grillé. « C’est rassurant de voir une femme avec ta silhouette et ton âge manger comme ça. »

En avalant une bouchée, Kate hocha la tête et dit, « J’ai la chance d’avoir un super métabolism. »

« Oh, la garce. »

« C’est utile, pour pouvoir manger comme ça. »

Il y eut un bref silence entre elles, avant qu’elles n’éclatent toutes les deux de rire. Ça faisait du bien à Kate de pouvoir se détendre en sa compagnie, après la journée tendue qu’elles venaient de vivre. DeMarco avait l’air de penser la même chose et elle le confirma par ce qu’elle dit ensuite, une fois qu’elle eut avalé une gorgée de vin.

« Désolée d’avoir été aussi amère toute la journée. Le fait de devoir annoncer la nouvelle à la famille… c’était dur. Enfin, je sais que c’est dur, mais c’est spécialement dur pour moi. Il y a quelque chose dans mon passé qui m’a ébranlée. Je pensais l’avoir surmonté mais ce n’est apparemment pas le cas. »

« Qu’est-ce qui s’est passé ? »

DeMarco resta un moment silencieuse, en se demandant peut-être si elle avait envie de se replonger dans le passé ou non. Elle prit une autre gorgée de son vin, avant de se décider à parler. Elle soupira et raconta son histoire.

« J’ai su que j’étais homosexuelle quand j’avais quatorze ans. J’ai eu ma première petite amie à l’âge de seize ans. À dix-sept ans, ma petite amie Rose et moi-même – elle avait dix-neuf ans – nous avons décidé de l’avouer à notre entourage. Nous avions toutes les deux caché notre relation, et particulièrement à nos parents. Et nous avons décidé de leur annoncer la nouvelle. J’étais censée la retrouver chez elle pour l’annoncer à ses parents, qui pensaient que Rose et moi, nous étions juste de très bonnes amies. J’étais tout le temps chez elle et vice-versa, tu vois ? Alors je suis là, assise dans le divan chez ses parents, quand je reçois un coup de fil. C’était la police qui m’annonçait que Rose avait eu un accident de voiture et qu’elle était morte sur le coup. Ils m’avaient appelée moi, plutôt que ses parents, parce qu’ils avaient retrouvé son téléphone et qu’ils avaient remarqué que quatre-vingt-dix pourcents des appels avaient été passés à mon numéro.

« Je me suis immédiatement effondrée. Ses parents sont assis devant moi et se demandent ce qui se passe – pourquoi j’ai soudain éclaté en sanglots. Et j’ai dû leur annoncer la nouvelle. J’ai dû leur dire ce que la police venait de m’apprendre. » Elle fit une pause, chipota un peu dans sa salade, avant d’ajouter. « C’est définitivement le pire moment de ma vie. »

Kate eut du mal à regarder DeMarco dans les yeux. Elle racontait cette histoire sans en livrer tout le côté émotionnel mais plutôt sur un ton d’automatisme, comme si elle récitait une série d’événements. Mais cette histoire était plus que suffisante pour comprendre l’attitude de DeMarco hier soir quand Kate s’était proposée pour aller annoncer la mauvaise nouvelle à Missy Tucker.

« Si j’avais su, je n’aurais jamais proposé d’annoncer la nouvelle à la famille, » dit Kate.

« Je sais. Et je le savais à ce moment-là aussi. Mais mes émotions m’ont aveuglée. Franchement, j’avais juste besoin d’un peu de temps pour digérer. Désolée que tu aies eu à supporter le poids de tout ça. »

« N’en parlons plus, » dit Kate.

« Est-ce que tu as souvent fait ça au cours de ta carrière ? Annoncer ce genre de nouvelle ? »

« Oh oui. Et ce n’est jamais facile. Ça devient plus facile avec le temps de t’en détacher, mais l’acte en lui-même reste toujours aussi difficile. »

Le silence s’installa à nouveau entre elles. Le serveur vint remplir leurs verres de vin et Kate continua à manger son hamburger.

« Alors, comment va ton homme ? » demanda DeMarco. « Allen, c’est bien ça ? »

« Il va bien. On en est au stade où il commence à se tracasser que je continue à travailler au FBI. Il préférerait que je prenne un travail de bureau ou que je reste à la retraite. »

« Alors, ça devient sérieux, hein ? »

« Apparemment, oui. Et d’un côté, j’en suis ravie. Mais d’un autre côté, j’ai l’impression que c’est un peu une perte de temps. On a tous les deux près de la soixantaine. Commencer une nouvelle relation à cet âge-là, ça fait… bizarre, j’imagine. » En sentant que DeMarco allait continuer sur le sujet si elle lui en donnait l’occasion, Kate changea rapidement de conversation.

« Et toi ? Est-ce qu’il y a des nouveautés dans ta vie amoureuse depuis la dernière fois où on en a parlé ? »

DeMarco secoua la tête et sourit. « Non, mais c’est par choix. Je profite des histoires d’un soir tant que je peux encore le faire. »

« Et ça te rend heureuse ? »

DeMarco eut l’air sincèrement surprise par la question. « Oui, en quelque sorte. Pour l’instant, je n’ai pas envie des responsabilités et des obligations qui vont avec une relation. »

Kate se mit à rire. Elle n’avait jamais vécu des histoires d’un soir. Elle avait rencontré Michael quand elle était à l’université et ils s’étaient mariés un an et demi plus tard. C’était le genre de relation où elle avait compris dès leur premier baiser qu’ils finiraient par vivre leur vie ensemble.

« Concernant l’enquête, quelle est la prochaine étape ? » demanda DeMarco.

« Je pensais réexaminer de près la première enquête, l’affaire Nobilini, plutôt que de l’utiliser uniquement en tant que référence. Je me demandais s’il y avait de nouvelles informations au sein de la famille. Mais… eh bien, tout comme l’histoire de ta petite amie décédée alors que tu étais assise chez ses parents, ce n’est pas un sujet très agréable pour moi à revivre. »

« Alors, si j’ai bien compris, on a d’autres visites et conversations désagréables pour demain ? »

« Peut-être. Je n’en suis pas encore sûre. »

« Est-ce qu’il y a quoi que ce soit que je devrais savoir avant demain ? »

« Probablement. Mais crois-moi… il vaut mieux garder ça pour demain matin. Si on en parle maintenant, ça va prendre du temps et ça va m’empêcher de dormir. »

 

« Ah, ce genre d’histoires, alors. »

« Exactement. »

Elles finirent leur verre de vin et payèrent la note. En montant vers leurs chambres, Kate repensa à l’histoire que DeMarco venait juste de lui raconter – cet épisode tragique de son passé. Elle se rendit compte qu’elle ne savait vraiment pas grand-chose concernant sa co-équipière. Si elles avaient travaillé ensemble de manière plus régulière, en se voyant presque tous les jours plutôt qu’une ou deux fois tous les trois mois, ce serait sûrement différent. Mais ça ne l’empêcha pas de se demander si elle mettait assez du sien pour vraiment apprendre à connaître DeMarco.

Elles se quittèrent devant la porte de leur chambre – celle de DeMarco se trouvait juste en face de la sienne. Kate ressentit le besoin de dire quelque chose. N’importe quoi, pour qu’elle sache combien elle avait apprécié le fait que DeMarco se soit confiée à elle.

« Je m’excuse à nouveau pour hier soir. Je me rends compte que je ne te connais pas assez bien pour prendre ce genre de décision pour nous deux. »

« Ce n’est pas grave, je t’assure, » dit DeMarco. « J’aurais dû t’en parler hier soir. »

« Il faudrait qu’on apprenne vraiment à mieux se connaître. Puisqu’on se confie nos vies, c’est même nécessaire. Peut-être une fois en-dehors du boulot, si ça te dit. »

« Oui, ce serait sympa. » DeMarco s’interrompit pendant qu’elle ouvrait la porte de sa chambre. « Tu as dit que tu voulais réfléchir un peu… au sujet de la première enquête. L’affaire Nobilini. N’hésite pas à faire appel à moi si tu veux qu’on le fasse ensemble. »

« Je n’hésiterai pas, » dit Kate.

Sur ces mots, elles entrèrent dans leur chambre. Kate enleva ses chaussures et se dirigea directement vers son ordinateur. En l’allumant, elle appela le directeur Duran. Comme elle s’y attendait, il ne répondit pas mais l’appel fut redirigé vers sa directrice assistante, une femme du nom de Nancy Saunders. Kate demanda que des copies numériques du dossier Nobilini soient envoyées à son adresse email dès que possible. Elle savait que DeMarco avait amené une partie du dossier mais c’était juste un bref résumé. Kate ressentait le besoin de se replonger au cœur de l’affaire, jusque dans ses moindres détails. Saunders lui promit qu’elle recevrait tous les dossiers demain matin à neuf heures.

Cass Nobilini, pensa Kate.

Elle avait directement pensé à elle après que Duran lui eut mentionné une possible connexion avec l’affaire Nobilini. Elle avait de nouveau repensé à elle quand elle avait entendu les gémissements de douleur de Missy Tucker après qu’elle eut appris la mort de son mari, mais aussi au moment où elle avait parlé aux amis de Jack Tucker.

Cass Nobilini, la mère de Frank Nobilini. La femme qui avait trouvé insultant et inapproprié que les médias se soient focalisés sur le meurtre de son fils, uniquement parce qu’il avait travaillé dans le passé avec certains membres du Congrès en tant que conseiller financer. Kate eut l’impression d’avoir été un peu naïve de penser que cette affaire n’allait pas d’une manière ou d’une autre la ramener vers Cass Nobilini.

Cette pensée l’obséda le reste de la soirée et ce fut avec l’image de Cass Nobilini qu’elle finit par se coucher et sombrer dans le sommeil.

***

Elle pouvait encore voir mentalement l’image de la scène de crime. Le temps rendait le souvenir un peu flou mais quand elle en rêvait, l’image devenait beaucoup plus nette. Dans son rêve, c’était aussi précis qu’un écran de télé.

Et elle revit la scène ce soir-là, en s’endormant un peu après vingt et une heures et en gémissant légèrement dans son sommeil.

La scène : Frank Nobilini, assassiné dans une ruelle, avec les clés de sa BMW en main. L’enquête avait fini par l’amener jusque chez lui, une maison de quatre chambres à Ashton. Elle avait commencé par inspecter le garage, où une légère odeur de gazon flottait dans l’air, à la suite de la tonte récente de la pelouse. Elle avait eu l’impression de se retrouver dans un endroit hanté, comme si l’esprit de Frank Nobilini était là quelque part, à l’attendre. Peut-être à l’endroit où sa BMW était supposée se trouver mais qui, à ce moment-là, était garée dans un parking à quelques pâtés de maisons de l’endroit où son corps avait été retrouvé. Il faisait froid dans le garage et elle avait l’impression de se trouver dans une sorte de tombe. C’était l’une de ces scènes dont elle se souvenait toujours de manière très nette pour une raison qu’elle ne s’expliquait pas vraiment.

Elle n’avait trouvé aucun indice dans la maison, aucun signe qui indiquerait que quelqu’un aurait pu vouloir l’assassiner. Ça aurait pu être pour lui voler sa grosse voiture, mais il en avait toujours les clés en main. La maison était impeccablement rangée. Un peu trop, même. Aucun papier, pas une seule note dans l’agenda ou dans le courrier. Rien.

Dans son rêve, Kate se tenait debout, dans la ruelle. Elle touchait le mur à côté d’elle, taché de sang gluant, de la même manière qu’un enfant ramasserait une goutte de sirop sur la table de la cuisine. Elle se retourna et regarda derrière elle pour voir la ruelle, mais au lieu de ça, elle vit l’intérieur du garage de Nobilini. Comme si elle y avait été invitée, elle s’avança vers les escaliers en bois qui menaient à la porte ouvrant sur la cuisine. Elle se déplaçait de manière fluide, comme si elle était projetée en avant plutôt que portée par ses jambes, comme c’était souvent le cas dans les rêves. Elle finit par arriver dans la salle de bains et elle regarda la grande douche baignoire installée contre le mur. Elle était remplie de sang. Quelque chose bougeait sous la surface et créait de petites bulles qui venaient éclater à la surface, en projetant de fines gouttes de sang sur le mur en carrelage.

Elle recula, passa la porte de la salle de bains et se retrouva dans le couloir. Il y vit Frank Nobilini s’avancer vers elle. Derrière lui, se trouvait sa femme, Jennifer, qui se contentait de regarder. Elle fit même un petit signe amical de la main à Kate, pendant que son mari s’avançait en titubant dans le couloir. Frank marchait comme un zombie, lentement et avec une démarche exagérée.

« Ce n’est pas grave, » dit une voix derrière elle.

Elle se retourna et vit Cass Nobilini, la mère de Frank, assise sur le sol. Elle avait l’air fatiguée, démoralisée… comme si elle n’attendait plus que le couperet de la guillotine.

« Cass… ? »

« Tu n’allais jamais trouver l’assassin. C’était trop difficile. Mais le temps… a la capacité de changer les choses, n’est-ce pas ? »

Kate se retourna vers Frank, qui continuait à avancer. Au moment où il passa près de la porte de la salle de bains, Kate vit que la baignoire remplie de sang avait débordé et qu’il y en avait maintenant sur le sol, jusque dans le couloir. Quand Frank marcha dedans, un léger bruit mouillé se fit entendre.

Frank Nobilini lui sourit et leva une main légèrement décomposée vers elle. Kate recula lentement, en levant les mains vers son visage, et laissa échapper un cri.

Elle se réveilla, avec le cri résonnant encore dans sa gorge.

Cette fichue maison. Elle n’avait jamais compris pourquoi cette maison l’avait autant marquée. Peut-être que c’était dû aux gémissements de douleur de Jennifer Nobilini, combinés à une maison aux allures parfaites… ça lui avait paru tellement surréaliste. Comme sorti d’un mauvais film d’horreur.

Kate s’assit lentement au bord du lit. Elle inspira profondément et regarda le réveil. Il était 1h22 du matin. La seule lumière dans la chambre venait des chiffres du réveil et de la faible lueur des lumières de sécurité à l’extérieur, qui passait à travers les stores.

Elle avait déjà rêvé de Cass Nobilini et de cette affaire dans le passé, mais ce rêve-ci avait été particulièrement prenant. Son coeur battait encore la chamade au moment où elle se mit debout pour aller chercher une bouteille d’eau dans le petit frigo. Elle en but quelques gorgées en revenant vers la table de nuit, où elle avait posé son ordinateur.

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