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Les Femmes qui tuent et les Femmes qui votent

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Les Femmes qui tuent et les Femmes qui votent
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Les Femmes qui tuent et les Femmes qui votent

A JULES CLARETIE
20 août 1880.

Mon cher Claretie,

Vous avez publié le 24 août un long article dans le Temps, sur les derniers procès de mademoiselle Dumaire et de madame de Tilly. Cet article contenait à la fin les lignes suivantes:

Je m'attendais à ce que M. Dumas prîtla parole dans ce vif et poignant débat. Il est le grand avocat consultant de ces causes saignantes, et je ne sais pas de président qui puisse résumer comme lui les faits de semblables procès et en déduire toutes les conséquences. Il doit s'applaudir d'avoir si hardiment et tant de fois soulevé de pareilles questions, lorsqu'il voit que la vie, sévère comme un problème de mathématique, en rend la solution de plus en plus nécessaire chaque jour. Sans doute la comédie est écrite, la Princesse Georges a tout dit; mais j'aurais voulu savoir ce que pensait de la comtesse de Tilly – cette princesse Georges au vitriol – le philosophe du théâtre contemporain.

Chose curieuse, quand cet article m'est arrivé de votre part, j'avais, depuis trois ou quatre jours, commencé le travail que vous attendiez de moi, et j'en étais juste à une phrase, que vous retrouverez dans cette lettre, où je parlais de l'auteur de la Princesse Georges. Il y avait là une sympathie manifeste, des atomes crochus visibles; aussi, je vous demande la permission de vous adresser et de vous dédier ce travail; ce me sera, de plus, une occasion de vous témoigner publiquement toute l'affection et toute l'estime que j'ai pour votre personne, votre caractère et votre talent.

Et puis, nous sommes tout à fait à l'aise pour causer ainsi de ce sujet, étant du même avis, car vous dites encore dans le même article:

Il y a eu, comme toujours débordement de sympathie pour les exécutrices; et les victimes, selon l'usage, ont semblé fort peu intéressantes. Il y a à cela une raison morale; car cet enthousiasme pour la brutalité serait ironique s'il n'était que le produit d'une admiration malsaine pour les êtres qui, se plaçant au-dessus de la loi, ont l'audace de se faire justice eux-mêmes. La raison de toutes ces acclamations saluant une meurtrière, c'est que la femme, décidément, n'est pas suffisamment protégée par la loi, qui est essentiellement et uniquement une loi mâle, si je puis dire. L'auteur de la Princesse Georges l'a fort bien montré, dramatiquement et philosophiquement à la fois, lorsqu'il nous présente l'épouse trompée s'adressant tour à tour à sa mère, c'est-à-dire à la famille, puis à la loi, c'est-à-dire à la société, pour leur réclamer une consolation ou un secours. De consolation, il n'y en a point; de secours, il n'en faut attendre de personne. Faut-il donc souffrir, éternellement souffrir dans son amour et dans son amour-propre, dans sa dignité de femme, dans la sécurité même de sa vie, car la ruine matérielle est possible après cette terrible ruine morale? Que faut-il faire, enfin?

Mais tout le monde ne pense pas comme nous, mon cher ami, et, pour tout dire, j'avais d'abord pris la plume pour répondre à un article d'un de vos confrères, M. Racot, lequel, dans le Figaro, exprimait des idées, sinon toutes contraires, du moins très opposées aux nôtres. Je fais donc, comme on dit, d'une pierre deux coups; c'est à vous que je m'adresse, et c'est à M. Racot et à ceux qui pensent comme lui que je réponds.

Votre confrère ne se contentait pas, lui, de parler de mademoiselle Virginie Dumaire et de madame de Tilly: il parlait aussi de madame Hubertine Auclert, et il paraissait même conclure, philosophiquement, contre cette dernière en faveur de madame de Tilly. C'était vif; mais il résumait quelques-unes des idées que j'ai émises dans la préface de Monsieur Alphonse, et l'enchaînement de son idée concordait parfaitement avec l'enchaînement des miennes. Selon moi, les femmes qui tuent mènent aux femmes qui votent. De là ce titre dont on a déjà fait dans la presse des jeux de mots que j'avais prévus; car, en annonçant la brochure à mon éditeur, je lui disais: «Recommandez bien à l'imprimeur de ne pas se tromper, et de ne pas mettre les femmes qui, etc.»

J'ai donc déjà eu, à ce propos, l'esprit de tout le monde, et je l'ai eu plus tôt; c'est d'un excellent augure. Un ami à moi m'a écrit pour me conseiller de supprimer au moins la seconde partie du titre; je n'en fais rien. Le titre prête à rire, tant mieux! cela le popularisera; et puis le rire est bon. D'ailleurs, nous trouverons encore, de temps en temps, l'occasion de rire, en route, je vous le promets. Si notre esprit ne nous suffit pas, la bêtise des autres nous viendra en aide.

Maintenant qu'on a bien ri du titre, entrons dans le sujet.

M. Racot, tout en s'étonnant et en s'alarmant de ces nouveaux symptômes d'abaissement dans l'ordre moral, ne conclut pas comme nous l'avons déjà fait, vous et moi, dans le passé; il reste toujours l'adversaire du divorce, et il demande, par exemple, ce qu'au point de vue de l'équité, de la justice et de la réparation, madame de Tilly aurait gagné à ce que le divorce existât. Il ajoute: «Supposons le divorce établi avant la scène du vitriol, le mari avait le droit de divorcer et était libre d'épouser la femme qui faisait le désespoir de la première

On peut avoir de très bonnes raisons personnelles, dans sa conscience, son idéal et ses traditions, pour être l'adversaire du divorce; mais il ne faut pourtant pas le combattre avec des propositions aussi facilement réfutables que celle-là, et nous ne pouvons, n'est-ce pas, laisser circuler cette première assertion, sans lui barrer le chemin.

Dans aucun des pays où le divorce existe, même en Amérique où il jouit de facilités exceptionnelles, la loi n'eût autorisé M. de Tilly à divorcer d'avec sa femme, et à épouser ensuite mademoiselle Maréchal. Si la loi sur le divorce même aussi étendue que M. Naquet l'a proposée, existait en France, aucun des articles de cette loi, si habilement interprété ou contourné qu'il fût par l'avocat le plus subtil ou l'avoué le plus retors, ne pourrait servir à un homme comme M. de Tilly pour répudier une femme telle qu'était madame de Tilly avant l'attentat qu'elle a commis, attentat que certaines raisons psychologiques peuvent expliquer, mais, disons-le tout de suite, qu'aucune bonne raison morale n'excuse, malgré cette sympathie un peu trop aveugle dont bénéficie la coupable et qui rentre dans ce que Lamartine appelait les surprises du cœur.

J'ajouterai: la loi sur le divorce existant, – pas plus après cet attentat acquitté par le jury, qu'auparavant, – M. de Tilly ne pourrait encore user du divorce, et, dans l'état actuel de la législation, il n'aurait même pas pu obtenir la séparation légale, puisqu'il n'avait rien à reprocher ni à la conduite ni au caractère de madame de Tilly comme mère et comme épouse, et qu'aujourd'hui même où elle est déclarée, sinon innocente, du moins non coupable, il n'aurait pas encore le droit ni de divorcer ni de se séparer. A la demande de M. Racot, voilà la réponse à faire, et le premier venu aurait pu la faire comme moi; elle est claire, simple, irréfutable.

L'erreur de M. Racot et de beaucoup d'autres de nos adversaires, vient de ce que, comme tous les partisans de l'indissolubilité du mariage, il aime à se contenter, un peu trop facilement, des arguments à l'aide desquels l'Église veut mettre les femmes de son côté. Elle leur dit, en effet, sur tous les tons, comme on peut le voir dans le livre de M. l'abbé Vidieu auquel j'ai répondu: «Le jour où le divorce sera rétabli, le mari pourra répudier sa femme quand bon lui semblera et contracter immédiatement d'autres liens.»

Non seulement il n'y a rien de vrai, mais il n'y a rien de possible dans une pareille assertion, et il faut toute la candeur et toute la confiance de la foi féminine pour la croire et la propager. Si le divorce avait existé, non seulement M. de Tilly n'aurait pas pu s'en servir contre sa femme, mais c'est madame de Tilly qui aurait pu s'en servir contre lui, au lieu d'en arriver, comme moyen suprême de garantie, à l'action lâche et dégradante qu'elle a commise. Elle aurait demandé une protection à la loi, au lieu de demander une vengeance à l'acide sulfurique, et le Code l'eût libérée d'un mariage qu'elle ne méritait pas, au lieu de la libérer de la prison qu'elle avait bien méritée. Je m'arrête là. Je n'ai nulle envie de recommencer une croisade pour le divorce. Il sera toujours temps, si cela est nécessaire, de reprendre la parole quand le projet sera discuté à la Chambre. Mais, si les crimes, les catastrophes de toute sorte, nés de l'indissolubilité du mariage, continuent dans la progression signalée par les dernières statistiques, la question aura fait toute seule de tels progrès, qu'il n'y aura plus besoin de rien dire et que la nécessité de la loi sera péremptoirement démontrée par les faits.

Mais nous sommes en vacances, les questions politiques sont momentanément ajournées, la controverse centrale n'existe pas, le gouvernement se promène et se repose; sénateurs et députés sont éparpillés sur les routes; gens du monde et bourgeois sont à la campagne, aux bains de mer, aux eaux; nul ne se soucie, en apparence, des questions d'ensemble, et chacun se contente, en lisant son journal, au grand air, des nouvelles du jour, des accidents de chemin de fer, des assassinats et des éboulements. Pour moi, tout au contraire, ce moment me semble toujours opportun pour soulever certaines discussions et tâcher de faire pénétrer quelques idées soi-disant subversives ou tout au moins paradoxales dans des esprits et des consciences non influencés par leur milieu habituel et disposés à la conciliation par une digestion lente et réparatrice. Pour parler sérieusement, la solidarité des intérêts, des passions, des habitudes, des traditions, des compromis, des ignorances est rompue; le grand seigneur, le millionnaire, l'homme du monde, le bourgeois, le fonctionnaire, l'employé, le rentier, le négociant redeviennent, par quarante degrés de chaleur, des hommes à peu près semblables les uns aux autres, dégagés de l'influence des groupes sociaux auxquels ils appartiennent, et, en se reposant en face de la nature, dont l'impassible éternité les domine, ils sont, individuellement et à leur insu, accessibles à ces mêmes idées dont ils se seraient indignés quelques semaines auparavant. Il y a certainement alors une détente, un laisser aller, une complaisance réciproque tenant à plus de bien-être, à plus d'espace, à plus d'horizon, à plus de santé. Les journaux eux-mêmes trahissent plus d'éclectisme; ils se montrent plus accommodants; les adversaires, du mois de février ou de mars, semblent tout près de s'accorder. «Après tout, entend-on dire çà et là dans les deux camps, après tout, ce républicain a du bon, ce libre penseur n'est pas si méchant qu'on le croit, dit l'un. – Ce curé de campagne a une bonne figure; cette petite église, ce petit cimetière sont bien poétiques et bien touchants, dit l'autre; est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de concilier tout cela, les traditions du passé et les besoins de l'avenir, les souvenirs de l'enfance et la raison de l'âge mûr? Ce serait possible, certainement, s'il n'y avait pas cette question des jésuites! Je vous le demande un peu, qu'est-ce qu'ils ont contre les jésuites? Ce sont de très braves gens. Certainement il y a eu bien des abus, mais enfin tout pourrait s'arranger, avec quelques concessions mutuelles. C'est un peu la faute de M. Thiers. S'il avait voulu, à un certain moment, en 1872, on ne demandait que ça en France; mais aussi les d'Orléans ne bougent pas; et l'autre avec son drapeau blanc! Ah! sans ça, les choses se seraient arrangées! Ça aurait peut-être mieux valu. Nous verrons aux élections prochaines. – Moi, je crois que ça marchera bien. Ah! il fait bon! La belle journée!»

 

Eh bien, mon cher ami, ce moment de repos, de paresse, de façons de voir à la Pangloss, de justice inconsciente et d'indépendance d'esprit pour ainsi dire involontaire est tout à fait propice si l'on veut avoir quelque chance d'inculquer à tant de gens, ordinairement distraits, hostiles, ignorants, les idées que l'on croit vraies et utiles. La nature elle-même n'a pas d'autre procédé à l'égard du corps humain; elle lui communique, pendant cette même période, les éléments vitaux dont il a besoin pour se reconstituer et durer un peu plus longtemps. Or il en est du monde moral comme du monde physique: les lois de l'un sont enchaînées et implacables comme les lois de l'autre. A cette heure où je vous écris, le vent de la mer fouette les vitres de ma chambre, il soulève en même temps les flots et enfle les voiles de ceux qui savent se servir de cette colère apparente; il pousse sur le continent les vapeurs qui retomberont en rosée ou en pluie, il transporte et répand dans les champs des milliards de germes invisibles, fécondants ou destructeurs, selon la disposition particulière des sols où ils vont tomber; il fortifie les uns, et tue les autres; rien ne l'arrête ni ne le détourne; il fait ce qu'il a à faire, précipitant la mort de ce qui doit périr, créant, accélérant, prolongeant la vie de ce qui doit vivre. Il en est de même des idées. Elles partent d'un point de l'horizon et elles vont droit devant elles, fécondes pour les sociétés prêtes à les recueillir, mortelles pour celles qui les repoussent ou les dénaturent. Comment naissent-elles? D'où viennent-elles? Comment se fait le vent? D'où vient-il? Des attractions et des dilatations morales, du mouvement, de la pression, du va-et-vient incessant des esprits, créant ainsi des courants irrésistibles. Tout ce mouvement est une des conditions, une des lois de l'humanité, laquelle ne saurait rester immobile dans cet univers où tout se meut, évolue, se transforme et se combine autour d'elle. Tempêtes dans la nature, révolutions dans les sociétés, telles sont les conséquences immédiates et inévitables de la résistance inerte, inutile et finalement vaincue, à ces courants naturels traversant dans tous les sens le monde physique et le monde moral.

Une similitude entre les deux mondes me frappe encore, c'est celle-ci: Ces germes invisibles, transportés par le vent, prennent, un beau jour, une forme; la végétation se produit là où ils sont tombés; l'herbe pousse; l'arbre s'élève; la forêt s'étend. Même mécanisme pour les sociétés. Au bout d'un certain temps que des idées, nouvelles à première vue, (tandis qu'elles ne sont jamais que des phénomènes consécutifs d'autres idées antérieures et du même ordre), au bout d'un certain temps que des idées nouvelles sont répandues dans l'air, discutées, niées, repoussées par les mœurs et les lois des peuples routiniers, elles se condensent tout à coup en une réalité palpable et visible, pensante et agissante, elles prennent une forme humaine, elles deviennent une personne avec laquelle il faut compter parce qu'elle produit subitement son action matérielle et contradictoire à un état social incompatible. Bref, quand une idée doit vivre, elle se fait homme. C'est tout bonnement le mystère de l'incarnation.

Ceux qui haussaient les épaules ou qui pouffaient de rire quand cette idée était purement théorique, s'arrêtent étonnés et entrent bientôt en fureur, quand ils la voient en chair et en os, marchant à un but déterminé. On honnit d'abord ce précurseur, cet apôtre, ce prophète; on le tue souvent; mais il a fait immédiatement des disciples, il a suscité des croyants, des auxiliaires, des vengeurs, et la lutte commence. L'idée triomphe toujours, et, quand elle est enfin acceptée et consacrée depuis longtemps, quand elle est devenue officielle et banale, elle cherche à s'étendre encore, en raison de besoins nouveaux. On croit à une innovation quand ce n'est qu'une déduction logique et une conséquence fatale de l'idée première. Nouvelle résistance des masses stationnaires, nouvelle incarnation, nouvelle lutte: nouveau progrès. Si une idée ne produit pas son homme elle est creuse; si une idée ne produit plus son homme elle est morte. Les religions, les philosophies, les politiques, les sciences, les libertés ne se sont pas développées autrement. Regardez bien, où l'incarnation fait défaut: signe de dépérissement et de mort prochaine.

Sans nous aventurer ici dans les grands exemples historiques, présents d'ailleurs à l'esprit de tous nos lecteurs, et pour nous en tenir aux personnages, hier inconnus, mis en lumière par de récents procès, mademoiselle Marie Bière, mademoiselle Virginie Dumaire, madame de Tilly, que représentent ces personnages? Sont-ce des êtres isolés, séparés de la vie commune par leur tempérament, leurs mœlig; urs, leurs crimes particuliers et purement individuels? Non. Ce sont des incarnations vivantes effectives et inconscientes, en même temps, de certaines idées émises par des penseurs, des moralistes, des politiques, des écrivains, des philosophes, idées justes, logiques, tutélaires, auxquelles, de l'aveu de ces hommes de réflexion, le temps est venu de faire droit.

Que répond la société française à ces idées présentées seulement sous toutes les formes théoriques et immatérielles? Que ceux qui les présentent sont des fous, des rêveurs, des révolutionnaires, des utopistes, des gens dangereux. Ces hommes signalent cependant des dangers visibles, ils proposent d'indispensables réformes; ils disent aux législateurs: «Vous devriez faire des lois protégeant l'innocence de la jeune fille, la dignité de la femme, la vie de l'enfant, les droits de l'époux, et punissant quelquefois les coupables au lieu de punir toujours les innocents.» Les législateurs ne répondent même pas. Alors, au milieu des observations des uns, de l'indifférence des autres, un fait brutal se produit, un crime se commet, une victime tombe, un assassin se montre, et, sans transition apparente, on assiste au déplacement complet de tous les plans sociaux, au renversement de toutes les lois juridiques et morales; la victime devient odieuse, l'assassin devient intéressant, la conscience des jurés s'embarrasse, la magistrature se trouble, la loi hésite, la justice officielle désarme devant la foule qui s'impose comme dans une assemblée populaire ou dans un théâtre.

C'est l'incarnation de l'idée qui se dresse tout à coup en face des vieilles traditions obstinées et insuffisantes, et elle vient, par le feu et le sang, poser sa revendication personnelle et nécessaire contre des lois jadis excellentes, mais qui, les mœurs s'étant modifiées, apparaissent subitement comme des injustices et des barbaries.

Le meurtrier a-t-il discuté ces questions comme nous le faisons ici? A-t-il lu ce qu'on écrivait sur ces matières avant qu'il commît son crime? Obéit-il à un raisonnement? Non. Il obéit aveuglément à sa passion, ce n'est pas douteux. Mais sa passion satisfaite vient, en plein tribunal, faire appel à un droit naturel, humain, incontestable, dont la société aurait dû tenir compte et dont elle ne s'est pas souciée.

L'acquittement des coupables, prononcé par le tribunal, imposé par l'opinion, est-il juste? Non. Mais ce qui fait l'acquittement de ces coupables arrêtés, c'est que la loi ne peut pas sévir contre les véritables coupables qu'elle couvre depuis trop longtemps, et que, ne pouvant pas appliquer la justice absolue, elle est condamnée elle, la loi, à n'appliquer que la justice relative, ce qui est bien près de l'injustice.

Vous vous rappelez sans doute l'affaire Morambat, il y a trois ou quatre ans? J'écrivais à ce propos, dans l'Opinion nationale, une lettre comme celle-ci. J'y annonçais l'acquittement inévitable du meurtrier, et je demandais à la loi de protéger la virginité des filles, virginité que j'appelais leur capital. Le mot fit beaucoup rire. Toujours! En France, nous rions beaucoup des choses sérieuses; c'est même de celles-là, je crois pouvoir l'affirmer, qu'on rit le plus. Moi, c'est un goût particulier, j'aime mieux rire des choses qui ne sont pas sérieuses, et qui n'en ont pas moins la prétention de l'être; ma conscience se trouve ainsi en repos, je suis sûr d'avoir plus longtemps des sujets de gaieté et d'avoir finalement raison. Vive le rire, mon cher ami, quand il ne se trompe pas.

Si j'évoque aujourd'hui cette affaire Morambat, c'est pour m'aider à montrer les incarnations successives, variées, de plus en plus rapprochées les unes des autres, de plus en plus menaçantes et triomphantes de l'idée proposée de certaines réformes dans de certaines lois. Cette affaire se résumait en ceci, (soyez tranquille, je serai bref): Une jeune fille, ouvrière laborieuse et d'une conduite irréprochable jusque-là, s'était laissé, faut-il dire séduire, disons plutôt entraîner par un jeune homme, commis dans le magasin où elle était en apprentissage: elle était devenue enceinte, ce que voyant, le jeune homme l'avait abandonnée. Voilà le commencement et le milieu de l'histoire. C'est vieux, c'est banal, c'est connu; le soleil aussi est vieux, banal, connu, et il reparaît toujours et on ne s'en déshabitue pas. Mais il passe tout à coup, par l'esprit, par le cœur, par la conscience du père de la jeune fille de modifier le dénouement traditionnel, aussi vieux, aussi banal, aussi connu que le soleil et les débuts de l'histoire et qui consistait, pour la jeune fille, à se désoler, à cacher sa honte dans un coin, à élever son enfant avec ses seules ressources ou à lui tordre le cou, à se tuer elle-même ou à se prostituer, tout cela parce que le Code avait oublié de faire une loi qui protégeât le capital moral des femmes comme le capital matériel et qui condamnât un homme qui leur aurait pris leur honneur comme elle condamnerait le voleur qui leur aurait pris leur montre ou leur parapluie.

Il advint donc, cette fois, une chose nouvelle. Le père de mademoiselle Morambat se trouvait être un très honnête ouvrier; il adorait sa fille, et il ne permit pas aux choses de finir selon la coutume. Il cacha un couteau sous son vêtement, s'en alla trouver le commis, lui demanda s'il voulait épouser sa fille, et, sur les refus réitérés de celui-ci, il le frappa en pleine poitrine. La vie du jeune homme fut en danger; on arrêta l'assassin; grande émotion dans Paris; instruction; procès.

Si vous voulez bien donner un peu d'attention à ce cas particulier, mon cher ami, vous y remarquerez facilement un fait curieux. Dans ce procès, prévenu, plaignant, victime, tout le monde était coupable, et, nantie de toutes les lois imaginables pour punir tous les attentats possibles, la justice a dû s'avouer publiquement impuissante et inutile.

 

Voyons comment.

Nous voici dans la salle de la cour d'assises. Rien n'y manque pour que le droit soit respecté, pour que l'équité rayonne, pour que la solennité soit imposante, pour que la leçon soit profitable. Foule énorme, avec sergents de ville, pour la contenir et au besoin la disperser si elle manque de respect au tribunal, si elle proteste ou si elle applaudit; gendarmes aux deux côtés de l'accusé, pour qu'il ne puisse ni s'enfuir, ni sauter sur les juges, ni se suicider; avocats réunis autour de la cause, pour s'éclairer dans leurs consciences et leur art, comme des carabins autour d'un cadavre dans un amphithéâtre d'anatomie; conseillers en robe rouge, avocat général chargé de soutenir l'accusation et de venger la morale et la société compromises; avocat célèbre à la barre de la défense, ayant mission de défendre et de sauver le prévenu; jury choisi au sort parmi les citoyens les plus recommandables de leurs quartiers, peintures allégoriques représentant le crime terrassé, l'innocence protégée, Thémis en péplum bleu et blanc tenant en équilibre les deux plateaux de sa balance; enfin, au fond de la salle, en face du public, des témoins, du jury et des accusés, au-dessus des juges et de tout, le Christ mourant pour la justice et la vérité, et sur lequel témoins et jurés vont faire le serment, les uns de ne dire que la vérité, rien que la vérité, les autres de n'avoir en vue que la justice, rien que la justice.

Ceci posé, donnons en quelques mots le résumé philosophique et les conclusions morales du procès.

LA LOI, représentée par le Président, s'adressant à la jeune fille:
Mademoiselle, vous étiez une personne honnête et laborieuse, tout le monde l'atteste
LA JEUNE FILLE
Oui, monsieur
LA LOI
Vous avez été séduite par ce jeune homme?
LA JEUNE FILLE
Oui, monsieur
LA LOI
Il vous avait promis le mariage?
LA JEUNE FILLE
Oui, monsieur
LA LOI
Il vous a abandonnée?
LA JEUNE FILLE
Oui, monsieur
LA LOI
Quand il a su que vous étiez enceinte?
LA JEUNE FILLE
Oui, monsieur
LA LOI
C'est bien de lui que vous étiez enceinte?
LA JEUNE FILLE
Oui, monsieur
LA LOI
Vous le jurez?
LA JEUNE FILLE
Oui, monsieur
LA LOI
Vous avez causé le désespoir et le crime de votre père. Vous allez mettre au monde un enfant sans père, sans état civil, probablement sans morale et sans instruction, puisque vous êtes sans ressources, enfant qui va être un danger ou une charge pour la société, tout cela parce que vous n'avez pas su résister à votre passion. C'est abominable, ce que vous avez fait là; mais nous n'y pouvons rien, rasseyez-vous. – Qu'on amène le jeune homme
LA LOI, au jeune homme
Vous avez été l'amant de cette jeune fille?
LE JEUNE HOMME
Oui, monsieur
LA LOI
Vous étiez le premier?
LE JEUNE HOMME, après hésitation
Oui, monsieur
LA LOI
Elle est enceinte de vous?
LE JEUNE HOMME, toujours après hésitation
Oui, monsieur
LA LOI
Vous refusez de l'épouser?
LE JEUNE HOMME, sans hésitation
Oui, monsieur
LA LOI
Vous refusez de reconnaître votre enfant?
LE JEUNE HOMME
Oui, monsieur
LA LOI
Vous avez déshonoré une jeune fille, vous l'abandonnez, ainsi que votre enfant; c'est abominable, ce que vous faites là! nous n'y pouvons rien. Rasseyez-vous. – Faites lever le père
LA LOI, au père
Vous reconnaissez que vous avez voulu tuer ce jeune homme?
LE PÈRE
Oui, monsieur
LA LOI
Parce qu'il avait séduit votre fille?
LE PÈRE
Oui, monsieur
LA LOI
Alors vous avez pris un couteau?
LE PÈRE
Oui, monsieur
LA LOI
Avec l'intention de tuer cet homme, s'il vous refusait d'épouser votre fille?
LE PÈRE
Oui, monsieur
LA LOI
Avec préméditation alors?
LE PÈRE
Oui, monsieur
LA LOI
Et vous l'avez frappé avec la ferme intention de lui donner la mort?
LE PÈRE
Oui, monsieur
LA LOI
Vous avez voulu vous faire justice vous-même, ce qui est défendu par toutes les lois; vous avez voulu tuer, ce qui est défendu par toutes les morales, humaine et divine; vous avez frappé d'un couteau, vous avez accompli volontairement, sans hésitation, sans remords, un homicide, un crime, ce qui doit être puni de l'échafaud ou des galères. C'est abominable, ce que vous avez fait là! mais nous n'y pouvons rien. Ne vous rasseyez pas; vous pouvez tous rentrer chez vous.»

Alors, magistrats, jury, gendarmes huissiers, Code civil, justice, allégories mythologiques, menaçantes et rassurantes, Christ en croix, qu'est-ce que vous faites là? Pourquoi tout cet appareil inutile, toute cette solennité vide, toute cette dépense, tout ce dérangement? Ces trois individus coupables, tous les trois, de délits et de crimes qui compromettent non seulement leur propre honneur, leur propre morale, mais la morale universelle et la sécurité des citoyens électeurs, pourquoi les renvoyez-vous finalement chez eux, sans condamnation, sans flétrissure, sans amende même?

Parce que, me répondrez-vous, c'est là un cas exceptionnel. Cette jeune fille était vraiment sympathique par sa bonne conduite antérieure, le père par l'honnêteté de toute sa vie: il n'a pas pu résister à sa douleur et à sa colère, devant la froide ingratitude et la cynique cruauté de ce jeune homme, nous l'avons compris et nous l'avons acquitté.

Non; ces raisons-là, vous les donnez parce que vous ne pouvez pas, vous ne voulez pas donner les vraies raisons. Les vraies raisons, les voici: ne pouvant pas punir les vrais coupables, vous êtes fatalement amenés à absoudre ceux dont le crime n'est que la conséquence directe de cette culpabilité non seulement impunie, mais dont, dans certains cas, il ne vous est pas permis de connaître, dont il vous est interdit de faire mention, que vous devez respecter en un mot, qui vous est sacrée pour ainsi dire, comme la réputation la plus intacte, comme le dogme le plus révéré. Il est tel cas où vous n'avez même pas le droit de prononcer le nom du véritable coupable, et où vous ne pouvez punir que l'innocent et même la victime.

J'ai assisté, il y a deux ou trois ans, à un procès criminel où la coupable, du moins la personne amenée à la barre, était une jeune femme. Elle s'était mariée, enceinte, avec un jeune homme, lequel ignorait absolument ce détail. Elle accoucha, à terme, sans que son mari se fût douté de cette grossesse et en l'absence de ce mari. Elle se délivra elle-même; puis elle perdit la tête et tua son enfant, dont elle cacha le corps dans une armoire. Le crime fut découvert et la jeune femme arrêtée et traduite devant les assises.

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