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Le canon du sommeil

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XX. SONS DE CLOCHES, SIRÈNE DE DIRIGEABLE

C’est le matin du mariage. L’espoir vague, tenace, louchant et absurde d’un miracle empêchant la cérémonie s’envolait en moi.

À 10 heures, miss Tanagra, je me hâte de l’appeler ainsi, car bientôt la miss que j’aime aura fait place à mistress ou mieux à Lady Strezzi… me fait prier de passer dans son appartement.

Je ne l’ai pas revue depuis 11 jours. Pourquoi cet appel. Ah! Je crois entrevoir le motif.

Elle souhaite me recommander le calme, la résignation. Peine inutile, chère aimée. Je souffrirais mille morts (une expression encore que je plaisantais naguère… Il faut avoir touché le fond des désespérances, pour savoir que les mots les plus excessifs sont faibles pour exprimer certaines choses). Je souffrirais donc mille morts, plutôt que de me permettre le geste qui pourrait susciter votre détresse.

Mais je me rends à la convocation.

Elle est dans un boudoir, attenant à sa chambre. Déjà prête, en mariée, son voile en dentelles flottant autour d’elle.

Tanagra vient à moi, lentement. Elle glisse sur le tapis ainsi qu’un fantôme blanc.

Elle me prend les deux mains et je frissonne au contact des mains brûlantes.

Elle m’attire près de la fenêtre, me présente son visage en pleine lumière, et elle dit:

– Regardez-moi.

C’est une prière et c’est un ordre. J’obéis. Mes yeux se fixent sur ses traits chéris.

Oui, je devine. Elle a voulu que je me rendisse compte de ce qu’elle a souffert.

Ah! la tristesse a marqué sa chère figure. Ses grands yeux se sont pour ainsi dire creusés dans un halo bleuâtre Les plis mélancoliques se sont accusés… C’est presque un sanglot que ce cri monté à mes lèvres.

– Oh! Tanagra!… Miss Tanagra!

Elle secoue la tête. Ses mains se crispent sur les miennes. Je sens qu’elle se raidit contre une angoisse surhumaine. Mais son visage redevient calme, ses doigts desserrent leur étreinte; elle parle, d’une voix basse.

– On a peur de la mort!… Ah! certains actes de la vie tuent plus sûrement que l’inévitable faucheuse… Ils tuent et vous laissent la terrible faculté de continuer la voie de souffrance. Mais je ne vous ai pas appelé pour me plaindre. Gémir ne saurait arrêter le malheur qui passe. Non, non, je veux vous préparer l’oubli, la consolation, la joie, à vous qui aviez consenti à aimer la sœur de l’espion.

– Oublier… Ah! pauvre chère, cela n’est point possible.

– Si, je le veux… Je suis une morte maintenant, n’est-ce pas…? ou une mourante, si vous le voulez, rectifia-t-elle sur un mouvement dont je ne fus pas maître. Supposez que vous êtes auprès de l’amie qui va disparaître, qui est torturée à la pensée de vous laisser seul dans la vie avec votre chagrin… Et écoutez-moi, en voulant de toutes vos forces employer votre énergie à réaliser mon ultime désir.

Et comme je secouais évasivement la tête, elle ajouta d’un accent qui m’enveloppa d’un frémissement, d’une sorte de caresse d’âme… Ah! Comme il est difficile d’exprimer ce qui est vrai et grand. Elle ajouta:

– Si l’on savait la joie que l’on peut ainsi donner à ceux qui n’ont d’autre pouvoir que de créer du bonheur pour les autres.

Elle me dominait, la chère fille. Elle m’entraînait sur la pente de sa volonté tendre.

– Ah! Si je le pensais, murmurai-je, je promettrais d’essayer.

– Croyez-moi… Pensez que je dis vrai. Pourquoi faire deux désespérés, alors que l’un peut renaître aux doux espoirs… Mais si, mais si, ne niez pas ainsi d’une tête opiniâtre. Je suis la Tanagra qui n’est plus. Je vous supplie de regarder vers la Tanagra qui est.

Je la considérai avec un effarement pénible. Je crus un instant que la folie s’appesantissait sur l’infortunée jeune fille.

D’un mot, elle chassa cette idée.

– Ma sœur Ellen.

– Quoi vous voulez exprimer que…?

– Qu’Ellen est aussi sœur d’espion… Elle est ma vivante image. Elle est moi et elle est de plus une âme pure et douce que n’ont point ridé les vilenies de la vie. Oh! Je sais bien, pauvre ami. Vous allez vous révolter, mais vous la verrez; vous me retrouverez en elle, vous reconnaîtrez le «trésor»… Et vous continuerez à m’aimer en elle. Le voulez-vous?

J’eus un geste las.

– J’essaierai tout ce qu’il vous plaira d’ordonner.

Elle me serra nerveusement les mains, avec une vigueur dont je n’eusse pas cru capables ses doigts fuselés.

– Non, non, pas ainsi. Ellen vaut d’être aimée de tout un brave cœur… Je suis sûre que vous l’aimerez… J’ai souhaité seulement vous dire: Max Trelam, ne résistez pas à ce sentiment, dérivé de celui qui vous attache à moi. Ne résistez pas, je vous en conjure. Vous voir heureux par elle, elle heureuse par vous, sera mon pardon.

– Votre pardon?

– Certes. N’est-ce pas moi qui, entraînée par un rêve, vous ai amené à la souffrance qui nous réunit aujourd’hui.

– Béni soit le rêve.

– Oui, béni, comme vous le dites, s’il aboutit au bonheur des deux êtres que j’aime le plus au monde.

Une fille de chambre entra à ce moment, après un coup discret frappé à la porte.

– Monsieur demande si Fräulein peut le recevoir.

– Qu’il entre! Qu’il entre!

X. 323 parut presque aussitôt. Miss Tanagra courut à lui et avec une intonation je ne saurais dire joyeuse, et cependant cet accent contenait une satisfaction certaine.

– Il a promis.

– Ah!

L’espion me regarda une seconde. Puis il me secoua affectueusement la main.

– Ah! Vous serez bien notre frère, alors, Max Trelam, car vous veillerez avec nous à la garde du trésor.

Quelle situation! Comme tous les gens sensés ou se croyant tels, j’ai souri à l’audition des œuvres dramatiques du répertoire où une jeune personne est mariée contre sa volonté par les soins d’un père, d’un tuteur, d’une marâtre.

Cela semble impossible, invraisemblable.

Et voilà que je me trouvais dans une situation analogue. On m’arrachait le cœur, puis on me disait: On va te le replacer dans la poitrine; il palpitera pour une nouvelle fiancée.

Tout cela dans un moment où la liberté de discussion même m’était refusée.

Car les personnes du «cortège» arrivaient. Demoiselles d’honneur en fraîches toilettes, le sourire de commande aux lèvres, songeant que de cet hymen naîtrait peut-être le leur.

Et puis ce furent les garçons d’honneur, les invités de marque, témoins ou autres.

Avec une énergie surhumaine, miss Tanagra, X. 323 cachaient leurs angoisses.

Ils m’enlaçaient dans cette aisance mondaine dissimulatrice des pensées intimes.

On me présentait; moi-même, je prononçais les paroles banales que l’on échange avec des inconnus, des indifférents, que l’on doit par politesse (oh! la politesse!!) affecter de rencontrer avec une ineffable satisfaction.

Et l’impression de rêve me reprenait.

Ce n’était plus mes amis espions que je voyais en face de moi; c’étaient M. et Mlle de Graben-Sulzbach, membres adulés de l’aristocratie viennoise.

Mon bras appartenait, paraît-il à une petite baronne qui répondait au nom d’Argire de Hohenbaufelt. X. 323 m’avait conduit à elle (je soupçonne qu’il avait en vue de me créer une occupation) et la petite baronne s’était emparée de moi.

En trois minutes, j’étais devenu sa chose, son homme-lige.

Ah! la bavarde, accapareuse et légère baronne viennoise.

Elle me parlait, m’étourdissait, me confiant avec des mines flirteuses des secrets de haute importance: la pointure de ses gants, de ses souliers, très jolis à voir en vérité, quand elle les sortait des étoffes froufroutantes de sa robe, pour me permettre de les admirer, ainsi que le bas de soie à jour, sous lequel transparaissait la peau rosée comme celle d’un enfantelet.

Car j’admirais. La baronne n’eût pas admis qu’il en fût autrement.

Cette baronne Argire était ce que l’on est convenu d’appeler une femme adorable.

Ah! l’adorable petite pluie fine!

Seulement, le calcul de. X. 323, ce calcul que je lui prête et qu’il dût faire, se trouva juste. Sous l’averse des confidences de ma compagne, je vécus en un rêve les dernières minutes me séparant de la conclusion définitive de ma vie.

Je pris place dans l’un des carrosses de gala.

Et jusqu’à Stephankirche, elle me débita des riens, sans s’arrêter, pour un peu je dirais, sans respirer.

Nous voici dans la cathédrale. – La baronne continue son ramage. Seulement, par respect pour le temple, elle chuchote. Mes yeux errent autour de moi. J’ai pris conscience que ma «dame de mariage», comme l’on dit ici, n’éprouve pas le besoin d’être écoutée. Elle est comme les moucherons, heureuse de pouvoir bourdonner à sa fantaisie.

Là-bas, le prêtre officiant s’est approché des époux, agenouillés côte à côte.

Mon cœur cesse de battre un moment. Il me semble que je vais tomber. Je sens que tout est fini, que les anneaux sont échangés.

La baronne, elle, ne s’aperçoit de rien. Comment comprendrait-elle quelque chose, alors que toute son attention doit être à peine suffisante pour mettre un peu d’ordre dans la cavalcade échevelée de ses propos enfantins.

Ite missa est! Allez, la messe est dite!

C’est fini. Tanagra est unie au misérable Comte Strezzi!

Des tableaux défilent devant mes yeux. Cohue congratulante de la sacristie; course des voitures à travers la ville, lunch assis, par petites tables, des toasts prétentieux et vides, dont chaque mot proclamant le bonheur des mariés me tombe sur le cœur ainsi qu’une gouttelette de plomb fondu.

Et puis X. 323, ici M. de Graben-Sulzbach, vient m’arracher à la baronne, qui déplore d’être sitôt séparée d’un gentleman (elle dit gentleman pour me flatter en qualité d’Anglais) aussi charmant.

Correspondant du Times, je vais partir, avec les époux, dans le dirigeable Strezzi et je rendrai compte de l’expérience aéronautique, qui, pour les héros de l’expédition, remplacera le banal voyage de noces.

 

C’est de l’Exercier platz (Place de manœuvres) du Striben-ring que nous allons nous envoler dans les airs.

Le dirigeable est là, énorme. L’immense poche allongée brille au soleil. Sa nacelle longue de quarante mètres, qui semble une maison démontable, suspendue au-dessous de l’enveloppe renfermant le gaz hydrogène, vacille à quelques centimètres du sol.

Des hommes tiennent les cordes de sûreté. Il n’y a rien à craindre d’ailleurs. Aucun souffle ne traverse l’atmosphère que le soleil s’abaissant vers l’horizon strié de flèches d’or.

Adieu, poignées de mains, rires. Le comte Strezzi m’apparaît. Je ne l’ai pas aperçu de la journée… Ceci s’explique; je ne songeais qu’à Elle. Oh! l’horrible visage dans la joie. J’ai envie de lui sauter à la gorge, de montrer à tous ces gens qui nous entourent comment un bon Anglais corrige un coquin.

La main de X. 323 se pose sur mon bras. Il a lu ma pensée sur mes traits; il se penche à mon oreille et me glisse ces seuls mots:

– Le frère des espions doit savoir attendre!

Je veux l’interroger. Il est déjà dans un groupe voisin, échangeant des compliments avec des assistants que je ne connais pas.

Puis un signal.

On nous accompagne, on nous hisse dans la nacelle où attendait le personnel manœuvrier. On jette au dehors les saumons dont le poids équilibrait la force ascensionnelle. Un hurrah vibre dans l’atmosphère.

Et puis la terre s’éloigne, les maisons semblent s’aplatir, la foule devient fourmilière.

Nous montons, nous montons. Vienne déploie le labyrinthe de ses rues sous mes yeux. L’horizon s’élargit sans cesse. J’aperçois des points illustrés par la légende Napoléonienne, Schönbrunn et ses jardins, les champs de bataille de Wagram et d’Essling.

Plus haut encore. J’ai l’impression de chute en haut: Je tombe dans l’azur.

Je me sens pris d’une terreur soudaine, irraisonnée, innommable. Plus rien ne me rattache au monde, plus de tendresse, plus d’espoir. Je suis seul, tout seul dans l’espace, avec autour de moi, à droite, à gauche, partout, l’abîme.

DEUXIÈME PARTIE. L’APACHE DE L’AZUR

CHAPITRE PREMIER. DANS LES NUAGES

J’étais penché sur la balustrade de bronze d’aluminium qui entourait toute la nacelle, n’ayant que deux solutions de continuité, l’une à l’avant, l’autre à l’arrière. Ces «coupées», analogues à celles qui interrompent les bastingages d’un navire avaient pour but de livrer passage aux hommes d’équipage en cas d’avarie aux hélices. Le fond de la nacelle se continuait au delà, jusqu’aux extrêmes pointes de l’enveloppe fusiforme, par une étroite passerelle métallique, pont vertigineux jeté au-dessus du vide, et où l’homme qui s’y engageait, n’avait d’autre point d’appui qu’un filin, tendu à hauteur d’épaules, en main courante.

L’ombre peu à peu avait envahi le ciel. Si haut que nous fussions, sa vague ténébreuse nous avait atteints. Nous flottions à présent dans la nuit. Au-dessus de nos têtes, dans le ciel encore vaguement lumineux, les étoiles s’allumaient; d’abord imprécises, mais augmentant d’intensité de minute en minute.

En dépit du naufrage intime de mon «moi», je m’intéressais à ces aspects nouveaux, inconnus de l’humanité qui rampe à terre. Le reporter du Times se donnait carrière.

– Que prépare Strezzi?

Ces trois mots bruissent à mon oreille. Qui a parlé? Je regarde.

X. 323 est auprès de moi. Sur sa physionomie de Slave désabusé, une inquiétude se marque en rides profondes.

– Pourquoi la question, à laquelle il m’est impossible de répondre?

– Pour vous avertir. Tant que la lumière du jour a pu permettre aux yeux des «hommes terrestres» de nous apercevoir, le dirigeable a marché vers l’Est.

– Eh bien?

– La nuit venue, il a brusquement obliqué vers le Sud.

– Comment savoir cela? Il me paraît impossible de reconnaître la direction.

– La boussole, elle, la reconnaît. Ce disant, mon interlocuteur tirait d’une poche de son gilet, une minuscule boussole d’argent, un petit chef-d’œuvre de construction.

– Elle m’a indiqué ce que je viens d’avoir l’honneur de vous apprendre.

– Puis-je donc vous être utile en quelque chose?

Il inclina la tête:

– Oui. Soyez reporter, c’est-à-dire curieux. On se défiera certainement de vous beaucoup moins que de moi… Ainsi, il vous sera peut-être plus aisé de découvrir des faits, peu importants en apparence, mais que je coordonnerai. Il suffit d’un bien mince point de départ pour arriver à la vérité.

– Eh! murmurai-je, à quoi sert la vérité dans notre situation?

Il me saisit le poignet, fouilla l’ombre d’un regard rapide, et si bas que je perçus à peine ses paroles, que je les devinai pour ainsi dire:

– Pour écraser un ennemi, il convient d’être renseigné sur lui.

Je haussai les épaules.

– L’écraser maintenant!

Certes, j’admirais l’habileté de X. 323, mais à cette heure, au fond des nuages, au milieu d’un équipage dévoué au comte, son affirmation m’apparut comme une inutile rodomontade.

– Vous avez tort d’enchaîner ainsi vos pensées… Max Trelam. Je me mets en opposition avec un homme qui m’a vaincu momentanément, parce que j’ignorais son labeur souterrain contre moi.

Je rougis légèrement. Ce singulier personnage remettait les choses au point, et en même temps, il avait reconquis son influence sur moi.

– Une victoire, reprit-il d’un accent où je crus discerner la douleur, une victoire ne s’achète pas sans sacrifices, il faut les faire tous, tous… pour gagner l’heure de la revanche.

– Oh! vous les avez faits, prononçai-je avec amertume… Et moi plus que vous peut-être.

– Qui souffre est injuste, Max Trelam, je vous pardonne… et je vous renseigne… Le martyre n’est qu’à son début.

L’accent profond de mon interlocuteur éveilla chez moi une vibration affreuse. Mes nerfs se mirent à trembloter ainsi que des cordes tendues.

Je balbutiai:

– Que voulez-vous me faire entendre?

– Ce que je sens être logique. Si ma sœur, moi-même, étions seuls, Strezzi pourrait craindre nous voir préférer la mort, solution simple, rapide. Mais il tient Ellen. Il est donc assuré que ses ordres seront exécutés… quels qu’il soient. Nous avons à gravir une échelle de honte.

– Laquelle?

– Celle qui, à son avis, nous rendra aussi vils que lui-même.

– Et vous parlez d’accepter, d’obéir?

– Oui.

Je le regardai avec stupeur… Je me comprenais stupide… Le sens de cette déclaration devait m’échapper. Mon intellect ne s’assimilait pas la pensée de X.323.

Il s’aperçut évidemment de mon trouble cérébral, car il reprit:

– Nous accepterons, Elle et moi, parce que l’espoir de vaincre finalement nous donnera le courage nécessaire… Des heures sonnent où il faut savoir se rouler dans la boue. Il sait le point faible de notre armure, il sait comment nous frapper au cœur, mais il ignore qui nous sommes en réalité.

– S’il vous ordonnait de le lui enseigner pourtant?

– Ceci n’est pas à redouter. Il est trop clairvoyant pour n’être pas certain que nous le tromperions… Dans ce cas notre obéissance ne saurait être contrôlée. Au surplus, la chose lui est indifférente. Il estime nous avoir réduits à l’impuissance; il estime pouvoir nous y maintenir. Cela lui suffit.

Et avec un ricanement discret:

– Il a tort peut-être.

Je tressaillis. La conclusion inattendue m’ouvrait un horizon insoupçonné.

Il me sembla que la pensée de mon «ami» s’éclairait. Non que j’entrevisse avec netteté un projet d’avenir, mais je concevais que l’ignorance du véritable état civil de mes «associés en tribulations» constituait une lacune fort dangereuse, alors que celui dont on ignore une chose aussi capitale, est un gaillard comme celui qui me parlait en ce moment.

Il se pencha vers moi et ses lèvres frôlant mon oreille:

– S’il savait cela, fit-il lentement, il connaîtrait, ou il pourrait connaître mon visage naturel. Quand on sait ce que la nature a fait d’un homme, on démêle toujours l’être vrai sous l’être déguisé… Je parle bien entendu de ceux qui ont la pratique des transformations. L’obscurité conservée sur ce seul point est l’atout de la partie engagée… Pour utiliser cet atout, il faut se courber jusqu’au moment venu de le jeter sur le tapis.

Je le regardais… Ses yeux luisaient dans l’obscurité. On les eût crus phosphorescents.

– Actuellement, prononçai-je niaisement, dans ce désordre des idées nouvelles nées de la confidence de mon interlocuteur, votre visage n’est donc pas…

– Le vrai?… Il eut un nouveau rire d’une discrétion menaçante. – Vous m’avez déjà adressé la même question, naguère, à Madrid, dans la petite maison de la rue Zorilla, et je vous répondis alors.

– Tout n’est qu’apparence. – La réalité est un jeu d’optique comme le faux, comme l’imaginaire, m’empressai-je de compléter, pour marquer que, moi aussi, je me souvenais.

Sa main, qui emprisonnait mon poignet, le serra plus étroitement.

– Aujourd’hui, je vous connais davantage, Max Trelam, et je vous dirai: Mon meilleur déguisement est mon être vrai. Quand je le revêts, je deviens réellement introuvable pour qui me cherche. Celui-là ne peut donc exister que lorsque j’ai échappé à mes ennemis… quand j’ai échappé, répétât-il en accentuant ces quatre syllabes. Je ne puis donc pas être l’homme qu’a créé la nature, alors que je suis captif ainsi qu’à cette heure, ou que je suis libre, comme je l’étais avant votre arrivée à Vienne. La vérité de mon moi est une arme suprême dont je serais impardonnable d’user en dehors de circonstances exceptionnelles.

J’avais courbé la tête. La proposition paradoxale énoncée par X. 323 m’avait causé un étourdissement. Tout le mystère de la vie de cet homme résidait en cet aveu, qu’il ne pouvait consentir à être lui-même qu’en des occasions d’exception.

Et en même temps, je mesurais le prodigieux ressort de cette nature d’élite, que les plus terribles épreuves ne parvenaient point à abattre.

II. LE CANON DU SOMMEIL

X. 323 avait disparu, jugeant vraisemblablement qu’il m’avait dit tout ce qu’il jugeait opportun de me confier.

Et ce ne fut pas par raisonnement, ce fut d’instinct que je me mis à sa recherche.

Je crois, tout bien considéré, que j’obéissais machinalement à une suggestion de l’inexplicable personnage.

Déjà, à Madrid, j’avais eu l’impression d’agir selon une volonté inexprimée. Je m’étais… aperçu est bien prétentieux et dit plus que ma pensée, mais une vague intuition m’avait averti que l’être de logique déductive qu’est mon «ami espion», calculait avec toute la certitude mathématique que, étant connu mon caractère, j’agirais certainement dans un sens facile à prévoir en une circonstance déterminée, et qu’il me soumettrait à des aventures voulues, pour m’amener fatalement aux actions devant servir ses desseins.

Mes pieds se mirent à effectuer des pas réguliers tout autour de la nacelle.

Oh! l’on pouvait s’y promener. Longue de vingt mètres, large de sept, affectant la forme d’un bateau effilé aux deux extrémités, elle était occupée dans sa partie centrale par une sorte de rouf aux cloisons démontables, abritant moteur, roue de manœuvre du gouvernail, dans un premier compartiment. Un second contenait des couchettes pour les passagers et se dénommait «la cabine». Enfin un troisième, plus spacieux que les deux autres, mais rigoureusement clos, m’avait paru être affecté au personnel manœuvrier.

On pénétrait dans le hall du moteur par une porte légère regardant l’avant de l’aérostat, dans la cabine, par deux ouvertures latérales. Enfin le seul accès de la dernière chambre consistait en une baie face à l’arrière.

Or, ayant fait le tour de la nacelle, je me heurtai presque à un groupe, arrêté devant cette baie. J’eus peine à retenir une exclamation de surprise.

Les causeurs étaient le comte Strezzi, X. 323 et Tanagra. Ce me fut pénible de distinguer dans la pénombre, la silhouette gracieuse de celle que j’aimais.

Je fis un pas en arrière, avec l’intention de me rejeter dans l’ombre, d’interposer entre elle et moi un mur de ténèbres; mais la voix du comte arrêta le mouvement voulu.

– Ah! Sir Max Trelam, vous arrivez à point. Le reporter du Times ne pouvait manquer à l’événement.

– Et puis, ajouta X. 323, il sera un témoin de notre complicité acceptée volontairement.

Le comte riposta par un rire grinçant:

– On ne peut rien vous cacher, mon cher beau-frère, rien du tout. Craindriez-vous le témoin Max Trelam?

– Non, non, vous ne le croyez pas? J’accepte toute la responsabilité de mes actes. Ma conception morale ne saurait être celle des bons et paisibles bourgeois de Vienne, dont la vie s’écoule entre la Grabenstrasse et le Prater. Je conçois votre mentalité, mon cher comte; je dirai plus, elle m’intéresse. Donc…

 

– Vous vous joignez à moi pour prier Max Trelam de ne pas nous quitter.

L’interpellé se tourna vers moi.

– Je vous en prie, Max Trelam.

Il me sembla percevoir comme un gémissement étouffé. Tanagra s’était détournée, elle ne regardait pas de mon côté. Les deux hommes ne semblaient point s’occuper d’elle. Je voulus, moi aussi, dire quelque chose. Je demandai:

– De quoi s’agit-il?

Mais je demeurai bouche bée en entendant le comte me répondre avec l’indifférence d’une maîtresse de maison offrant cake ou salt-lozenges à un visiteur:

– D’assister à une expérience du Canon du sommeil.

Et aimablement ironique:

– Je pense aller au-devant de vos désirs, car, si je ne m’abuse, vous avez quitté Londres à cette intention…

Et comme je demeurais muet, troublé au delà de tout ce que l’on peut, croire, il continua:

– Voyez-vous, chez moi le sentiment de la confraternité est excessif. Nous fûmes confrères durant quelques heures, et je souhaite épuiser en votre faveur, tout le bon vouloir que ma situation m’interdit de répandre sur la presse en général.

Cet Autrichien avait autre chose dont il ne se rendait pas compte. Il avait la science de me consoler.

En l’écoutant, j’oubliais mon chagrin, pris tout entier par une colère formidable. Ses railleries m’exaspéraient. Des injures m’eussent été moins insupportables. Vous savez le proverbe: C’est la mouche qui affole le lion. Or, sans me comparer au lion, et sans invectiver Strezzi du vocable: mouche, je concevais, avec une clarté aveuglante, la vérité de l’adage.

Il est probable que j’allais répliquer vertement; mais X. 323 veillait sur moi.

La nuit avait beau être complète, il lisait dans ma pensée. Il coupa net la phrase cinglante déjà sur mes lèvres.

– Quoi, Max Trelam, vous ne demandez pas ce qu’est le Canon du Sommeil? Avant l’expérience, quelques explications sont de mise pourtant.

Après quoi, sans me donner le loisir de me reconnaître:

– Le Canon du Sommeil, cher Max Trelam, est une sorte de couleuvrine qui expédie par le simple mouvement d’une manette, ce projectile, déjà expérimenté à diverses reprises, et que M. le comte Strezzi, l’inventeur ou presque, dénomma pittoresquement «une pilule hilare…» Celui qui tue par l’hilarité a forcément le mot pour rire, n’est-ce pas?

La voix de mon «ami» était calme, et cependant elle sonnait étrangement dans le silence.

– Eh bien! il paraît que dans quelques minutes, nous arriverons au-dessus d’un village, occupé par des troupes de Serbie… Là, se trouve le quartier général d’un commandant de corps d’armée, dont la compétence militaire exalte les espérances des patriotes serbes… Si cet homme vit, la guerre est presque inévitable contre l’Autriche; des milliers de jeunes soldats périront. Eh bien, au-dessus du logis de cet homme dangereux, M. le comte Strezzi m’accorde l’insigne honneur d’actionner sa manette du Canon du Sommeil… Le général meurt de rire, et une charmante petite épidémie de choléra asiatique donnera satisfaction à ces Serbes remuants, qui ne rêvent que mort et batailles. Ceci est tout à fait intéressant. Ne trouvez-vous pas?

Il me fut impossible d’énoncer un mot. La signification de la phrase prononcée tout à l’heure à mon oreille par ce même X. 323, se précisait terriblement.

– Nous aurons à gravir une échelle de honte, avait-il dit.

De honte, ah oui! Mais d’horreur aussi.

C’est égal, on a raison de dire que les circonstances font l’homme. À Londres, en temps normal, je me fusse récrié; vous avez de moi une opinion suffisamment honorable pour n’en pas douter. J’aurais flétri sans pitié l’être assez dépravé pour collaborer à une expérience criminelle, alors qu’il est toujours possible de sauver l’honneur en renonçant à vivre.

À ce moment, aucune idée de ce genre ne me vint.

Peut-être aussi, ma conversation précédente avec mon «ami» m’avait-elle suffisamment extériorisé, pour me permettre de partager la conception de son esprit. Toujours est-il que j’admirai son calme courage, que je sentis clairement l’héroïsme qu’il allait montrer en commettant le crime imposé par le vainqueur, et cela dans l’espérance problématique de délivrer un jour le monde du fou cruel, capable d’avoir imaginé le Canon du Sommeil.

Ô, brave Université de Cambridge! Dire que je te maudissais jadis, quand je me débattais dans le maquis de la morale relative et de la morale absolue, des concepts contradictoires du fini et de l’infini, du particulier et du collectif. Et maintenant, c’était grâce à ce fatras que je parvenais à comprendre ce qui se passait en moi.

Pour une fois, la philosophie secourait son disciple!

Au sens pratique, j’admirais, si l’on peut employer ce mot à l’égard d’un être qui inspire le maximum de répulsion, le comte Strezzi.

Comme il enveloppait ses adversaires dans le réseau inextricable de ses combinaisons.

Miss Ellen était son otage. Tanagra portait son nom; X. 323 se courbait captif, sous sa volonté. Cela ne lui semblait pas assez… Il supputait les lendemains moins heureux. Et il rivait la chaîne des vaincus en les associant au crime.

Certes, il y avait en lui un esprit atroce, un esprit du mal justifiant les mépris, les représailles les plus violentes, mais je devais reconnaître que c’était un esprit d’une certaine envergure.

Un léger froissement métallique me rappela à l’attention.

Le comte venait d’ouvrir la porte du compartiment n° 3; le compartiment, je le savais à présent, du Canon du Sommeil.

– Veuillez entrer, fit-il d’un ton poli où néanmoins on sentait percer l’ordre.

Il s’était effacé. Nous défilions devant lui. Tanagra détournant toujours la tête, comme si elle avait craint de rencontrer mes regards.

Pauvre chère victime!

– N’avancez pas plus loin, prononça encore Strezzi. Je referme avant de donner de la lumière. Il est inutile de signaler notre présence par un rayonnement électrique.

Le glissement de la porte, frottant contre les obturateurs de caoutchouc, puis une clarté intense. Des ampoules fixées aux parois, répandent sur nous les rayons blancs de la fée électricité.

Je promène autour de moi, un regard investigateur. En dépit de mes émotions, la curiosité qui est décidément la caractéristique du reporter, persiste.

La salle a vingt mètres carrés, cinq sur quatre. Les parois sont complètement nues; elles sont revêtues d’un enduit noir, mat, sur lequel les rayons lumineux ne se réfléchissent pas.

Brrr! le cadre est lugubre.

Mais au centre, fixé sur un bâti de bois, que des pattes boulonnées rivent au plancher de la nacelle, un canon est pointé vers la terre, ce qui lui donne l’apparence la plus hétéroclite.

On n’a jamais vu de canon dans cette situation sur un affût. Il mesure à peine une mètre de hauteur, son diamètre ne dépasse pas cinquante millimètres et à la partie supérieure, la culasse ouverte, rabattue autour de sa charnière, permet de constater que l’épaisseur de l’arme est à peine d’un demi-centimètre. Évidemment cette pièce d’artillerie n’a pas à résister à des pressions considérables comme ses similaires des armées de terre et de mer.

Cela a l’air d’un jouet un peu volumineux, et je frissonne en songeant que le «joujou» va lancer le choléra, plus terrible projectile que les obus les plus redoutables. Mais Strezzi parle.

– Veuillez regarder au plafond.

J’obéis comme mes compagnons. Bizarre le plafond, un rectangle blanc se découpe dans un encadrement noir. On croirait voir une gigantesque lettre de deuil.

Et des manettes cliquettent sous les doigts du comte. Je le considère. Sa taille s’est redressée de toute sa hauteur, une expression féroce crispe diaboliquement sa figure. Il me semble être le génie des ténèbres, qui commande aux désastres.

Il a surpris mon coup d’œil. Du doigt, il me désigne le plafond. J’y reporte mon attention.

Stupéfiant! Le plafond s’anime. Sur l’écran blanc se dessinent des formes. Oui, voici un village, un joli cours d’eau, des vergers, le lavoir. Cela donne l’impression d’un plan en relief.

Et lui, d’une voix où vibre le triomphe:

– Ne vous étonnez pas… Une transformation heureuse de la phototélégraphie, expérience réalisée entre Berlin et Paris, vous vous souvenez, Herr Max Trelam, le Times en a rendu compte.

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