Бесплатно

Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux

Текст
0
Отзывы
iOSAndroidWindows Phone
Куда отправить ссылку на приложение?
Не закрывайте это окно, пока не введёте код в мобильном устройстве
ПовторитьСсылка отправлена
Отметить прочитанной
Шрифт:Меньше АаБольше Аа

XIV
Où il est prouvé qu'Éva n'est pas la fille du braconnier Joseph, mais sans que l'on sache de qui elle est la fille

Le lendemain du jour où les questions d'Éva étaient devenues plus pressantes, le docteur résolut, coûte que coûte, de faire une démarche pour se renseigner. Il envoya Scipion à Joseph; Scipion avait un billet au cou. Jacques disait au braconnier:

Demain, au point du jour, je serai chez vous avec mon fusil. J'ai besoin de gibier.

Le lendemain, à six heures du matin, Jacques Mérey était à la cabane de Joseph.

On partit, on tira quelques coups de fusil, on tua un lièvre, deux faisans, trois ou quatre lapins, que Scipion, à qui ses nouveaux talents n'avaient rien fait perdre des anciens, rapporta tout joyeux.

L'heure du déjeuner arriva; on s'assit sur l'herbe, et Jacques Mérey tira de son carnier du pain, des fruits, un morceau de jambon, une gourde de bon vin.

Lorsque quelques gorgées de cette liqueur à laquelle il goûtait si rarement eurent mis Joseph en belle humeur, Jacques entama avec le braconnier le chapitre d'Éva.

– Joseph, lui dit-il, il y a longtemps que tu n'es venu voir la petite.

Le braconnier haussa les épaules.

– Que voulez-vous! dit-il, ça me retourne le cœur quand je la vois.

– Elle a beaucoup grandi et beaucoup embelli depuis quatre ans, mon cher Joseph, continua Jacques.

– Qu'importe, reprit Joseph, si elle ne parle pas! Samuel Simon, le crétin de la rue de l'Écluse, lui aussi, parle: il dit papa, maman. À quoi ça l'avance-t-il?

– Éva parle, et parle bien, je t'assure, Joseph; elle est même très savante.

– Mais elle reste du matin au soir dans un fauteuil, comme Samuel Simon.

– Non, elle marche et elle court très légèrement.

– Ça me fait plaisir, ce que vous me dites là, monsieur Jacques; car la pauvre petite, je m'y étais attaché, tout idiote qu'elle était, et je l'aimais comme si j'étais son père.

– Quoi que vous ne le fussiez point, n'est-ce pas, Joseph?

Le braconnier changea de couleur; il avait, malgré lui et sans y songer, laissé échapper son secret.

– Je crois que j'ai dit une grosse bêtise! fit-il.

En m'avouant que tu n'étais pas son père? Il y avait longtemps que je le savais.

– Comment cela? demanda naïvement le braconnier.

Jacques haussa les épaules:

– Espérais-tu me cacher quelque chose, à moi? N'as-tu pas entendu dire de par la ville que je faisais des miracles, que je savais tout, comme le Bon Dieu? Comment veux-tu que celui qui donne de l'esprit à la matière n'en ait point assez lui-même pour lever les voiles d'une intrigue et pour pénétrer un secret? Entre nous, Joseph, je crains bien que ce secret ne soit sinon un crime tout à fait, du moins une abominable action.

– Comment cela? monsieur Jacques?

– Les parents de la pauvre Éva auront voulu se débarrasser d'un être inerte et inutile, au lieu de se dire que la nature ne produit rien d'inutile et d'inerte, et de tâcher de faire ce que j'ai fait, c'est-à-dire de tailler la chair avec la science, comme le sculpteur taille le marbre avec son ciseau. Ils auront pensé d'abord à la jeter dans quelque étang, ou à l'étouffer entre deux matelas, mais la peur les aura retenus; peut-être savait-on qu'ils avaient cette enfant! En tout cas, Dieu le savait! À défaut de la justice des hommes, ils ont craint la justice de Dieu!

Sans approuver tout à fait, Joseph fit un signe de la tête qui semblait dire: «Vous pourriez bien avoir raison.»

– Tu as pensé quelquefois à cela, n'est-ce pas, Joseph?

– Oui, répondit le braconnier, et j'avoue que ce n'est pas sans inquiétude.

– Eh bien, le moyen de te rassurer, dit le docteur, c'est de me raconter franchement tout ce que tu sais de cette jeune fille et de sa naissance.

– Je ne demanderais pas mieux, monsieur Jacques, car vous nous avez rendu un grand service et à elle aussi; mais…

– Mais quoi?

– Mais si ce que je vais vous dire allait me compromettre et nuire à l'enfant?

– Je te promets, Joseph, que, excepté elle, nul ne saura jamais un seul mot de la révélation.

– Et, d'ailleurs, tenez, continua Joseph en homme décidé, il y a déjà un temps que ce secret-là me pèse, et que j'éprouve le besoin de m'en décharger.

– Parle donc, je t'écoute.

– C'était le 29 décembre 1782; il y aura au mois de décembre prochain dix ans de cela, que, voyant une jolie gelée suivie d'une petite neige fine qui recouvrait à peine la terre, je me dis à moi-même: «Joseph, mon ami, voilà un joli temps pour faire un coup de fusil.» Sur quoi, je pris mon chien.

– Scipion? demanda Jacques.

– Non, son prédécesseur, qui n'avait pas un nom si ronflant, qui s'appelait tout simplement Canard; et nous partîmes. Nous voilà en chasse: un coup de fusil par-ci, un coup de fusil par-là. Pif! paf! deux lièvres dans le carnier, l'un fera le civet, l'autre fournira la garniture; pendant ce temps, la mère était restée à la maison, elle filait tranquillement sa quenouille, la bonne vieille. Tout à coup deux hommes masqués poussent la porte et entrent. Qui fut effrayée? je vous le demande; ce fut elle! Elle crut qu'on venait pour m'arrêter, car les anciens seigneurs de Chazelay étaient durs aux braconniers, on disait même qu'ils en avaient fait pendre quelques-uns dans le parc du château, sous prétexte qu'ils avaient droit de justice sur leurs terres; ces hommes la rassurèrent en lui donnant le bonjour avec la main; puis l'un d'eux s'approcha d'elle, laissant en arrière son compagnon, qui avait l'air de porter un paquet sous son manteau.

» – Femme, lui dit l'homme qui s'était approché d'elle, je sais que vous avez été bonne nourrice et bonne mère, quoique votre fils ait un peu tourné au chenapan…

» – Oh! monsieur, mon pauvre Joseph! s'écria ma mère, peut-on dire…»

»Mais lui l'interrompit.

» – Ce n'est pas de lui qu'il est question, dit-il, mais de vous. Pourriez-vous vous charger d'un enfant?

» – Bien certainement, monsieur.

» – L'aimeriez-vous?

» – Comme s'il était le mien, pauvre agneau!

» – Vous êtes plus vieille que je ne croyais.

» – Bon! les petits enfants et les vieilles femmes, cela s'entend toujours.

» – Mais, continua l'homme masqué, je dois vous dire une chose.

» – Laquelle?

» – C'est que l'enfant est imbécile.

» – Elle n'en a que plus besoin de bons soins, répondit la mère.

» – Ces soins, vous les lui donnerez, alors?

» – Oui; mais, vous voyez, nous sommes pauvres; il faudrait, pour que l'enfant ne manquât de rien, que les parents voulussent bien venir à notre secours.

» – Combien vous faudrait-il par an pour la traiter comme votre fille?

»La mère calcula:

» – Cent francs, monsieur, cela vous paraît-il de trop?

» – Vous aurez trois cents francs par an tant que l'enfant restera chez vous, et cinq cents francs tout de suite.

» – Oh! monsieur, pour ce prix-là, elle sera traitée comme une dauphine.

» – C'est bien; voici les cinq cents francs et voici le premier mois. Chaque mois sera payé d'avance. Faites-moi un reçu des huit cents livres et de l'enfant.

» – Ah! monsieur, dit la mère, voilà le malheur! c'est que je ne sais pas écrire.

» – Diable! fit l'homme en se retournant du côté de son compagnon, voilà qui est fâcheux!

»J'étais là depuis les premiers mots de la conversation; car, voyant entrer deux hommes chez ma mère, j'étais accouru vite et m'étais glissé par la petite porte du fournil. J'avais donc tout entendu. Je m'avançai.

» – Mais je sais écrire, moi, monsieur, dis-je à l'inconnu, et je vais vous donner les reçus que vous demandez.

» – Quel est cet homme? s'écria le visiteur masqué.

» – C'est mon fils Joseph, monsieur, celui que vous appeliez tout à l'heure un chenapan.

» – Il n'est point question de cela, ma mère; que ces messieurs m'appellent comme ils voudront, je sais que je suis un honnête homme; cela me suffit.

»Je tirai une plume et du papier de l'armoire, car je voyais dans le nourrissage de l'enfant une bonne affaire, et je ne voulais pas que la mère la manquât.

» – Dictez, monsieur, dis-je en m'asseyant devant la table et m'apprêtant à écrire.

»L'homme s'appuya sur le dossier de ma chaise pour suivre ma plume des yeux et voir si j'écrivais bien ce qu'il dictait.

» – Écrivez, dit-il.

»J'écrivis:

»Cejourd'hui, 29 décembre 1782, j'ai reçu d'un inconnu une petite fille de cinq ans reconnue idiote et incurable; je m'engage, au nom de ma mère et au mien, à la garder à la cabane ou dans tout autre domicile que je choisirai, jusqu'à ce qu'elle me soit réclamée par la personne qui me présentera ce reçu et l'autre moitié du louis d'or dont la première moitié sera ou plutôt est à l'instant même déposée entre mes mains.

»L'inconnu tira de la poche de son gilet un louis coupé en deux d'une façon bizarre, mais cependant dont les deux moitiés s'adaptaient parfaitement; il m'en donna une et garda l'autre. Puis il continua:

»Celui qui dépose l'enfant entre les mains de Joseph Blangy et de sa mère, outre la somme de huit cents francs qu'ils ont reçue à la signature des présentes, s'engage à leur payer tous les ans et d'avance la somme de trois cents francs. Et si l'un des deux meurt, au survivant des deux la même somme sera payée.

»Quand l'enfant aura atteint l'âge de quinze ans, comme elle nécessitera peut-être de nouvelles dépenses, on prendra de nouveaux arrangements.

»Selon les soins que l'on aura pris de l'enfant, une récompense sera donnée.

» – Signez, dit l'homme masqué; signez pour votre mère et pour vous.

»J'écrivis au bas du reçu:

»Accepté pour moi et pour ma mère, avec engagement de me conformer à tout ce qui est porté à l'engagement ci-dessus.

 
Joseph Blangy.

» – Et maintenant, monsieur, demandai-je à l'homme masqué, avez-vous d'autres recommandations à me faire?

» – Une seule.

» – Laquelle?

» – Te taire.

» – Cela nous est facile, à ma mère et à moi, répondis-je, car nous aimons la compagnie des animaux, des arbres, des choses qui ne parlent pas enfin. Dans cette cabane, nous ne voyons jamais personne, et, excepté, bonjour et bonsoir, à peine ma mère et moi échangeons-nous deux paroles en deux mois. Le plus grand bavard de la maison, c'est Canard. Il ne parle pas, il est vrai, mais il aboie.

»L'homme masqué qui avait joué un rôle actif dans toute cette histoire prit le reçu, le relut avec soin, le mit dans sa poche avec la moitié du louis d'or, et dit à ma mère:

» – Allons, venez ici, et tendez votre tablier.

»Ma mère s'approcha, fit ce qu'on lui demandait, et reçut dans son tablier la petite idiote à peu près dans l'état où vous l'avez vue.

» – Comment s'appelle-t-elle, mon cher monsieur? demanda ma mère.

»Sans doute l'inconnu craignit-il que nous n'allions compulser les registres de baptême des environs, car il répondit:

» – Inutile que vous sachiez son nom, puisqu'elle ne répond à aucun nom; qu'il vous suffise de savoir qu'elle est catholique.

»Puis, se tournant vers moi:

» – Tu as entendu? dit-il, une seule chose t'est recommandée, le silence.

»Les deux hommes sortirent; mais, en sortant, l'un d'eux dit à l'autre:

» – Scipion est resté.

»Je m'aperçus alors seulement qu'un beau chien noir était allé se coucher près du feu, ni plus ni moins que s'il était chez lui.

» – Eh bien! Scipion, lui dis-je, tu n'entends pas qu'on t'appelle?

»Scipion ne bougea point. J'allais le chasser pour qu'il suivît son maître, mais celui-ci:

» – Gardez ce chien, dit-il; il était très attaché à l'enfant, et l'enfant ne connaît que lui. Pour te dédommager de son entretien et de sa nourriture, j'engage ma parole que tu ne seras jamais inquiété comme braconnier par M. de Chazelay.

»Et il sortit en disant:

» – Reste, Scipion, reste!

»Permission dont le chien paraissait bien résolu de se passer.

»Et maintenant, monsieur Jacques, continua le braconnier, vous en savez autant que moi.»

– Et la rente vous fut toujours exactement payée.

– Rubis sur l'ongle.

– Par qui?

– Par le second homme masqué.

– Et, lors des différentes visites qu'il vous a faites, vous n'avez rien pu saisir dans ses paroles?

– Il n'a jamais dit un mot. Je le crois sourd et muet. Quand il parlait avec son compagnon, il lui parlait avec les doigts, et l'autre répondait de même.

– Et vous ne savez rien de plus, Blangy?

– Non.

– Sur l'honneur?

– Sur l'honneur!

– Retournez chez vous et montrez-moi la moitié du louis d'or; vous l'avez conservée, je suppose?

– Il ne faut pas le demander! elle est dans le reliquaire de ma mère, avec un os du petit doigt de sainte Solange.

Le docteur se leva et prit le chemin de la cabane.

Dix minutes après, ils étaient arrivés, et Joseph remettait la pièce au docteur.

C'était en effet la moitié d'un louis à l'effigie de Louis XV et au millésime de 1769.

Cette moitié n'avait rien de particulier, que le soin qu'on avait pris de la tailler en zigzag pour rendre impossible une erreur ou une tromperie.

Le docteur n'en savait pas beaucoup plus que lorsqu'il était parti; seulement, au lieu du doute, il avait la certitude qu'Eva n'était pas la fille du braconnier.

XV
Où il nous faut abandonner les affaires privées de nos personnages pour nous occuper des affaires publiques

En rentrant dans la ville d'Argenton, Jacques Mérey fut frappé d'étonnement à la vue du trouble qui paraissait s'être emparé de cette population, d'habitude si calme et si tranquille.

Mais ce qui l'étonna bien plus, c'est que, aussitôt qu'on l'eût reconnu, cette population l'entoura en lui demandant des conseils sur ce qu'il y avait à faire dans une circonstance si critique.

– Il faut d'abord, dit Jacques Mérey, avant que je vous donne des conseils, il faut d'abord que vous vouliez bien me dire de quoi il est question.

– Comment! vous ne savez pas? s'écrièrent vingt voix.

– C'est impossible! s'écrièrent vingt autres.

Jacques Mérey haussa les épaules en homme qui n'est pas le moins du monde au courant de la situation.

– Affaire politique? demanda-t-il.

– Je crois bien, affaire politique!

– Eh bien, qu'est-il arrivé?

– Allons donc, dit une voix, vous faites semblant de ne pas savoir, et vous savez aussi bien que nous.

– Mes amis, dit Jacques Mérey avec son exquise douceur, vous savez comment je vis; à moins que ce ne soit pour faire une visite à quelque pauvre malade, je ne sors jamais de chez moi, et chez moi je travaille; j'ignore donc complètement ce qui se passe au-dehors des quatre murs qui m'enferment, et où je fais de la science, avec l'espoir que cette science sera utile un jour, à vous d'abord, et ensuite à l'humanité.

– Ah! nous savons bien que vous êtes un brave homme; nous vous aimons, nous vous respectons et nous espérons vous en donner bientôt une preuve. Mais c'est justement parce que nous vous aimons et vous respectons que nous venons vous demander ce qu'il y a à faire dans l'extrémité où nous nous trouvons.

– Eh bien! voyons, mes bons amis, quelle est l'extrémité dans laquelle nous nous trouvons? demanda le docteur.

– On se bat à Paris, dit un des hommes qui entouraient Jacques.

– Comment! on se bat?

– C'est-à-dire qu'on s'est battu, mais, à ce qu'il paraît, tout est fini, maintenant, dit un autre.

– Dites-moi ce qui est fini, mes enfants.

– Eh bien! reprit le premier, en deux mots, voilà ce que c'est: le peuple a voulu entrer aux Tuileries comme au 20 juin, vous savez, le jour où Capet a mis le bonnet rouge?

– Je ne sais rien, mes amis; mais continuez.

– Le roi s'y est opposé, et les Suisses ont tiré sur le peuple.

– Sur le peuple? les Suisses ont tiré sur les Parisiens?

– Oh! il n'y avait pas que des Parisiens, il y avait des Marseillais et des gardes-françaises. Il paraît que c'est ceux-là qui ont fait le plus grand carnage; on s'est battu dans la cour des Tuileries, dans le vestibule, dans les appartements, dans le jardin. Il y a eu sept cents Suisses tués, et onze cents citoyens.

– Oui, dit un autre, il paraît que c'était terrible; comme c'est Saint-Antoine et Saint-Marceau qui ont principalement donné, on a remporté les morts par charretées; au sang, on pouvait les suivre; puis on les étendait de chaque côté de la rue, et chacun venait reconnaître les siens au milieu des pleurs et des sanglots.

– Et le roi? demanda Jacques Mérey.

– Le roi s'est retiré à l'Assemblée nationale avec toute la famille royale, se mettant sous la protection de la nation. Mais l'Assemblée nationale a répondu qu'elle n'avait pas mission de décider d'une si grave question; que cela regardait la Convention qui allait s'ouvrir. Puis on a décidé que le roi habiterait le Luxembourg.

– Au moins, là, dit Jacques Mérey avec un sourire, s'il veut se sauver, il aura la facilité des catacombes.

– C'est justement ce qu'a dit le procureur de la commune, le citoyen Manuel. Alors, on a décidé que le roi serait enfermé au Temple; on l'y a conduit et il y est prisonnier.

– Et où avez-vous vu tout cela?

– D'abord dans l'Ami du peuple, du citoyen Marat; puis l'adjoint du maire est revenu de Paris, et il était à l'Assemblée nationale pendant toute la journée du 10-Août.

– Et sait-on quelle résolution a prise l'Assemblée nationale? demanda Jacques Mérey.

– Aucune relativement au roi; elle veut faire face à l'ennemi avant tout.

– Oui, c'est vrai, dit Jacques Mérey avec un sentiment de tristesse profonde, l'ennemi est en France. Et qu'a décrété l'Assemblée vis-à-vis de l'ennemi? car là est le véritable péril.

– Elle a décrété que la patrie en danger serait proclamée, et que les enrôlements volontaires se feraient sur la place publique.

– Et quelles nouvelles a-t-on de l'ennemi?

– Il est à Longwy et marche sur Verdun.

Jacques Mérey poussa un soupir.

– Mes amis, dit-il, dans des circonstances comme celles où nous nous trouvons, chacun doit sonder sa propre conscience et l'interroger sur ce qu'il a à faire. Certes, tout ce qui est jeune, tout ce qui peut porter un fusil, tout ce qui ne peut servir la France que les armes à la main doit prendre les armes. Mais, avant tout, nous avons une Assemblée nationale brave et fidèle, nous devons nous reposer sur elle avec confiance du salut de la patrie. Ce que je puis vous dire d'avance, ce qui est ma conviction, c'est que la France ne périra pas. La France, mes amis, c'est la nation élue par le Seigneur, puisqu'il a mis en elle le plus noble des sentiments que puisse contenir le cœur de l'homme, l'amour de la liberté. La France, c'est le phare qui éclaire le monde. Ce phare a été allumé par les plus grands hommes que le XVIIIe siècle ait produits: par les Voltaire, par les Diderot, par les Grimm, par les d'Alembert, par les Rousseau, par les Montesquieu, par les Helvétius. Dieu n'a pas fait naître tant et de si beaux génies pour que leur passage soit inutile et leur trace effacée. Le canon de la Prusse peut renverser les remparts de nos villes, il ne renversera pas l'Encyclopédie. Restez bons Français et laissez à la Providence le soin de conduire les événements.

– Mais enfin, s'écrièrent plusieurs voix, il faut cependant que quelqu'un nous guide. Nous ne vous demandons qu'un conseil, un conseil ne se refuse pas.

– Mes bons amis, dit le docteur, si j'avais habité Paris pendant ces derniers temps, si j'étais de l'Assemblée nationale, si j'avais suivi de l'œil et de la pensée tout ce qui s'est passé depuis quatre ou cinq ans en France et à l'étranger, peut-être en effet pourrais-je vous guider dans ce que vous avez à faire, vous autres provinciaux, en ces terribles circonstances, où l'incurie, la mauvaise foi et la trahison de la royauté vous ont mis. Mais je ne suis qu'un pauvre médecin n'ayant plus aucune prétention à la vie publique, et priant la Providence de ne pas me détourner de ma voie, et de me laisser au milieu de vous pour y faire le peu de bien auquel je suis appelé.

– Mais vous, docteur, qu'allez-vous faire maintenant? demanda la foule.

– Ce que j'ai fait par le passé, c'est-à-dire continuer ma mission ici-bas, vous soutenir dans vos défaillances, vous guérir dans vos maladies. Ébloui par les rêves de ma jeunesse et par les folles illusions de l'espérance, j'ai cru d'abord que j'étais né pour les grandes choses et que ma place était marquée au milieu des cataclysmes que les révolutions allaient imposer à la société. Je me trompais. Comme Jacob, j'ai lutté avec l'ange, et je suis las de la lutte. J'ai pensé un instant que l'homme était le rival de Dieu, et, à l'instar de Dieu, pouvait créer. Dieu a eu pitié de mon néant; il m'a pris comme un sculpteur sublime prend un apprenti. Et il m'a donné à achever son œuvre ébauchée. Voilà tout; il m'a payé mon travail sinon en orgueil, du moins en bonheur. Merci à Dieu!

Ces paroles parurent causer à la foule qui les écoutait, non seulement un grand étonnement, mais une profonde tristesse; quelques-uns de ceux qui paraissaient les chefs du rassemblement échangèrent quelques paroles entre eux, puis ils firent signe que l'on ouvrît les rangs pour laisser passer le docteur.

Mais un d'eux, se plaçant sur son chemin comme un dernier obstacle:

– Si vous ne savez pas ce que vous valez, monsieur Mérey, nous le savons, nous, et nous ne permettrons pas qu'un homme de votre science et de votre patriotisme reste étranger et perdu dans une petite ville comme la nôtre, lorsque vont se passer les événements les plus graves que les annales d'un peuple ait déroulés à la face du monde; l'ennemi est en France; l'ennemi est à Paris surtout; la France a besoin de tous ses enfants, et il ne sera pas dit qu'un des plus dignes lui aura fait défaut. Allez maintenant, monsieur Jacques Mérey. Demain vous aurez de nos nouvelles.

Et il livra passage au docteur, qui rentra chez lui sans que personne songeât plus à l'arrêter.

Le docteur avait hâte de revoir Éva. Depuis la veille au soir, il l'avait quittée, et, étant parti avant le jour, n'avait pas voulu la réveiller.

Éva l'attendait sur la porte du jardin.

– Tu venais au-devant de moi, mon cher amour? lui dit Jacques Mérey.

– Je vous sentais approcher; puis tout à coup vous vous êtes arrêté, n'est-ce pas?

 

– Oh! ce n'est pas moi qui me suis arrêté, c'est cette brave population qui me demandait des conseils sur ce qu'elle avait à faire. Je lui ai dit qu'elle avait à me laisser revenir bien vite près de mon Éva.

– Eh bien, moi aussi je me suis arrêtée où j'étais, car j'avais déjà fait quelques pas au-devant de vous.

– Et quand ils ne se sont plus opposés à mon retour?

– Je me suis sentie enlevée de terre, et je suis accourue.

– Viens, chère Éva! lui dit-il en enveloppant sa taille flexible de son bras; j'ai à causer avec toi de choses sérieuses.

Et il l'entraîna sous le berceau de tilleuls.

Tandis que le docteur causait de choses sérieuses avec Éva, c'est-à-dire s'assurait de son amour et lui affirmait le sien, la ville était dans une agitation croissante, que redoublaient encore les élections à la nouvelle Assemblée, c'est-à-dire à la Convention nationale.

Ces élections se faisaient à Châteauroux.

À Argenton, comme ailleurs, les deux partis étaient en présence:

Le parti du roi;

Le parti du peuple.

Ceux qui s'adressaient à Jacques Mérey et qui lui demandaient ce qu'il y avait à faire, c'étaient ceux du parti populaire qui, le regardant à la fois comme un savant médecin, comme un ami des pauvres, comme un homme désintéressé, pensaient que la réunion de ces qualités devait faire un bon citoyen, et se tenaient prêts à suivre ses conseils en tous points.

Mais Jacques Mérey, homme de conscience avant tout, absorbé qu'il était depuis six ou sept ans dans son œuvre, s'étant complètement détourné des affaires publiques, n'était plus assez au courant de la situation de la France pour donner un conseil dont il pût affirmer la valeur.

Puis Jacques Mérey était à cet âge où, quand l'homme aime, il aime avec toutes les puissances de son être; sans autre amour que celui de la science à l'époque où, dans toute sa sève juvénile, il éparpille son amour dans toutes les femmes, il avait gardé concentré en lui-même cet amour qui s'allume à l'adolescence et qui brille de tout son éclat dans ce printemps de la vie aux limites duquel il allait arriver, lorsque, comme une fleur qui s'ouvre, comme un fruit qui se colore, Éva, rose et pêche à la fois, avait commencé de s'ouvrir et de se colorer sous ses yeux; d'abord elle avait absorbé tous ses regards, puis toutes ses pensées.

Jacques avait cru faire œuvre de science en caressant sa création – il avait fait œuvre d'amour; et, quand Joseph lui avait parlé de ces parents inconnus qui pouvaient réclamer Éva un jour, lorsqu'il lui avait montré cette pièce d'or dont l'autre morceau demeurait menaçant dans des mains étrangères, il avait en quelque sorte jeté un regard sur ce que serait sa vie sans Éva, et, prêt à jeter un cri de désespoir à l'aspect d'une si profonde solitude, d'un désert si aride, il avait pris sa tête entre ses mains, en murmurant ces deux mots, qui sortent au moment de la douleur du cœur des athées eux-mêmes:

– Mon Dieu! mon Dieu!

Et c'était au moment où il revenait tout frémissant encore de la grande émotion qu'il avait éprouvée, qu'on lui proposait, à lui, de mettre de côté cet amour qui était devenu toute sa vie, et de s'occuper de ce problème insoluble qu'on appelle le Progrès, de cette déesse toujours fugitive qu'on appelle la Liberté.

Avant de revoir Éva, peut-être eût-il pu hésiter. Mais, après l'avoir revue, c'était chose impossible.

Cette femme, à peine femme encore, n'était-elle pas tout à la fois sa fille et son amante? On a vu des cœurs, qui ont besoin d'aimer, s'attacher dans la solitude à un insecte, à un oiseau, à une fleur; à plus forte raison devait-il s'attacher d'un amour invincible à la femme qui n'eût pas existé sans lui. Il avait trouvé l'écrin vide. Il y avait mis tout un trésor de jeunesse, d'intelligence et de beauté. Maintenant, l'écrin était bien à lui et il pouvait sans crainte et sans remords l'appuyer sur son cœur.

Et c'est ce que faisait Jacques Mérey en jurant à Éva de ne jamais se séparer d'elle.

Au moment où le docteur faisait ce serment, on entendait les sons aigus de la trompette de Baptiste, lequel – la trompette détachée de sa bouche – annonçait à haute voix et officiellement la prise des Tuileries par le peuple, l'arrestation du roi et son incarcération au Temple.

Купите 3 книги одновременно и выберите четвёртую в подарок!

Чтобы воспользоваться акцией, добавьте нужные книги в корзину. Сделать это можно на странице каждой книги, либо в общем списке:

  1. Нажмите на многоточие
    рядом с книгой
  2. Выберите пункт
    «Добавить в корзину»