Si elle courait

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« Oui, et elles sont probablement déjà disponibles en format numérique. »

Sur ces mots, Kate se releva, en gardant les yeux fixés sur le corps de Jack Tucker. Sa tête était légèrement tournée vers la droite, comme s’il regardait les écouteurs qui avaient été placés à côté de lui.

« La famille a déjà été prévenue ? » demanda DeMarco.

« Non. Et j’ai bien peur de devoir m’en charger, vu que j’ai demandé à la police d’attendre votre arrivée pour bouger le corps et continuer l’enquête. »

« On va s’en charger, » dit Kate. « Moins il y a de personnes impliquées dans l’affaire, mieux c’est. »

« Si c’est ce que vous voulez. »

Kate finit par détourner les yeux du corps de Jack Tucker et regarda en direction de l’entrée de la ruelle, où les deux policiers avaient rejoint l’officier qui les avait laissé entrer. Elle avait déjà dû annoncer ce genre de mauvaises nouvelles tellement de fois, qu’elle savait que ce n’était jamais facile. En fait, c’était même de plus en plus dur.

Mais elle avait également appris que bizarrement, c’était bien souvent aux prises avec les affres de la douleur que les personnes proches d’une victime semblaient se souvenir des moindres détails.

Kate espérait que ce serait le cas dans cette affaire.

Peut-être que la veuve de Jack pourrait l’aider à élucider une affaire qui la hantait depuis près d’une dizaine d’années.

CHAPITRE TROIS

Ashton ne se trouvait qu’à une vingtaine de minutes de New York. Il était 21h20 quand elles quittèrent la scène de crime et le trafic du vendredi soir était toujours aussi dense. Quand elles se retrouvèrent enfin sur l’autoroute, Kate remarqua que DeMarco était particulièrement silencieuse et ce n’était pas dans ses habitudes. Elle était assise sur le siège passager et regardait défiler la ville autour d’elle d’un air contrarié.

« Tout va bien ? » demanda Kate.

Sans prendre la peine de regarder Kate, DeMarco n’hésita pas une seconde avant de répondre. Il était clair que quelque chose la dérangeait et ce, depuis le moment où elles avaient quitté la scène de crime.

« Je sais que ça fait plus longtemps que moi que tu fais ce boulot et que tu es rodée, mais je n’ai eu à annoncer la mort d’un proche qu’en une seule occasion. Et ça ne m’a pas plu du tout. Je me suis sentie vraiment mal. Et j’aurais préféré que tu me demandes mon avis avant de proposer qu’on s’en charge. »

« Je suis désolée. Je n’y ai même pas pensé. Mais ça fait aussi partie de notre boulot. Au risque de paraître insensible, il vaut mieux que tu t’y habitues tout de suite. De plus… si on dirige l’enquête, il n’y a aucune raison que ce soit ce pauvre détective qui s’en charge. »

« Il n’empêche que je préférerais que tu m’en parles avant. »

Sa voix trahissait clairement de la colère, quelque chose qu’elle n’avait jamais vu chez DeMarco avant – en tout cas, pas envers elle. « OK, » se contenta-t-elle de répondre.

Elles restèrent silencieuses le reste du trajet jusqu’à Ashton. Kate avait été assez souvent confrontée à la situation de devoir annoncer la mort d’un proche pour savoir que toute tension entre co-équipiers ne ferait qu’empirer les choses. Mais elle savait également que DeMarco n’était pas du genre à recevoir des leçons quand elle était en colère. Alors peut-être que ce serait une leçon qu’elle apprendrait sur le vif.

Elles arrivèrent à la maison des Tucker à 21h42. Kate ne fut pas du tout surprise de voir que la lumière du porche était allumée, ainsi que toutes les autres lampes de la maison. Vu les vêtements que portait Jack Tucker, il était sûrement parti faire son jogging ce matin. Mais le fait que son corps ait été retrouvé en ville soulevait de nombreuses questions. Et elles allaient devoir les poser à une épouse probablement très inquiète.

Une épouse inquiète qui est sur le point d’apprendre qu’elle est veuve, pensa Kate. Mon dieu, j’espère qu’ils n’ont pas d’enfants.

Kate se gara devant la maison et sortit de voiture. DeMarco fit de même, mais plus lentement, comme pour bien faire comprendre à Kate qu’elle n’était pas du tout contente de se trouver là. Elles remontèrent l’allée dallée vers les marches, mais avant même qu’elles ne les atteignent, Kate vit la porte d’entrée s’ouvrir.

Quand elle les vit, la femme qui avait ouvert la porte s’immobilisa. Elle avait l’air de chercher ses mots. Pour finir, tout ce qu’elle fut capable de murmurer fut : « Qui êtes-vous ? »

Kate tendit lentement la main vers la poche de sa veste pour en sortir son badge. Mais avant même qu’elle n’ait eu le temps de le montrer ou de se présenter, la femme comprit la raison de leur visite. Une profonde tristesse envahit ses yeux et son visage se mit à trembler. Au moment où Kate et DeMarco arrivèrent finalement aux marches, la femme de Jack Tucker tomba à genoux et se mit à pleurer.

***

Il s’avéra que les Tucker avaient des enfants. Trois enfants, pour être exact. Sept ans, dix ans et treize ans. Ils étaient tous encore éveillés et se trouvaient dans le salon. Kate fit de son mieux pour faire rentrer la femme – qui était parvenue à se présenter sous le nom de Missy, à travers ses sanglots – et l’asseoir sur une chaise. L’enfant de treize ans se précipita aux côtés de sa mère pendant que DeMarco faisait de son mieux pour essayer de garder les autres enfants à distance, le temps que leur mère parvienne à surmonter la nouvelle catastrophique qu’elle venait d’apprendre.

Kate se dit que finalement, elle avait un peu brûlé les étapes avec DeMarco. Les premières vingt minutes qu’elle passa dans la maison des Tucker ce soir-là furent déchirantes. Elle se rappelait un seul autre moment dans sa carrière qui ait été aussi douloureux. Elle regarda en direction de DeMarco qui essayait de contenir les enfants et elle vit de la colère en elle. Et Kate se rendit compte qu’il était bien possible que DeMarco lui en veuille pendant très longtemps.

À un moment, Missy Tucker se rendit compte qu’elle allait avoir besoin que quelqu’un s’occupe de ses enfants si elle voulait essayer d’aider Kate et DeMarco. À travers ses sanglots, elle appela son beau-frère et lui annonça la terrible nouvelle. Ils vivaient également à Ashton et sa femme se mit tout de suite en route pour venir s’occuper des enfants.

Afin de laisser un peu d’espace à Missy et à ses enfants pour faire face à la nouvelle, Kate reçut la permission de Missy pour faire le tour de la maison à la recherche de toute piste qui pourrait expliquer ce qui venait de se passer. Elles commencèrent par la chambre à coucher principale et se mirent à fouiller dans les effets personnels des Tucker, en entendant les gémissements d’une famille en deuil à l’étage d’en bas.

« C’est vraiment nul, comme situation, » dit DeMarco.

« C’est vrai et je suis désolée, DeMarco. Vraiment. J’avais pensé que ce serait plus facile comme ça. »

« Mais c’est vraiment de ça qu’il s’agit ? » demanda DeMarco. « Je sais que je ne te connais pas encore très bien, mais une des choses que je sais à ton sujet, c’est que tu as tendance à vouloir te mettre le plus possible la pression. C’est d’ailleurs bien pour ça que tu as du mal à trouver une solution à quelque chose d’aussi simple que trouver un équilibre entre ta vie professionnelle et ta vie privée. »

« Pardon ? » demanda Kate, en sentant une vague de colère l’envahir.

DeMarco haussa les épaules. « Désolée, mais c’est la vérité. La police aurait très bien pu se charger d’annoncer la nouvelle et on aurait pu faire des recherches ailleurs. »

« En l’absence de témoins, sa femme est la meilleure piste qu’on ait, » dit Kate. « Mais elle doit d’abord surmonter la nouvelle de la mort de son mari. C’est nul pour tout le monde. Mais tu dois passer outre ton propre mal être. Dans l’ensemble, qui est le plus à plaindre à l’instant présent ? Toi, ou la veuve à l’étage d’en bas ? »

Kate ne se rendit compte de son énervement qu’au moment où ces derniers mots sortirent de sa bouche. DeMarco la fixa un instant des yeux avant de secouer la tête et de quitter la pièce.

Quand Kate sortit de la chambre, elle vit que DeMarco était occupée à examiner un bureau et une petite bibliothèque un peu plus loin dans le couloir. Kate la laissa faire et décida plutôt d’aller voir à l’extérieur. Elle fit le tour de la maison en ne s’attendant pas vraiment à y trouver quelque chose, mais en sachant qu’il fallait qu’elle le fasse.

Quand elle entra à nouveau dans la maison, elle vit que le frère de Jack Tucker et sa femme étaient arrivés. Le frère et Missy se serraient dans les bras en tremblant, tandis que la femme était agenouillée près des enfants et les embrassait. Kate vit que la fille de treize ans – qui ressemblait beaucoup à son père – avait un regard totalement vide. Elle comprenait d’autant mieux pourquoi DeMarco était aussi fâchée sur elle.

« Agent Wise ? »

Kate se retourna alors qu’elle était sur le point de monter à l’étage et elle vit Missy traverser le couloir dans sa direction. « Oui ? »

« S’il faut qu’on discute, il vaut mieux le faire maintenant. Je ne sais pas combien de temps je vais encore être capable de me retenir avant de craquer. » Elle laissa échapper un sanglot en disant ces mots. Ça faisait à peine une heure qu’elle avait appris la mort de son mari et Kate l’admira pour son courage.

Missy n’ajouta rien de plus mais elle monta les escaliers en jetant un rapide coup d’œil vers le salon où se trouvaient ses enfants et sa famille. DeMarco était occupée dans la salle de bains et elle les rejoignit quand elle les vit arriver. Elles allèrent toutes les trois dans la chambre à coucher principale – celle que Kate et DeMarco avaient déjà visitée.

 

Missy s’assit au bord du lit. On aurait dit qu’elle venait de se réveiller après un cauchemar, en se rendant compte que le cauchemar était devenu réalité.

« Vous m’avez demandé tout à l’heure pourquoi Jack était à New York, » dit-elle. « Il travaillait en tant que comptable pour une grosse société – Adler et Johnson. Il travaillait sur une grosse restructuration, le démantèlement d’une centrale nucléaire en Caroline du Sud. Ces derniers jours, il était tout simplement resté en ville. »

« Est-ce qu’il était censé rentrer ce soir ou est-ce que vous pensiez qu’il allait rester à l’hôtel ? » demanda DeMarco.

« Je lui ai parlé vers sept heures ce matin, avant qu’il ne sorte pour son jogging. Il m’a dit qu’il prévoyait non seulement de rentrer aujourd’hui, mais qu’il rentrerait probablement tôt – vers seize heures. »

« J’imagine que vous avez essayé de l’appeler ou de lui envoyer des messages quand vous vous êtes rendu compte qu’il commençait à se faire tard ? » demanda Kate.

« Oui, vers dix-neuf heures. Quand il travaille, parfois il ne voit pas le temps passer. »

« Madame Tucker, le FBI a été appelé pour enquêter sur le meurtre de votre mari parce que certains éléments sont similaires à une autre affaire qui remonte à huit ans. La victime était également un homme vivant ici à Ashton, et il a également été assassiné à New York, » dit Kate. « Il n’y a aucune preuve tangible pour affirmer qu’il existe un lien entre les deux, mais les circonstances des deux meurtres sont assez similaires pour avoir attiré l’attention du FBI. Est-ce que vous savez si votre mari avait des ennemis ou des personnes qui pourraient lui en vouloir pour une raison ou une autre ? »

Kate remarqua que Missy faisait tout son possible pour retenir ses larmes. Elle essayait de terminer cette conservation sans éclater en sanglots.

« Je ne vois vraiment pas qui aurait pu lui en vouloir. Je ne le dis pas uniquement parce que je l’aime, mais c’était vraiment une bonne personne. Excepté l’une ou l’autre discussion au boulot, je ne crois pas qu’il se soit jamais disputé de sa vie. »

« Et qu’en est-il de ses amis proches ? » demanda Kate. « Est-ce qu’il avait des amis qui pourraient connaître un autre aspect de sa personnalité ? »

« Eh bien, il faisait parfois un peu l’imbécile avec ce groupe d’amis au club nautique, mais je ne pense pas qu’ils aient quoi que ce soit à dire de négatif à son sujet. »

« Avec lesquels de ces amis pourrions-nous parler ? » demanda DeMarco.

« Ils formaient une petite bande, lui et trois autres types. Ils se retrouvaient au club nautique ou au bar à cigares, et il regardait le sport à la télé. Surtout du football. »

« Est-ce que vous savez si l’un d’entre eux avait des soucis avec quelqu’un ? » demanda DeMarco. « Y compris des ex-femmes jalouses ou des membres éloignés de la famille ? »

« Je ne sais pas. Je ne les connais pas très bien et… »

Elle fut interrompue par le bruit d’un sanglot incontrôlé venant de l’étage d’en bas. Missy regarda en direction de la porte de la chambre en fronçant les sourcils.

« C’est Dylan, notre deuxième enfant. Lui et son père étaient… »

Sa lèvre se mit à trembler. Elle faisait de son mieux pour ne pas s’effondrer.

« C’est bon, madame Tucker, » dit DeMarco. « Retournez auprès de vos enfants. Nous avons assez d’informations pour l’instant. »

Missy se leva précipitamment et se dirigea vers la porte en pleurant. DeMarco la suivit lentement, en jetant un regard furieux en direction de Kate. Kate resta un peu plus longtemps dans la chambre, en essayant de contrôler ses propres émotions. Cette partie du boulot ne devenait définitivement pas plus facile avec le temps. Et le fait qu’elles aient obtenu si peu d’informations rendait la situation encore plus difficile.

Elle finit par sortir dans le couloir, en comprenant un peu mieux pourquoi DeMarco était en colère sur elle. Quelque part, elle s’en voulait aussi.

Kate redescendit au rez-de-chaussée et sortit de la maison. Elle vit DeMarco sur le point d’entrer dans leur voiture en essuyant des larmes de ses yeux. Kate referma doucement la porte derrière elle, avec la sensation que la douleur et la tristesse de la famille Tucker la poussaient en avant, plus profondément dans cette enquête où elle n’avait encore aucune piste.

CHAPITRE QUATRE

Le lendemain matin, la nouvelle de la mort de Jack Tucker avait commencé à se propager autour d’Ashton. Ce fut la raison principale pour laquelle il fut si facile pour Kate et DeMarco d’entrer en contact avec les amis de Jack – les noms que Missy leur avait donné le jour avant. Non seulement ses amis étaient déjà au courant, mais ils avaient déjà commencé à s’organiser afin d’aider Missy et ses enfants à traverser cette période difficile.

Après quelques rapides coups de fil, Kate et DeMarco s’étaient arrangées pour rencontrer trois des amis de Jack au club nautique. On était samedi et le parking commençait à se remplir, bien qu’il ne soit que neuf heures du matin. Le club était situé le long du Long Island Sound et offrait les plus belles vues sur les très jolis yachts qui croisaient sur l’eau.

Le club en lui-même était un édifice à un étage au style colonial, avec une touche moderne, particulièrement en ce qui concernait l’extérieur et les jardins. Kate fut reçue par un homme qui les attendait devant la porte. Il portait une chemise et une paire de kaki –probablement une tenue considérée comme décontractée pour quelqu’un qui appartenait à un club nautique comme celui-là.

« Vous êtes l’agent Wise ? » demanda l’homme.

« Oui, c’est moi. Et voici ma partenaire, l’agent DeMarco. »

DeMarco se contenta de hocher la tête. Elle était encore visiblement fâchée pour ce qui était arrivé le jour avant. Quand elles s’étaient quittées à l’hôtel hier soir, DeMarco n’avait pas dit un seul mot. Et elle s’était contentée d’un simple « bonjour » quand elles prirent leur petit-déjeuner ce matin.

« Je suis James Cortez, » dit l’homme. « Nous nous sommes parlé ce matin par téléphone. Les autres sont dans la véranda et vous attendent avec du café. »

Il les guida à travers le club, dont les hauts plafonds et l’atmosphère chaleureuse étaient absolument charmants. Kate se demanda combien devait coûter la cotisation à l’année. Certainement, hors budget pour elle. Elle en fut d’autant plus certaine quand ils arrivèrent à la véranda qui surplombait le Long Island Sound. L’endroit était magnifique et donnait directement sur l’eau, avec les hautes silhouettes de la ville au loin.

Deux hommes étaient assis à une petite table en bois sur laquelle était posé un plateau de pâtisseries et de bagels, ainsi qu’une carafe de café. Les deux hommes levèrent les yeux vers les agents et se mirent debout pour les saluer. L’un d’entre eux avait l’air assez jeune, probablement pas plus de la trentaine, tandis que James Cortez et l’autre homme devaient sûrement avoir dans les quarante-cinq ans.

« Duncan Ertz, » dit l’homme le plus jeune, en tendant la main.

Kate et DeMarco leur serrèrent la main en se présentant. L’homme le plus âgé était Paul Wickers, un ancien courtier en bourse récemment retraité et qui semblait plus que disposé à en parler vu que ce fut la deuxième chose qui sortit de sa bouche.

Kate et DeMarco prirent place autour de la table. Kate prit une tasse vide et la remplit de café, en y ajoutant du sucre et du lait qui se trouvaient à côté du plateau de pâtisseries.

« Ça fait vraiment mal de penser à Missy et aux enfants ce matin, » dit Duncan, en mordant dans un pain aux raisins.

Kate repensa à hier soir et ressentit le besoin de savoir comment Missy allait. Elle regarda DeMarco et elle se demanda si elle ressentait la même chose. Avec un peu de recul, Kate commençait à se demander si la réaction de DeMarco n’était pas due à quelque chose qu’elle avait vécu dans son passé – quelque chose qu’elle n’était pas encore parvenue à surmonter.

« Eh bien, » dit Kate, « Missy nous a dit que vous étiez les personnes les plus proches de Jack, en-dehors de sa famille. Nous aimerions avoir une idée du genre de personne qu’il était en-dehors de chez lui ou du travail. »

« Eh bien, justement, » dit James Cortez, « Jack était toujours le même, où qu’il soit. C’était un gars net, un type vraiment sympa qui cherchait toujours à aider les autres. Le seul défaut que je pourrais lui trouver, c’est qu’il était un peu trop impliqué dans son boulot. »

« Il était toujours prêt à raconter des blagues, » dit Duncan. « La plupart du temps, elles n’étaient même pas drôles mais il adorait en raconter. »

« C’est vrai, » dit Paul.

« Il ne vous a jamais confié de secret ? » demanda DeMarco. « Une infidélité ou le fait d’y penser ? »

« Certainement pas, » dit Paul. « Jack Tucker était fou amoureux de sa femme. Je peux même affirmer qu’il adorait sa vie en général. Sa femme, ses enfants, son travail, ses amis, … »

« C’est pour ça que ça n’a vraiment aucun sens, » dit James. « Sans vouloir être inconvenant, vu de l’extérieur, Jack était vraiment un type banal. Presque ennuyant. »

« Est-ce que vous savez s’il avait un lien avec Frank Nobilini, victime d’un meurtre commis il y a huit ans ? » demanda Kate. « Il vivait également à Ashton et il a été assassiné à New York. »

« Frank Nobilini ? » dit Duncan Ertz, en secouant la tête.

« Mais si, » dit James. « Il travaillait pour une importante agence de pub qui fait tous ces projets haut de gamme. Sa femme s’appelait Jennifer… ta femme la connaît certainement. Une femme vraiment agréable. Très impliquée dans les projets d’embellissement de la communauté et active au sein de l’association de parents d’élèves, ce genre de choses. »

Ertz haussa les épaules. Il était visiblement le dernier arrivé dans le groupe et il n’avait pas l’air au courant.

« Vous pensez que le meurtre de Jack à quelque chose à voir avec celui de Nobilini ? » demanda Paul.

« Il est trop tôt pour le savoir, » dit Kate. « Mais vu la manière dont ça s’est passé, nous devons envisager toutes les possibilités. »

« Est-ce que vous connaissez le nom de certains des collègues de Jack ? » demanda DeMarco.

« Il y avait seulement deux personnes au-dessus de lui, » dit Paul. « L’un d’entre eux s’appelle Luca et il vit en Suisse. Il ne vient que trois ou quatre fois par an. L’autre type s’appelle Daiju Hiroto. Je pense qu’il est responsable des bureaux new-yorkais d’Adler et Johnson. »

« D’après Jack, » dit Duncan, « Daiju est le genre de type qui vit pratiquement à son boulot. »

« Est-ce que ça arrivait souvent que Jack doive travailler le weekend ? » demanda Kate.

« De temps en temps, » dit James. « Mais c’est arrivé beaucoup plus souvent ces derniers temps. Ils sont en plein renflouement d’une entreprise de démantèlement nucléaire. La dernière fois que j’ai parlé à Jack, il m’a dit que s’ils parvenaient à tout terminer à temps, ils pourraient leur faire gagner beaucoup d’argent. »

« Je suis certain que vous trouverez toute l’équipe au bureau, » dit Paul. « Il est possible qu’ils aient des informations à vous fournir.

DeMarco fit glisser l’une de ses cartes de visite vers James Cortez, avant de prendre une pâtisserie à la cerise sur le plateau qui se trouvait devant eux. « N’hésitez pas à nous appeler si vous pensez à quoi que ce soit au cours des prochains jours. »

« Et ce serait bien que vous gardiez pour vous l’histoire de ce meurtre qui date d’il y a huit ans, » dit Kate. « La dernière chose dont on a besoin, c’est que l’hystérie s’empare des habitants d’Ashton. »

Paul acquiesça de la tête. Il avait l’impression que ça lui était directement adressé.

« Merci, messieurs, » dit Kate.

Elle avala une dernière gorgée de son café et elles prirent congé, laissant les amis de Jack terminer tranquillement leur petit-déjeuner. Kate regarda en direction d’un voilier qui voguait au loin.

« Je vais demander l’adresse du bureau de Jack Tucker chez Adler et Johnson, » dit DeMarco, en sortant son téléphone. Le ton de sa voix était toujours aussi froid et distant.

Il va falloir qu’on perce l’abcès avant que ça ne dégénère, pensa Kate. C’est une dure à cuire mais s’il faut que je la remette à sa place, je n’hésiterai pas à le faire.

***

 

Les bureaux d’Adler et Johnson se trouvaient dans l’un des gratte-ciels les plus élégants de Manhattan. Ils étaient situés au rez-de-chaussée et au premier étage d’un édifice qui abritait également un cabinet d’avocats, un concepteur d’applications mobiles et une petite agence littéraire. Il s’avéra que Paul Wickers avait vu juste. La majorité des collègues de Jack Tucker se trouvaient au bureau. Une odeur de café flottait dans l’air et bien que l’atmosphère soit particulièrement frénétique, il y avait également une sorte de tristesse bien palpable.

Daiju Hiroto vint tout de suite à leur rencontre et les accompagna jusqu’à son vaste bureau. Il avait l’air partagé entre deux sentiments – celui de terminer à temps l’énorme projet dont ils s’occupaient et la tristesse liée à la mort d’un collègue et ami.

« J’ai appris la nouvelle ce matin, » dit Hiroto, une fois qu’il fut assis derrière son grand bureau. « Je suis arrivé au bureau à six heures ce matin et l’une de nos employées – Katie Mayer – est venue m’apprendre la nouvelle. Nous étions quinze à travailler et je leur ai donné l’option de prendre leur weekend. Six personnes ont décidé de rentrer chez eux et d’aller présenter leurs respects à la famille. »

« Si vous ne deviez pas encadrer l’équipe qui est restée, est-ce que vous auriez fait de même ? » demanda Kate.

« Non. C’est une réponse un peu égoïste mais il faut qu’on termine ce projet. Il ne nous reste que deux semaines pour tout terminer et nous sommes un peu en retard. Et le travail de plus de cinquante personnes est en jeu si on n’y parvient pas. »

« Dans votre équipe, qui connaissait le mieux Jack ? » demanda Kate.

« Probablement moi. Nous avons collaboré de manière étroite sur plusieurs grands projets au cours des dix dernières années. On a voyagé un peu partout dans le monde et participé à des soirées et à des réunions dont le reste de l’équipe n’avait même pas connaissance. »

« Mais c’est quelqu’un d’autre qui a appris la nouvelle de sa mort en premier ? » demanda DeMarco.

« Oui, Katie. Elle vit à Ashton et elle est amie avec la femme de Jack. »

Kate eut envie de dire que c’était un peu choquant qu’Hiroto n’ait pas décidé de donner congé à tout le monde afin que lui-même et les autres membres de l’équipe puissent digérer cette terrible nouvelle. Mais elle savait que certaines personnes étaient complètement obsédées par leur travail et que ce n’était pas à elle à porter ce genre de jugement.

« Au cours de tout ce temps que vous avez passé avec Jack, avez-vous eu l’impression qu’il gardait des secrets ? » demanda DeMarco.

« Pas que je sache. Et si c’était le cas, je n’étais apparemment pas la personne à laquelle il en aurait parlé. Mais entre nous, j’ai vraiment du mal à croire que Jack ait pu avoir une vie cachée. C’était un type droit et correct, vous savez ? Un type vraiment bien. »

« Alors vous ne voyez aucune raison valable pour que quelqu’un ait eu envie de le tuer ? » demanda Kate.

« Absolument pas du tout. C’est complètement dingue. » Il s’interrompit et regarda le reste de l’équipe à travers les vitres de son bureau. « Et ça s’est passé ici ? En ville ? » demanda-t-il.

« Oui. Est-ce que vous l’avez appelé quand vous avez remarqué qu’il n’était pas au bureau ? »

« Oui, bien sûr. Plusieurs fois, même. Mais vers midi, comme je n’avais toujours pas de nouvelles, j’ai laissé tomber. Jack était un type vraiment intelligent. S’il avait besoin de quelques heures pour lui – ce qui lui arrivait de temps en temps – je le laissais faire. »

« Monsieur Hiroto, est-ce que ça vous dérange si on parle à quelques-uns de ses collègues ? » demanda Kate, en désignant la vitre d’un geste de la tête.

« Bien sûr que non. Allez-y. »

« Et est-ce que vous pourriez nous fournir le nom de ceux qui ont décidé de prendre leur journée ? » demanda DeMarco. ´

« Bien entendu. »

Kate et DeMarco se rendirent dans l’espace de travail où trônaient de grandes tables et où flottait une odeur agréable de café. Mais avant même qu’elles n’aient parlé à une seule personne, Kate sut qu’elles n’allaient probablement pas apprendre quoi que ce soit de nouveau. En général, quand une personne était décrite comme quelqu’un de banal et sans histoire, cela s’avérait être le cas.

En moins de quinze minutes, elles eurent parlé avec les huit employés qui se trouvaient actuellement au bureau. Kate avait vu juste. Tout le monde décrivit Jack comme quelqu’un de gentil, d’aimable et sans histoire. Et pour la deuxième fois aujourd’hui, quelqu’un le qualifia même de personne un peu ennuyeuse – mais dans le bon sens du terme.

Kate repensa à quelque chose qu’elle avait déjà entendu au cours de sa vie. Le fait qu’il fallait se méfier d’une femme ou d’une épouse un peu ennuyante – que l’ennui pouvait provoquer des réactions inattendues. Mais elle ne se rappelait plus très bien le contexte.

Elles repassèrent par le bureau d’Hiroto pour récupérer la liste des employés qui avaient décidé de prendre leur journée, avant de sortir sous un splendide soleil dans les rues de New York. Kate pensa à la pauvre Missy Tucker, qui devait essayer de s’adapter à une nouvelle vie qui ne devait absolument pas lui sembler splendide du tout.

***

Elles passèrent le reste de leur matinée à rendre visite aux collègues qui avaient décidé de rentrer chez eux. Elles durent faire face à de nombreuses larmes, mais aussi à de la colère devant le fait qu’un homme aussi innocent et gentil que Jack Tucker ait pu être assassiné. C’était exactement ce que les autres collègues avaient dit au bureau, mais exprimé plus librement.

Elles parlèrent à la dernière personne – un homme du nom de Jerry Craft – un peu après l’heure du déjeuner. Elles arrivèrent chez lui juste au moment où Jerry entrait dans sa voiture. Kate se gara dans l’allée derrière lui et il lui jeta un regard agacé. Elle sortit de voiture au moment où Jerry s’approcha de la leur. Il avait les yeux rouges et un air mélancolique.

« Désolée de vous importuner, » dit Kate, en lui montrant son badge. DeMarco arriva à ses côtés et fit de même. « Nous sommes les agents Wise et DeMarco du FBI. Nous espérions pouvoir vous parler un moment de Jack Tucker. »

L’air agacé disparut immédiatement du visage de Jerry. Il hocha la tête et s’appuya contre le coffre de sa voiture.

« Je ne sais pas ce que je pourrais vous apprendre de plus que vous n’ayez déjà entendu de la part des autres. J’imagine que vous avez parlé à monsieur Hiroto et aux employés du bureau ? »

« Oui, » dit Kate. « Nous voulons maintenant parler à ceux qui ont pris leur journée – car cela signifie peut-être qu’ils étaient plus proches de Jack. »

« Je ne sais pas si c’est forcément le cas, » dit Jerry. « Nous n’étions que quelques-uns à nous voir en-dehors du travail. Et Jack n’en faisait généralement pas partie. Il est possible que certains employés aient accepté l’offre d’Hiroto juste pour avoir un jour de congé. »

« Pensez-vous que Jack avait une raison en particulier pour ne pas passer du temps avec ses collègues en-dehors des heures de travail ? » demanda DeMarco.

« Non, aucune raison en soi. Je ne pense pas. Mais Jack était plutôt du genre casanier, vous savez ? Il préférait rester chez lui avec sa femme et ses enfants durant son temps libre. Il faisait des heures de fou au travail – alors ça n’avait pas de sens de traîner dans un bar avec ces mêmes personnes avec lesquelles il venait de quitter le bureau. Il adorait sa famille, vous savez ? Il faisait toujours des choses hors du commun pour les anniversaires. Il parlait beaucoup de ses enfants aussi. »

« Alors vous pensez qu’il avait une vie parfaite ? » demanda Kate.

« Apparemment, oui. Mais en même temps, est-ce que ça existe vraiment, une vie parfaite ? Je veux dire par là, même Jack semblait avoir des tensions avec sa mère, d’après ce que je sais. »

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