Бесплатно

Mademoiselle La Quintinie

Текст
0
Отзывы
iOSAndroidWindows Phone
Куда отправить ссылку на приложение?
Не закрывайте это окно, пока не введёте код в мобильном устройстве
ПовторитьСсылка отправлена

По требованию правообладателя эта книга недоступна для скачивания в виде файла.

Однако вы можете читать её в наших мобильных приложениях (даже без подключения к сети интернет) и онлайн на сайте ЛитРес.

Отметить прочитанной
Шрифт:Меньше АаБольше Аа

M. LEMONTIER A SON FILS

Chêneville, 15 juin.

Fais-lui comprendre, à cette noble Lucie, le droit et le devoir de la liberté de conscience, et ne t'inquiète pas du reste. Ne discute ni ses dogmes ni son culte, jusqu'à ce que tu aies établi en elle la base de tout principe, la sainte liberté. Tu ne pourrais entrer avec elle dans des discussions de détail, et ce serait bien en vain que tu le tenterais. L'amour te ferait taire, ou il t'emporterait dans son magique tourbillon à mille lieues de tes doctes raisonnements. Elle-même perdrait la tête, et, partagée entre son cœur et son esprit, elle prendrait peut-être de trop promptes résolutions. A mon sens, toute croyance doit être respectée dans son exercice, si la discussion de son principe ne l'a point modifiée. Laisse donc Lucie garder ses habitudes et ses amis, qu'ils soient prêtres ou séculiers, jusqu'à ce que leur influence échoue d'elle-même devant une conviction profonde de son droit vis-à-vis de tous et de toi-même. Ce droit lui apparaîtra clair et victorieux le jour où elle t'aimera d'un véritable amour, et c'est alors seulement que tu devras l'épouser et que tu n'auras pas à craindre d'influences néfastes dans ta vie conjugale. Si Lucie ne les secoue pas sans regret, ou si elle les secoue dans un jour d'entraînement pour toi, elle n'est pas la femme d'élite que tu vois en elle, ou bien elle aura de nouvelles luttes à subir contre elle-même au lendemain d'un dévouement irréfléchi.

Il faut bien le reconnaître, mon enfant, nous avons tous le droit de propagande et de persuasion; mais nous n'avons pas d'autre droit. Que les raisons d'État augmentent ou restreignent ce droit selon les circonstances, il existe toujours dans son entier. On peut subir le fait des obstacles qui le froissent, la conscience d'un homme digne du nom d'homme ne les acceptera jamais en principe. Les catholiques, qui le nient dès qu'il s'agit de religion, le réclament, ce droit, dès qu'il s'agit de leurs intérêts ou de leur propagande. Donc, ils le reconnaissent en dépit d'eux-mêmes, et pas plus que nous ils ne peuvent s'en passer.

Lucie comprendra, si elle est véritablement intelligente; si elle ne l'est pas, brise ton amour et n'engage pas ta vie, car, si tu la voyais retomber sous le joug du prêtre, de quoi te plaindrais-tu? Tu étais libre de ne pas l'épouser. Tu pouvais chercher ta compagne parmi celles qui pensent comme toi… Mais, moi, je crois à la grandeur et au sérieux de son esprit; aussi ne suis-je pas très-inquiet. Poursuis donc cette noble conquête sans autres armes que celles qui t'ont servi jusqu'à présent, une sincérité inaltérable, une fermeté invincible pour conserver ta propre croyance, et avec cela la foi au vrai, qui est contagieuse et qui transporte les montagnes.

…Je reçois ta lettre du 13. – Eh bien, tu as été un peu vite; mais il n'est plus temps de regarder derrière soi, puisqu'à l'heure où tu recevras ma réponse, tu auras déjà présenté ta demande au général La Quintinie. Nous allons bien voir si, par quelque exigence inadmissible, il ne rend pas ta démarche nulle. N'importe, Lucie t'aime, je le crois; elle te l'a dit, ce me semble, avec une grandeur qui me charme, et je l'aime aussi, moi, et je la veux pour fille, si les obstacles dont elle parle, et que je commence à pressentir, ne sont pas insurmontables. Ces obstacles ne viennent plus d'elle, sois-en certain. Elle ne croit pas à l'enfer, elle ne damne personne. Elle est à nous, va, puisqu'elle est au vrai Dieu! Elle est de ces âmes de diamant que l'erreur ne peut ternir, et je l'estime, non pas quoique, mais parce que. Si elle a pu fleurir dans cette atmosphère du cloître sans en rapporter ni ombre ni déviation, c'est une forte plante, j'en réponds, et nulle brise malsaine ne l'empêchera de porter ses fruits.

Courage donc, un grand courage, Émile! entends-tu? car il faudra peut-être beaucoup combattre, beaucoup attendre, et quelquefois désespérer; mais je serai là dès que tu pourras me fixer sur la nature des empêchements signalés par Lucie, et je te promets de ne pas me décourager facilement.

Ton père.

MOREALI AU PÈRE ONORIO, A ROME

Aix en Savoie, 15 juin.

Viens, mon père, viens à mon secours, car je meurs ici. Je ne sais quelle influence ténébreuse s'est étendue sur moi, tout m'est amer et je me sens faible. Toi seul peux lire dans le livre obscur de mon âme et retirer violemment le poison qui l'engourdit et la glace.

Plus de sommeil réparateur, plus de veille féconde! Je ne comprends plus rien, la foi est voilée comme si elle n'avait jamais existé pour moi. Quelle épreuve! C'est la plus cruelle que j'aie traversée. Mes lèvres prient, mon cœur dort. Je me demande si mon corps marche, si mes yeux voient, si mes oreilles entendent.

Tu m'avais prévenu contre ce mal sans nom qui saisit le fidèle au début de la vie de sainteté et qui le tient prosterné, comme évanoui à la porte du Seigneur! Des jours, des mois, des années peut-être peuvent s'écouler ainsi. Sainte Thérèse a enduré vingt ans ce supplice de ne pouvoir prier, et, toi-même, tu t'es surpris, me disais-tu, blasphémant tout haut, la nuit dans ta cellule! Oui, mais tu avais le sentiment de la lutte, et je ne l'ai pas. Mon esprit n'est pas assailli de ces fureurs sourdes, de ces épouvantes, de ces détresses qui réveillent la volonté par l'excès des souffrances. Je me sens atone, brisé sans combat, et n'ayant envie ou besoin de rien nier, mais porté à douter de tout. Est-ce une de ces tentations décisives qui signalent l'agonie du vieil homme aux prises avec l'homme nouveau? Ou bien, homme faible et sans cœur, suis-je ébranlé par l'esprit du siècle dans ma lutte suprême avec lui?

J'ai une mission à remplir pourtant, une mission toute personnelle, mais que toi-même as jugée indispensable: j'ai juré de consacrer à Dieu cette âme qui m'était confiée, qui m'appartenait pour ainsi dire. Eh bien, cette âme m'échappe, elle succombe au milieu de son élan, elle est retombée sur la terre, elle périt, et je ne sais rien faire, je n'ose rien, je ne peux rien pour la sauver! Un dernier moyen me reste, mais il est incertain, il va peut-être contre mon but!

Est-ce la honte et la mortification d'échouer si misérablement au port qui m'ont jeté dans ce dégoût et dans cette lassitude? La raison n'est pas suffisante; nous ne convertissons pas tous ceux que nous entreprenons, et nous ne sommes pas toujours assez forts pour évoquer la grâce, pour la faire descendre sur nos néophytes. Pourquoi celle-ci, en m'échappant, me laisse-t-elle courbé sous une douleur immense? Qu'est-elle pour moi de plus qu'une autre? Que signifie en moi ce dépit que sa trahison soulève?

Évidemment, je suis malade, et Dieu m'afflige pour mon bien; mais, dans les rares moments où je retrouve un peu d'énergie, je sens que ma foi a baissé, et je m'épouvante de ce que je deviendrais, si elle s'effaçait absolument.

Sourire de la malice du tentateur et attendre la fin de cette maladie jusqu'à la mort, s'il le faut!.. Voilà ton enseignement et ton exemple. Quand tu es près de moi, cela me semble possible; seul, je n'y crois plus. Je suis encore trop loin de la vieillesse et de la mort. Je succomberai, je mourrai dans l'athéisme! Viens donc, sauve-moi encore comme tu m'as déjà sauvé. Tout favorisait notre établissement ici… mais devons-nous, si près de cette défection, qui peut devenir un foyer de révolte, planter une tente qui sera regardée avec dédain?

Tu verras, tu jugeras et prononceras. Peut-être d'un mot ramèneras-tu en moi le sens de la vie et l'ardeur du zèle.

Moreali.

(FRAGMENTS DE DIVERSES LETTRES.)
HENRI VALMARE A M. LEMONTIER

Quant à ce Moreali, je l'observe et n'ai pas d'opinion arrêtée sur son compte jusqu'à présent. Il vit fort retiré et ne fréquente que la vieille mademoiselle de Turdy. J'ai été aux informations, et voici tout ce qu'on a pu me dire:

Il demeure à Chambéry depuis peu, et il vient quelquefois à Aix avec un vieux gentilhomme piémontais fort dévot qui l'a connu à Rome et qui le tient en grande estime. Je me demande d'où le général le connaît, et s'il est vrai qu'il ne le connaisse que depuis quelques jours. Il court les environs pour acheter une propriété pour le compte de quelqu'un qui l'en a chargé. Il n'est pas, comme on l'avait supposé d'abord, un envoyé de la cour de Rome, du moins rien ne l'annonce comme un dévot de grand zèle ou de grande importance.

Émile en fait cas. Je ne saurais dire qu'il me soit très-sympathique malgré ses bonnes manières et son langage choisi. Je lui trouve un air de préoccupation et la plaisanterie aigre-douce.

MOREALI A LUCIE.

…M. Émile est un honnête caractère et un esprit loyal; mais les hautes lumières de la foi lui ont manqué, et son jugement est peut-être faussé sans retour. Il rejette des points essentiels, et vous ne pourrez jamais vous entendre avec lui sans rompre avec l'Église.

…Mais, puisque ses défiances s'effacent, puisque je peux vous voir souvent tous les deux, je ne me découragerai pas sans avoir tout essayé pour le ramener dans le droit chemin. Seulement, il nous faudrait votre aide, et vous la refusez à monsieur votre père et à moi. C'est là ce que je ne puis comprendre. Expliquez-vous, je vous en supplie. Vous dites que vous discuterez avec ce jeune homme, que vous plaiderez la cause de votre liberté de conscience. Je ne sais si vous le faites. Vous semblez consentir maintenant à nous laisser agir en voyant que M. Émile se prête avec moi de bonne grâce à la conversation; mais vous vous opposez à ce que je parle en votre nom, à ce que je déclare que non-seulement vous voulez garder votre foi, mais encore conquérir à Dieu la sienne! Je ne vous comprends plus, Lucie, et, si vous ne me rassurez bien vite, je croirai que vous subissez une passion funeste, un aveuglement, un piége de l'ennemi. Vous n'espérez pas sans doute sauver votre âme par ce chemin-là. Votre conscience n'admettra jamais l'exécrable sophisme de tout sacrifier, même la foi, même le ciel, à l'objet aimé… Je tremble de vous voir si fière et si tranquille au bord d'un précipice! Ah! ma sœur, ah! ma fille, revenez à vous! Vous me jetez dans un trouble immense, et je me demande si je dois continuer à vous obéir, ou commencer à vous résister, en tendant tous les efforts de ma volonté contre ce détestable projet de mariage.

 

LUCIE A MOREALI.

…Votre lettre est presque une menace qui me contriste, mais qui ne saurait produire l'effet que vous en attendez. Avant tout, et pour la dernière fois, mon ami, je ne veux plus garder sur votre compte un silence qui équivaut à un mensonge. Je vous supplie de dire à Émile et à mon grand-père qui vous êtes, quelle influence votre amitié a eue et pourrait encore avoir sur ma vie, enfin quelle est la part que vous prenez à nos déterminations. Si vous agissez ainsi, je vous aiderai, comme vous dites, c'est-à-dire que je prierai Émile de vous écouter et que j'unirai mes efforts aux vôtres, ouvertement et loyalement pour l'amener à modifier ses croyances.

Autrement, non! Je séparerai ma cause de la vôtre, je la séparerais de celle de Dieu, s'il fallait aller à Dieu autrement qu'au grand jour, ce qui n'est pas possible.

HENRI VALMARE A M. LEMONTIER.

…Émile va tous les jours à Turdy. Le général compte sur Moreali pour le convertir, et Lucie semble retirer son épingle du jeu.

Un fait qui n'a peut-être aucune importance, c'est que Misie, la servante lingère de Turdy, est venue ici deux matins de suite pour conférer secrètement avec ce Moreali, lequel, depuis deux jours, est à Aix avec son ami le comte de Luiges. Misie est toute dévouée à sa jeune maîtresse, et ne peut venir que par ses ordres. Je n'ai pas fait part de ma découverte à Émile, que ce petit mystère pourrait inquiéter; mais j'ai cru devoir vous la dire.

ÉMILE A M. H. LEMONTIER, A CHÊNEVILLE

Aix, 20 juin 1861.

Voilà plusieurs jours passés sans t'écrire autre chose que des billets. Le temps me manquait beaucoup, et la certitude ne se faisait pas. Je passais les matinées souvent avec Moreali, les soirées avec lui encore à Turdy. Je me prenais d'estime et d'amitié pour cet homme étrange. Je subissais l'attrait de ses manières et de son langage; ses raisons ne me touchaient pourtant pas. Il m'intéressait, il me faisait réfléchir, il me portait à examiner et à répondre. Je me sentais fort contre lui, fort de tes convictions plus élevées, plus vastes, plus satisfaisantes que les siennes; mais son esprit ingénieux et subtil me charmait, et je croyais trouver en lui un auxiliaire aimable, non déclaré encore en ma faveur, – c'eût été trop tôt se rendre, – mais sincèrement désireux de pouvoir me servir. Le général s'était endormi sur les deux oreilles, enchanté de n'avoir plus qu'à attendre. Le grand-père causait volontiers histoire et littérature avec cet hôte plein de mémoire et d'érudition. Lucie paraissait attentive, et rien de plus. Nous n'étions jamais seuls. Quatre jours sans avancer d'un pas, c'est long dans la situation où je suis! Je perdais patience et j'étais décidé à brusquer un peu les choses, quand une surprenante révélation s'est faite. Je t'écris tout bouleversé encore de l'événement.

Le soir, comme je revenais de Turdy avec Moreali, nous rencontrions madame Marsanne avec sa fille et Henri. Ils rentraient de la promenade, des rafraîchissements les attendaient dans le petit jardin de l'habitation louée par madame Marsanne. Elle nous invite à y entrer. Moreali remercie et nous quitte. Aussitôt Élise me prend le bras avec une vivacité singulière, met un doigt sur ses lèvres, nous attire dans le jardin, regarde si la porte est fermée, et nous dit en éclatant de rire:

«Enfin! je le connais!

– Qui? Moreali?

– Non pas Moreali, c'est quelque nom de guerre, mais l'abbé Fervet; c'est lui, j'en suis sûre, notre ancien directeur du couvent de *** à Paris!

– Directeur de quoi? demanda Henri.

– De conscience, rien que ça!

– Votre confesseur alors?

– Non pas. C'est très-différent. L'abbé Fervet, pour des raisons personnelles que je ne connais pas du tout, avait obtenu dispense de confesser.

– Allons donc! reprend Henri. Un prêtre qui n'a pas de goût pour cet exercice? Pourtant ce doit être fort divertissant de confesser les jeunes nonnes et les jolies petites filles!

– Il y a peut-être à cela autant de danger que de plaisir, car nous n'avons jamais eu à dire nos petits péchés qu'à de vieux prêtres plus ou moins octogénaires. On racontait sur notre abbé Fervet toute sorte d'histoires romanesques.

– Quelles histoires? demandai-je à mon tour.

– Oh! toutes les histoires que des cervelles de pensionnaires peuvent forger. Il avait reçu dans sa jeunesse la confession d'une demoiselle éprise de lui; amoureux à son tour, il avait héroïquement fui le danger, et il avait prié et obtenu de ne plus confesser les personnes de notre sexe. C'était là la version la plus accréditée; mais les imaginations vives en supposaient davantage. Faites-moi grâce du caquet de mes chères compagnes; je puis vous dire seulement que la pénitente séduite ou séductrice changeait continuellement de rôle dans la légende. Tantôt c'était une princesse et tantôt une bergère. De tout cela, il ne faut pas croire le moindre mot, car l'histoire n'était fondée sur rien; mais il fallait bien rire et babiller un peu!»

Je demandai à Élise quelles étaient les attributions du directeur de conscience à son couvent.

«Voici, dit-elle avec gaieté. On était libre de n'avoir jamais rien à démêler avec lui; mais il nous faisait, dans un grand parloir, une espèce de cours de théologie. En outre, il donnait des leçons particulières d'histoire sainte à quelques-unes des plus sérieuses, à Lucie entre autres, toujours avec la sœur-écoute, brodant à la table où nous avions nos livres et nos cahiers. Ceci nous intriguait encore un peu; car, avec nos autres vieux professeurs, ces précautions étaient fort négligées, et, si la sœur s'absentait, personne n'y prenait garde, tandis que l'abbé Fervet se montrait rigidement observateur de la règle, et, si la sœur était en retard au commencement des leçons, que nous fussions une ou plusieurs, il se tenait près de la fenêtre, loin de la grille, lisant ou feignant de lire et de ne pas nous voir. Il avait la réputation d'un saint homme, et nul ne pouvait la lui contester: pourtant nous nous disions tout bas qu'il eût été encore plus saint de ne pas tant nous craindre.

– Mais, reprit Henri, quand vous aviez des cas de conscience à lui soumettre, faisiez-vous donc vos petites révélations devant la sœur-écoute?

– Généralement oui, et même en présence les unes des autres, ce qui nous divertissait beaucoup. Celles qui étaient studieuses, comme Lucie, prenaient plaisir à écouter les doctes et éloquentes réponses du directeur, car c'était pour lui l'occasion de briller, et il ne s'en faisait pas faute. Il a toujours été beau parleur, et, pour le faire parler, nous inventions des doutes que nous n'avions pas. C'est vous dire que nos cas de conscience avaient rapport à des articles de foi et n'exigeaient aucun mystère. Si quelqu'une avait un petit secret à lui confier, elle lui écrivait, et il répondait d'assez longues lettres, fort belles, à ce qu'on assure, et que l'on montrait en confidence à ses amies. Moi, je n'en ai jamais reçu, n'ayant jamais aimé à écrire, et ne trouvant point en moi-même de scrupules sérieux à écouter ou à vaincre.

– Voilà votre récit couronné avec élégance, dit Henri, et nous tenons la légende de l'abbé Fervet: reste à savoir si M. Moreali, qui a peut-être l'esprit et le caractère d'un prêtre, mais qui n'en a ni l'habit ni les manières, est l'abbé Fervet, et pourquoi ce serait lui.

– Lisette rêve, dit madame Marsanne, ou elle se moque de nous. Elle a rencontré ici et à Turdy M. Moreali plusieurs fois, et jamais encore elle ne s'était avisée de cette belle découverte.

– Permettez, maman, reprit Élise; chaque fois que j'ai rencontré M. Moreali, je vous ai dit: «C'est singulier, je l'ai vu quelque part; il me semble qu'il évite mes yeux!» Vous m'avez répondu: «C'est quelque ressemblance, cela te reviendra.» Et je ne trouvais pas, parce que je cherchais dans mes souvenirs du monde et non dans ceux du couvent, qui sont déjà loin. Enfin, hier, nous quittions Turdy comme il y arrivait, et le nom de l'abbé m'est revenu avec sa figure. Je ne m'y suis pas arrêtée, puisque celui-ci n'était pas un prêtre, que d'épais cheveux rejetés en arrière cachent la place de sa tonsure, qu'il est fort bien mis, non pas à la dernière mode, mais avec l'élégance grave qui convient à son âge, enfin que rien chez lui ne trahit son ancien état. Et puis il a changé d'accent, il est devenu Italien. Comment? Je ne me charge pas de vous le dire; mais je sais que l'abbé Fervet, en quittant la direction de notre couvent, est allé vivre à Rome.

– Comment le sais-tu? dit madame Marsanne.

– Lucie me l'a dit, elle a reçu plusieurs fois de ses nouvelles.

– Alors ce n'est pas lui, reprit madame Marsanne; Lucie l'a vu chez sa tante pour la première fois il n'y a pas quinze jours. Est-ce que d'ailleurs elle ne t'aurait-pas dit: «J'ai revu l'abbé Fervet?»

– Voilà le mystère, répliqua Élise avec un peu de malice: Lucie sait ou ne sait pas. Peut-être qu'elle ne l'a pas encore reconnu, ou qu'elle n'est pas sûre, ou qu'elle est dans la confidence de son secret; car, pour se déguiser et changer ainsi de nom, il faut bien qu'il ait un gros secret. Qu'en dites-vous, Émile? Vous ne dites rien?

– Je dis que vous vous êtes trompée, Élise, et que l'abbé Fervet n'est pas M. Moreali.

– Eh bien, je fais un pari, moi: c'est que, Fervet ou non, Moreali est un prêtre. Qui tient le pari?

– Moi, répondit Henri. Je le saurai, et, si je perds, je m'avouerai vaincu. Quels sont vos indices? Soyez de bonne foi et mettez-moi sur la voie des recherches.

– Je n'ai, en outre de la ressemblance, qu'un seul indice, mais il est capital: c'est celui qui vient de me frapper là, tout à l'heure, comme il se refusait à entrer chez nous. Il y a chez beaucoup de prêtres un certain mouvement; tantôt du cou et du menton, tantôt de la main, pour remettre en place le rabat qui tend toujours à s'en aller de côté ou d'autre, et dont les attaches gênent ou grattent la peau quand elle est délicate. Or, ce mouvement était très accusé et très fréquent chez l'abbé Fervet. Les petites filles remarquent tout; et, quand nous voulions parler de lui sans le nommer devant nos religieuses, nous imitions son tic et nous affections de placer la main comme lui, vu que, à tort ou à raison, nous l'accusions d'aimer à montrer sa main, qui était fort belle. Eh bien, cette main toujours belle redressant le rabat devenu cravate, le mouvement du menton et du cou, avec cela certain air embarrassé et certain regard vif et sévère à mon adresse, comme celui dont il m'honorait jadis à la leçon pour me dire: «Silence, mademoiselle!» tout cela vu de face, et vivement éclairé par le flambeau que tenait le domestique, fait que je me suis écriée en moi-même: «C'est lui!» et qu'à présent j'en suis aussi sûre que nous voilà tous ici.»

J'étais atterré de la découverte d'Élise. Supposer Lucie capable de dissimulation avec moi, quelle qu'en fût la cause, c'était une souffrance atroce. Je n'en fis rien paraître, et je sortis avec Henri.

«Il faut découvrir la vérité, lui dis-je; mais, si Élise ne s'est pas trompée, il faut nous taire.

– Comment? Pourquoi?

– Parce que, si M. Moreali est un prêtre déguisé, c'est un ennemi, non en tant que prêtre, mais en tant que fourbe.

– Très-bien! j'entends! reprit Henri, dont l'esprit allait au but aussi vite que le mien. Nous ferons semblant d'être dupes, afin de déjouer ses projets. Évidemment, il fait son métier de Tartufe dans la famille. Il trompe le grand-père, il domine le général Orgon. Il n'y a point là d'Elmire, mais il veut empêcher le mariage de la fille de la maison pour qu'elle retourne au couvent et s'y enterre avec sa dot.

– Je ne suppose pas tout cela, répondis-je, je ne vais pas si loin. Moreali ou Fervet peut bien être un zélé de l'Église secrète, habitué aux chemins tortueux et trompeurs; mais je le crois de bonne foi quant à sa croyance, et disant comme les jésuites: «Qui veut la fin veut les moyens.» La fin pour lui n'est peut-être pas d'empêcher le mariage de Lucie, mais de le retarder jusqu'à ce que, me détachant de mes idées, je donne aux dévots le scandaleux triomphe de me voir renier les principes de mon père et les miens.

 

– Et ton père te conseille de résister jusqu'au bout? Prends garde! Lucie vaut bien une messe!

– Lucie vaut mieux que cela: elle mérite qu'on l'obtienne par la loyauté du cœur et la fermeté de la conduite. Mon père ne me conseillera jamais de m'y prendre autrement.

– Allons! soit; mais dis-moi donc quel rôle Lucie joue dans tout cela? Peux-tu supposer qu'elle n'ait pas reconnu Fervet?

– Je supposerai tout plutôt qu'une trahison.

– Mais que ferons-nous pour découvrir la vérité sous le masque de Moreali?

– Je ne sais pas; cherchons!

– Viens chez moi, dit Henri. Nous allons lui écrire une lettre adressée à M. l'abbé Fervet. S'il la reçoit, c'est lui.

– Il ne la recevra pas.

– Elle sera sous enveloppe adressée à Moreali. On attendra la réponse.

– Il ne répondra pas. D'ailleurs, au nom de qui écriras-tu?

– Au nom de personne. Tu vas voir. Il n'est que dix heures, il ne sera pas couché; viens chez moi.»

Je répugnais à cette feinte.

«Je prends tout sur moi, dit Henri. Ne t'en mêle pas: n'ai-je pas un pari à gagner ou à perdre?»

Il écrivit:

«Une âme fervente a recours aux prières de M. l'abbé. On l'a reconnu, mais on ne trahira pas son incognito. On le supplie d'offrir dimanche, à l'intention d'une âme chrétienne bien cruellement éprouvée, le saint sacrifice de la messe, qu'il doit dire en secret dans ses appartements. On ne demande pour réponse que le renvoi du ruban qui entoure cette lettre.»

«Quel ruban? demandai-je à Henri.

– Tu m'as parlé, reprit-il d'un bouquet de lis dans une grotte et d'un ruban aux emblèmes d'un cœur sanglant… L'as-tu toujours?

– Oui.

– Ne l'as-tu jamais montré à personne?

– Jamais.

– A qui en as-tu parlé?

– A toi seul.

– Pas même à Lucie?

– Pas même à Lucie.

– Ce ruban n'a rien de particulier à l'adresse de Lucie?

– Rien.

– Eh bien, va le chercher; c'est un passe-port excellent. Il vient de la fabrique des symboles à l'usage des dévots, et c'est entre eux comme un mot de passe ou un signe de reconnaissance.»

Je livrai le ruban à Henri. Il ne s'agissait plus que de trouver un commissionnaire discret ou naïf.

«Le naïf sera le meilleur, dit Henri, je m'en charge. Il y a par là un vieux pauvre très dévot qui a une bonne figure et qui rôde jusqu'à minuit autour du casino. Mon domestique lui fera remettre ceci par un tiers, pour qu'il fasse la commission sans savoir d'où elle vient. Sois tranquille, tout ira bien!»

J'étais si bouleversé, que je laissai Henri commettre cette imprudence, car c'en était une, surtout si Moreali avait vu dans les yeux d'Élise, une heure auparavant, qu'elle l'avait reconnu. Il pouvait lui attribuer cette supercherie, se défier, renvoyer la lettre en disant qu'elle n'était pas pour lui; mais aurait-il cette audace?

«S'il l'a, disait Henri, nous serons d'autant mieux édifiés sur son aimable caractère.

– C'est-à-dire, lui répondis-je, que nous ne saurons rien du tout.»

Nous avons attendu un quart d'heure avec une impatience fiévreuse. Je comptais les minutes, les secondes. Le domestique d'Henri arrive enfin. Il apporte une enveloppe blanche cachetée de noir avec une simple croix pour devise, et dans cette enveloppe le ruban, c'est-à-dire: «Oui;» c'est-à-dire: «Je vous promets la messe;» c'est-à-dire: «Je suis prêtre;» c'est-à-dire: «Je suis l'abbé Fervet…»

Henri était enchanté du succès de sa ruse; moi, j'en étais triste et un peu honteux.

«Cet homme qui donne si facilement dans un piége improvisé, dans une véritable espièglerie de ta façon, n'est pas un traître bien exercé, lui disais-je; ce chrétien qui, plutôt que de refuser ses prières et sa sympathie à qui les invoque, s'expose à être découvert, n'est pas un tartufe: il croit sincèrement, et son déguisement lui est peut-être imposé malgré lui par une autorité qu'il regarde comme sacrée. C'est un homme qui se trompe assurément, car le déguisement est toujours un mensonge; mais peut-être n'a-t-il-pas l'intention de nuire. Ne sens-tu pas que Moreali, en se livrant avec le courage de l'imprudence ou l'attendrissement de la charité, nous ôte le droit de le démasquer?»

Henri me trouvait trop débonnaire ou trop scrupuleux. Il était triomphant et comme bouillant d'indignation, lui si indifférent devant les empiétements du clergé dans la famille et dans la société. Il se frottait les mains et se promettait de confondre l'imposteur aussitôt qu'il pourrait le faire sans nuire à mes projets.

«C'est étonnant, lui dis-je, comme les tièdes et les sceptiques sont batailleurs quand ils s'y mettent! Laisse-moi faire à présent, je t'en supplie, et calme-toi. Donne-moi ta parole d'honneur de garder le secret le plus absolu sur cette découverte jusqu'à ce que je t'en délie.

– Je le veux bien; mais Élise? Elle l'a reconnu, et elle n'en démordra pas.

– Élise est-elle l'amie sincère de Lucie?

– Oui et non, répondit Henri. Je suis franc, moi, et je vois bien qu'Élise est femme; mais elle me craint beaucoup, bien que je ne la blâme jamais. Je la taquine, je la persifle quand elle a tort; c'est ce qu'elle redoute le plus au monde. Je te réponds d'elle, si tu veux qu'elle se taise.

– Je le veux absolument.

– Elle se taira. Tu penses bien que, si je ne m'étais assuré d'être toujours le maître avec elle, je n'aurais jamais cédé au désir de l'épouser.

– Ah! voilà donc cette liberté complète que tu voulais conserver à ta femme?

– Mon ami, reprit-il, je suis l'homme de la société, non pas telle qu'elle sera peut-être un jour, mais telle qu'elle est aujourd'hui. Le mari doit être le maître; mais le seul moyen de l'être réellement, c'est d'avoir de l'esprit et de laisser croire à la femme qu'elle jouit d'une entière indépendance.»

Le 21 au matin.

J'ai dormi assez tranquille, bien triste, je l'avoue, mais résigné à attendre avant d'accuser Lucie. Je commence, tu le vois, à m'aguerrir et à supporter les orages.

Le 22 au soir.

Mon père, mon père, que je suis heureux! Ce matin, de très-bonne heure, j'ai passé le lac, et, sans me soucier d'être bien ou mal reçu par le général, j'ai attendu dans le jardin de Turdy le réveil de Lucie. Son père était parti avec le jour. Il chasse, non les perdrix et les lièvres, il est trop amoureux des règlements pour enfreindre ceux qui préservent le gibier, mais des loutres et des blaireaux, et même des rats et des belettes. Passionné pour le coup de fusil, il paraît qu'il est toujours debout avec l'aurore. Lucie, qui est matinale aussi, n'a pas tardé à ouvrir la persienne de sa chambre. En m'apercevant, elle a fait un cri de joie, elle s'est habillée à la hâte, elle est accourue me rejoindre avec ses beaux cheveux à peine relevés. La pureté du ciel était dans son regard, je me suis senti ranimé.

«Quelle bonne idée vous avez eue de venir ce matin! Nous allons enfin pouvoir causer!

– Oui; Lucie, je pressentais que vous aviez quelque chose à me dire.

– Quelque chose? Mille choses, toute mon âme!

– Rien de particulier?»

Je la regardais, je regardais dans ses yeux jusqu'au fond de son cœur. Elle a rougi, mais sans baisser les yeux et sans se troubler.

«Si vous avez une question particulière à me faire, prenez l'initiative. Je ne peux rien trahir de moi-même, mais je ne peux pas non plus mentir.»

Nous nous étions compris.

«Avez-vous juré, lui dis-je, avez-vous seulement promis de ne pas trahir un secret qui vous a été confié?

– J'ai promis de ne pas le trahir pour le plaisir de le trahir; mais j'ai juré de vous dire la vérité quand vous me la demanderiez sérieusement.

– Cela me suffit, Lucie. Je ne vous demanderai rien que ceci: Avez-vous une grande, une complète estime pour M. Moreali?

– Oui, bien que je ne sois plus d'accord avec lui sur quelques points qui touchent à la pratique de la vie.

– Est-il au moins le représentant de vos idées sur tout ce qui touche au dogme?

– Non, pas à présent.

Другие книги автора

Купите 3 книги одновременно и выберите четвёртую в подарок!

Чтобы воспользоваться акцией, добавьте нужные книги в корзину. Сделать это можно на странице каждой книги, либо в общем списке:

  1. Нажмите на многоточие
    рядом с книгой
  2. Выберите пункт
    «Добавить в корзину»