Бесплатно

La comtesse de Rudolstadt

Текст
0
Отзывы
iOSAndroidWindows Phone
Куда отправить ссылку на приложение?
Не закрывайте это окно, пока не введёте код в мобильном устройстве
ПовторитьСсылка отправлена

По требованию правообладателя эта книга недоступна для скачивания в виде файла.

Однако вы можете читать её в наших мобильных приложениях (даже без подключения к сети интернет) и онлайн на сайте ЛитРес.

Отметить прочитанной
Шрифт:Меньше АаБольше Аа

XXIII

Peu d'instants après, Karl rentra avec une lettre dont l'écriture était inconnue à Consuelo et dont voici à peu près le contenu:

«Je vous quitte pour ne vous revoir peut-être jamais. Je renonce à trois jours que j'aurais pu passer encore auprès de vous, trois jours que je ne retrouverai peut-être pas dans toute ma vie! J'y renonce volontairement. Je le dois. Vous apprécierez un jour la sainteté de mon sacrifice.

«Oui, je vous aime, je vous aime éperdument, moi aussi! Je ne vous connais pourtant guère plus que vous ne me connaissez. Ne me sachez donc aucun gré de ce que j'ai fait pour vous. J'obéissais à des ordres suprêmes, j'accomplissais le devoir de ma charge. Ne me tenez compte que de l'amour que j'ai pour vous, et que je ne puis vous prouver qu'en m'éloignant. Cet amour est violent autant qu'il est respectueux. Il sera aussi durable qu'il a été subit et irréfléchi. J'ai à peine vu vos traits, je ne sais rien de votre vie; mais j'ai senti que mon âme vous appartenait, et que je ne pourrais jamais la reprendre. Votre passé fût-il aussi souillé que votre front est pur, vous ne m'en serez pas moins respectable et chère. Je m'en vais le cœur plein d'orgueil, de joie et d'amertume. Vous m'aimez! Comment supporterai-je l'idée de vous perdre, si la terrible volonté qui dispose de vous et de moi m'y condamne?.. Je l'ignore. En ce moment je ne puis pas être malheureux, malgré mon épouvante, je suis trop enivré de votre amour et du mien pour souffrir. Dussé-je vous chercher en vain toute ma vie, je ne me plaindrai pas de vous avoir rencontrée, et d'avoir goûté dans un baiser de vous un bonheur qui me laissera d'éternels regrets. Je ne pourrai pas non plus perdre l'espérance de vous retrouver un jour; et ne fut-ce qu'un instant, n'eussé-je jamais d'autre témoignage de votre amour que ce baiser si saintement donné et rendu, je me trouverai encore cent fois plus heureux que je ne l'avais été avant de vous connaître.

«Et maintenant, sainte fille, pauvre âme troublée, rappelle-toi aussi sans honte et sans effroi ces courts et divins moments où tu as senti mon amour passer dans ton cœur. Tu l'as dit, l'amour nous vient de Dieu, et il ne dépend pas de nous de l'étouffer ou de l'allumer malgré lui. Fussé-je indigne de toi, l'inspiration soudaine qui t'a forcée de répondre à mon étreinte n'en serait pas moins céleste. Mais la Providence qui te protège, n'a pas voulu que le trésor de ton affection tombât dans la fange d'un cœur égoïste et froid. Si j étais ingrat, ce ne serait de ta part qu'un noble instinct égaré, qu'une sainte inspiration perdue: je t'adore, et, quel que je sois, d'ailleurs, tu ne t'es pas fait d'illusion en te croyant aimée. Tu n'as pas été profanée par le battement de mon cœur, par l'appui de mon bras, par le souffle de mes lèvres. Notre mutuelle confiance, notre foi aveugle, notre impérieux élan nous a élevés en un instant à l'abandon sublime que sanctifie une longue passion, Pourquoi le regretter? Je sais bien qu'il y a quelque chose d'effrayant dans cette fatalité qui nous a poussés l'un vers l'autre. Mais c'est le doigt de Dieu, vois-tu! Nous ne pouvons pas le méconnaître. J'emporte ce terrible secret. Garde-le aussi, ne le confie à personne. Beppo ne le comprendrait peut-être pas. Quel que soit cet ami, moi seul puis te respecter dans ta folie et te vénérer dans ta faiblesse, puisque cette faiblesse et cette folie sont les miennes. Adieu! c'est peut-être un adieu éternel. Et pourtant je suis libre selon le monde, il me semble que tu l'es aussi. Je ne puis aimer que toi, et vois bien que tu n'en aimes pas un autre… Mais notre sort ne nous appartient plus. Je suis engagé par des vœux éternels, et tu vas l'être sans doute bientôt; du moins tu es au pouvoir des invisibles, et c'est un pouvoir sans appel. Adieu donc… mon sein se déchire, mais Dieu me donnera la force d'accomplir ce sacrifice, et de plus rigoureux encore s'il en existe. Adieu… Adieu! O grand Dieu, ayez pitié de moi!»

Cette lettre sans signature était d'une écriture pénible ou contrefaite.

«Karl! s'écria Consuelo pâle et tremblante, c'est bien le chevalier qui t'a remis ceci?

– Oui, Signora.

– Et il l'a écrit lui-même?

– Oui, Signora, et non sans peine. Il a la main droite blessée.

– Blessée, Karl? gravement?

– Peut-être. La blessure est profonde, quoiqu'il ne paraisse guère y songer.

– Mais où s'est-il blessé ainsi?

– La nuit dernière, au moment où nous changions de chevaux, avant de gagner la frontière, le cheval de brancard a voulu s'emporter avant que le postillon fut monté sur son porteur. Vous étiez seule dans la voiture; le postillon et moi étions à quatre ou cinq pas. Le chevalier a retenu le cheval avec la force d'un diable et le courage d'un lion, car c'était un terrible animal…

– Oh! oui, j'ai senti de violentes secousses. Mais tu m'as dit que ce n'était rien.

– Je n'avais pas vu que monsieur le chevalier s'était fendu le dos de la main contre une boucle du harnais.

– Toujours pour moi! Et dis-moi, Karl, est-ce que le chevalier a quitté cette maison?

– Pas encore, Signora; mais on selle son cheval, et je viens de faire son porte-manteau. Il dit que vous n'avez rien à craindre maintenant, et la personne qui doit le remplacer auprès de vous est déjà arrivée. J'espère que nous le reverrons bientôt, car j'aurais bien du chagrin qu'il en fût autrement. Cependant il ne s'engage à rien, et à toutes mes questions il répond: Peut-être!

– Karl! où est le chevalier?

– Je n'en sais rien, Signora. Sa chambre est par ici. Voulez-vous que je lui dise de votre part…

– Ne lui dis rien, je vais écrire. Non… dis-lui que je veux le remercier… le voir un instant, lui presser la main seulement… Va, dépêche-toi, je crains qu'il ne soit déjà parti.»

Karl sortit; et Consuelo se repentit aussitôt de lui avoir confié ce message. Elle se dit que si le chevalier ne s'était jamais tenu près d'elle durant ce voyage que dans le cas d'absolue nécessité, ce n'était pas sans doute sans en avoir pris l'engagement avec les bizarres et redoutables invisibles. Elle résolut de lui écrire; mais à peine avait-elle tracé et déjà effacé quelques mots, qu'un léger bruit lui fit lever les yeux. Elle vit alors glisser un pan de boiserie qui faisait une porte secrète de communication avec le cabinet où elle avait déjà écrit et une pièce voisine, sans doute celle qu'occupait le chevalier. La boiserie ne s'écarta cependant qu'autant qu'il le fallut pour le passage d'une main gantée qui semblait appeler celle de Consuelo. Elle s'élança et saisit cette main en disant: «L'autre main, la main blessée!»

L'inconnu s'effaçait derrière le panneau de manière à ce qu'elle ne pût le voir. Il lui passa sa main droite, dont Consuelo s'empara, et défaisant précipitamment la ligature, elle vit la blessure qui était profonde en effet. Elle y porta ses lèvres et l'enveloppa de son mouchoir; puis tirant de son sein la petite croix en filigrane qu'elle chérissait superstitieusement, elle la mit dans cette belle main dont la blancheur était rehaussée par le pourpre du sang:

«Tenez, dit-elle, voici ce que je possède de plus précieux au monde, c'est l'héritage de ma mère, mon porte-bonheur qui ne m'a jamais quitté. Je n'avais jamais aimé personne au point de lui confier ce trésor. Gardez-le jusqu'à ce que je vous retrouve.»

L'inconnu attira la main de Consuelo derrière la boiserie qui le cachait, et la couvrit de baisers et de larmes. Puis, au bruit des pas de Karl, qui venait chez lui remplir son message, il la repoussa, et referma précipitamment la boiserie. Consuelo entendit le bruit d'un verrou. Elle écouta en vain, espérant saisir le son de la voix de l'inconnu. Il parlait bas, ou il s'était éloigné.

Karl revint chez Consuelo peu d'instants après.

«Il est parti, Signora, dit-il tristement; parti sans vouloir vous faire ses adieux, et en remplissant mes poches de je ne sais combien de ducats, pour les besoins imprévus de votre voyage, à ce qu'il a dit, vu que les dépenses régulières sont à la charge de ceux… à la charge de Dieu ou du diable, n'importe! Il y a là un petit homme noir qui ne desserre les dents que pour commander d'un ton clair et sec, et qui ne me plaît pas le moins du monde; c'est lui qui remplace le chevalier, et j'aurai l'honneur de sa compagnie sur le siège, ce qui ne me promet pas une conversation fort enjouée. Pauvre chevalier! fusse le ciel qu'il nous soit rendu!

– Mais sommes-nous donc obligés de suivre ce petit homme noir?

– On ne peut plus obligés, Signora. Le chevalier m'a fait jurer que je lui obéirais comme à lui-même. Allons, Signora, voilà votre dîner. Il ne faut pas le bouder, il a bonne mine. Nous partons à la nuit pour ne plus nous arrêter qu'où il plaira… à Dieu ou au diable, comme je vous le disais tout à l'heure.»

Consuelo, abattue et consternée, n'écouta plus le babil de Karl. Elle ne s'inquiéta de rien quant à son voyage et à son nouveau guide. Tout lui devenait indifférent, du moment que le cher inconnu l'abandonnait. En proie à une tristesse profonde, elle essaya machinalement de faire plaisir à Karl en goûtant à quelques mets. Mais ayant plus d'envie de pleurer que de manger, elle demanda une tasse de café pour se donner au moins un peu de force et de courage physique. Le café lui fut apporté.

«Tenez, Signora, dit Karl, le petit Monsieur a voulu le préparer lui-même, afin qu'il fût excellent. Cela m'a tout l'air d'un ancien valet de chambre ou d'un maître d'hôtel, et, après tout, il n'est pas si diable qu'il est noir; je crois qu'au fond c'est un bon enfant, quoiqu'il n'aime pas à causer. Il m'a fait boire de l'eau-de-vie de cent ans au moins, la meilleure que j'aie jamais bue. Si vous vouliez en essayer un peu, cela vous vaudrait mieux que ce café, quelque succulent qu'il puisse être…

– Mon bon Karl, va-t'en boire tout ce que tu voudras, et laisse-moi tranquille, dit Consuelo en avalant son café, dont elle ne songea guère à apprécier la qualité.»

 

A peine se fut-elle levée de table, qu'elle se sentit accablée d'une pesanteur d'esprit extraordinaire. Lorsque Karl vint lui dire que la voiture était prête, il la trouva assoupie sur sa chaise.

«Donne-moi le bras, lui dit-elle, je ne me soutiens pas. Je crois bien que j'ai la fièvre.»

Elle était si anéantie qu'elle vit confusément la voiture, son nouveau guide, et le concierge de la maison, auquel Karl ne put rien faire accepter de sa part. Dès qu'elle fut en route, elle s'endormit profondément. La voiture avait été arrangée et garnie de coussins comme un lit. A partir de ce moment, Consuelo n'eut plus conscience de rien. Elle ne sut pas combien de temps durait son voyage; elle ne remarqua même pas s'il faisait jour ou nuit, si elle faisait halte ou si elle marchait sans interruption. Elle aperçut Karl une ou deux fois à la portière, et ne comprit ni ses questions ni son effroi. Il lui sembla que le petit homme lui tâtait le pouls, et lui faisait avaler une potion rafraîchissante en disant:

«Ce n'est rien, Madame va très-bien.»

Elle éprouvait pourtant un malaise vague, un abattement insurmontable. Ses paupières appesanties ne pouvaient laisser passer son regard, et sa pensée n'était pas assez nette pour se rendre compte des objets qui frappaient sa vue. Plus elle dormait, plus elle désirait dormir. Elle ne songeait pas seulement à se demander si elle était malade, et elle ne pouvait répondre à Karl que les derniers mots qu'elle lui avait dits: «Laisse-moi tranquille, bon Karl.»

Enfin elle se sentit un peu plus libre de corps et d'esprit, et, regardant autour d'elle, elle comprit qu'elle était couchée dans un excellent lit, entre quatre vastes rideaux de satin blanc à franges d'or. Le petit homme du voyage, masqué de noir comme le chevalier, lui faisait respirer un flacon qui semblait dissiper les nuages de son esprit, et faire succéder la clarté du jour au brouillard dont elle était enveloppée.

«Êtes-vous médecin, Monsieur? dit-elle enfin avec un peu d'effort.

– Oui, madame la comtesse, j'ai cet honneur, répondit-il d'une voix qui ne lui sembla pas tout à fait inconnue.

– Ai-je été malade?

– Seulement un peu indisposée. Vous devez vous trouver beaucoup mieux?

– Je me sens bien, et je vous remercie de vos soins.

– Je vous présente mes devoirs, et ne paraîtrai plus devant Votre Seigneurie qu'elle ne me fasse appeler pour cause de maladie.

– Suis-je arrivée au terme de mon voyage?

– Oui, Madame.

– Suis-je libre ou prisonnière?

– Vous êtes libre, madame la comtesse, dans toute l'enceinte réservée à votre habitation.

– Je comprends, je suis dans une grande et belle prison, dit Consuelo en regardant sa chambre vaste et claire, tendue de lampas blanc à ramages d'or, et relevée de boiseries magnifiquement sculptées et dorées. Pourrai-je voir Karl?

– Je l'ignore, Madame, je ne ne suis pas le maître ici. Je me retire; vous n'avez plus besoin de mon ministère; et il m'est défendu de céder au plaisir de causer avec vous.»

L'homme noir sortit; et Consuelo, encore faible et nonchalante, essaya de se lever. Le seul vêtement qu'elle trouva sous sa main fut une longue robe en étoffe de laine blanche, d'un tissu merveilleusement souple, ressemblant assez à la tunique d'une dame romaine. Elle la prit, et en fit tomber un billet sur lequel était écrit en lettres d'or: «Ceci est la robe sans tache des néophytes. Si ton âme est souillée, cette noble parure de l'innocence sera pour toi la tunique dévorante de Déjanire.»

Consuelo, habituée à la paix de sa conscience (peut-être même à une paix trop profonde), sourit et passa la belle robe avec un plaisir naïf. Elle ramassa le billet pour le lire encore, et le trouva puérilement emphatique. Puis elle se dirigea vers une riche toilette de marbre blanc, qui soutenait une grande glace encadrée d'enroulements dorés d'un goût exquis. Mais son attention fut attirée par une inscription placée dans l'ornement qui couronnait ce miroir: «Si ton âme est aussi pure que mon cristal, tu t'y verras éternellement jeune et belle; mais si le vice a flétri ton cœur, crains de trouver en moi un reflet sévère de ta laideur morale.»

«Je n'ai jamais été ni belle ni coupable, pensa Consuelo: ainsi cette glace ment dans tous les cas.»

Elle s'y regarda sans crainte, et ne s'y trouva point laide. Cette belle robe flottante et ses longs cheveux noirs dénoués lui donnaient l'aspect d'une prêtresse de l'antiquité; mais son extrême pâleur la frappa. Ses yeux étaient moins purs et moins brillants qu'à l'ordinaire. «Serais-je enlaidie, pensa-t-elle aussitôt, ou le miroir m'accuserait-il?

Elle ouvrit un tiroir de la toilette, et y trouva, avec les mille recherches d'un soin luxueux, divers objets accompagnés de devises et de sentences à la fois naïves et pédantes; un pot de rouge avec ces mots gravés sur le couvercle: «Mode et mensonge! Le fard ne rend point aux joues la fraîcheur de l'innocence, et n'efface pas les ravages du désordre des parfums exquis», avec cette devise sur le flacon: «Une âme sans foi, une bouche indiscrète, sont comme des flacons ouverts, dont la précieuse essence s'est répandue ou corrompue»; enfin des rubans blancs avec ces mots tissés en or dans la soie: «À un front pur les bandelettes sacrées; à une tête chargée d'infamie le cordon, supplice des esclaves.»

Consuelo releva ses cheveux, et les rattacha complaisamment, à la manière antique, avec ces bandelettes. Puis elle examina curieusement le bizarre palais enchanté où sa destinée romanesque l'avait amenée. Elle passa dans les diverses pièces de son riche et vaste appartement. Une bibliothèque, un salon de musique, rempli d'instruments parfaits, de partitions nombreuses et de précieux manuscrits; un boudoir délicieux, une petite galerie ornée de tableaux superbes et de charmantes statues. C'était un logement digne d'une reine pour la richesse, d'une artiste pour le goût, et d'une religieuse pour la chasteté. Consuelo, étourdie de cette somptueuse et délicate hospitalité, se réserva d'examiner en détail et à tête reposée tous les symboles cachés dans le choix des livres, des objets d'art et des tableaux qui décoraient ce sanctuaire. La curiosité de savoir en quel lieu de la terre était située cette résidence merveilleuse lui fit abandonner l'intérieur pour l'extérieur. Elle s'approcha d'une fenêtre; mais avant de lever le store de taffetas qui la couvrait, elle y lut encore une sentence: «Si la pensée du mal est dans ton cœur, tu n'es pas digne de contempler le divin spectacle de la nature. Si la vertu habite dans ton âme, regarde et bénis le Dieu qui t'ouvre l'entrée du paradis terrestre.» Elle se hâta d'ouvrir la fenêtre pour voir si l'aspect de cette contrée répondait aux orgueilleuses promesses de l'inscription. C'était un paradis terrestre, en effet, et Consuelo crut faire un rêve. Ce jardin, planté à l'anglaise, chose fort rare à cette époque, mais orné dans ses détails avec la recherche allemande, offrait les perspectives riantes, les magnifiques ombrages, les fraîches pelouses, les libres développements d'un paysage naturel, en même temps que l'exquise propreté, les fleurs abondantes et suaves, les sables fins, les eaux cristallines qui caractérisent un jardin entretenu avec intelligence et avec amour. Au-dessus de ces beaux arbres, hautes barrières d'un étroit vallon semé ou plutôt tapissé de fleurs, et coupé de ruisseaux gracieux et limpides, s'élevait un sublime horizon de montagnes bleues, aux croupes variées, aux cimes imposantes. Le pays était inconnu à Consuelo. Aussi loin que sa vue pouvait s'étendre, elle ne trouvait aucun indice révélateur d'une contrée particulière en Allemagne, où il y a tant de beaux sites et de nobles montagnes. Seulement, la floraison plus avancée et le climat plus chaud qu'en Prusse lui attestaient quelques pas de plus faits vers le Midi. «O mon bon chanoine, où êtes-vous? pensa Consuelo en contemplant les bois de lilas blancs et les haies de roses, et la terre jonchée de narcisses, de jacinthes et de violettes. O Frédéric de Prusse, béni soyez-vous pour m'avoir appris par de longues privations et de cruels ennuis à savourer, comme je le dois, les délices d'un pareil refuge! Et vous, tout-puissant invisible, retenez-moi éternellement dans cette douce captivité; j'y consens de toute mon âme… surtout si le chevalier…» Consuelo n'acheva pas de formuler son désir. Depuis qu'elle était sortie de sa léthargie, elle n'avait pas encore pensé à l'inconnu. Ce souvenir brûlant se réveilla en elle, et la fit réfléchir au sens des paroles menaçantes inscrites sur tous les murs, sur tous les meubles du palais magique, et jusque sur les ornements dont elle s'était ingénument parée.

XXIV

Consuelo ressentait, par dessus tout, un désir et un besoin de liberté, bien naturels après tant de jours d'esclavage. Elle éprouva donc un plaisir extrême à s'élancer dans un vaste espace, que les soins de l'art et l'ingénieuse disposition des massifs et des allées faisaient paraître beaucoup plus vaste encore. Mais au bout de deux heures de promenade, elle se sentit attristée par la solitude et le silence qui régnaient dans ces beaux lieux. Elle en avait fait déjà plusieurs fois le tour, sans y rencontrer seulement la trace d'un pied humain sur le sable fin et fraîchement passé au râteau. Des murailles assez élevées, que masquait une épaisse végétation, ne lui permettaient pas de s'égarer au hasard dans des sentiers inconnus. Elle savait déjà par cœur tous ceux qui se croisaient sous ses pas. Dans quelques endroits, le mur s'interrompait pour être remplacé par de larges fossés remplis d'eau, et les regards pouvaient plonger sur de belles pelouses montant en collines et terminées par des bois, ou sur l'entrée des mystérieuses et charmantes allées qui se perdaient sous le taillis en serpentant. De sa fenêtre, Consuelo avait vu toute la nature à sa disposition: de plain-pied, elle se trouvait dans un terrain encaissé, borné de toutes parts, et dont toutes les recherches intérieures ne pouvaient lui dissimuler le sentiment de sa captivité. Elle chercha le palais enchanté où elle s'était éveillée. C'était un très-petit édifice à l'italienne, décoré avec luxe à l'intérieur, élégamment bâti au dehors, et adossé contre un rocher à pic d'un effet pittoresque, mais qui formait une meilleure clôture naturelle pour tout le fond du jardin et un plus impénétrable obstacle à la vue que les plus hautes murailles et les plus épais glacis de Spandaw. «Ma forteresse est belle, se dit Consuelo, mais elle n'en est que mieux close, je le vois bien.»

Elle alla se reposer sur la terrasse d'habitation, qui était ornée de vases de fleurs et surmontée d'un petit jet d'eau. C'était un endroit ravissant; et pour n'embrasser que l'intérieur d'un jardin, quelques échappées sur un grand parc, et de hautes montagnes dont les cimes bleues dépassaient celles des arbres, la vue n'en était que plus fraîche et plus suave. Mais Consuelo, instinctivement effrayée du soin qu'on prenait de l'installer, peut-être pour longtemps, dans une nouvelle prison, eut donné tous les catalpas en fleurs et toutes les plates-bandes émaillées pour un coin de franche campagne, avec une maisonnette en chaume, des chemins raboteux et l'aspect libre d'un pays possible à connaître et à explorer. D'où elle était, elle n'avait pas de plans intermédiaires à découvrir entre les hautes murailles de verdure de son enclos et les vagues horizons dentelés, déjà perdus dans la brume du couchant. Les rossignols chantaient admirablement, mais pas un son de voix humaine n'annonçait le voisinage d'une habitation. Consuelo voyait bien que la sienne, située aux confins d'un grand parc et d'une forêt peut-être immense, n'était qu'une dépendance d'un plus vaste manoir. Ce qu'elle apercevait du parc ne servait qu'à lui faire désirer d'en voir davantage. Elle n'y distinguait d'autres promeneurs que des troupeaux de biches et de chevreuils paissant aux flancs des collines, avec autant de confiance que si l'approche d'un mortel eût été pour eux un événement inconnu. Enfin la brise du soir écarta un rideau de peupliers qui fermait un des côtés du jardin, et Consuelo aperçut, aux dernières lueurs du jour, les tourelles blanches et les toits aigus d'un château assez considérable, à demi caché derrière un mamelon boisé, à la distance d'un quart de lieue environ. Malgré tout son désir de ne plus penser au chevalier, Consuelo se persuada qu'il devait être là; et ses yeux se fixèrent avidement sur ce château, peut-être imaginaire, dont l'approche lui semblait interdite, et que les voiles du crépuscule faisaient lentement disparaître dans l'éloignement.

 

Lorsque la nuit fut tout à fait tombée, Consuelo vit le reflet des lumières, à l'étage inférieur de son pavillon, courir sur les arbustes voisins, et elle descendit à la hâte, espérant voir enfin une figure humaine dans sa demeure. Elle n'eut pas ce plaisir; celle du domestique qu'elle trouva occupé à allumer les bougies et à servir le souper était, comme celle du docteur, couverte d'un masque noir, qui semblait être l'uniforme des Invisibles. C'était un vieux serviteur, en perruque lisse et roide comme du laiton, proprement vêtu d'un habit complet couleur pomme d'amour.

«Je demande humblement pardon à Madame, dit-il d'une voix cassée, de me présenter devant elle avec ce visage-là. C'est ma consigne, et il ne m'appartient pas d'en comprendre la nécessité. J'espère que Madame aura la bonté de s'y habituer, et qu'elle daignera ne pas avoir peur de moi. Je suis aux ordres de Madame. Je m'appelle Matteus. Je suis à la fois gardien de ce pavillon, directeur du jardin, maître d'hôtel et valet de chambre. On m'a dit que Madame, ayant beaucoup voyagé, avait un peu l'habitude de se servir toute seule; que, par exemple, elle n'exigerait peut-être pas l'aide d'une femme. Il me serait difficile d'en procurer une à Madame, vu que je n'en ai point, et que la fréquentation de ce pavillon est interdite à toutes celles du château. Cependant, une servante entrera ici le matin pour m'aider à faire le ménage, et un garçon jardinier viendra de temps en temps arroser les fleurs et entretenir les allées. J'ai, à ce propos, une très-humble observation à faire à Madame: c'est que tout domestique, autre que moi, à qui Madame serait seulement soupçonnée d'avoir adressé un mot ou fait un signe serait chassé à l'instant même; ce qui serait bien malheureux pour lui, car la maison est bonne et l'obéissance bien récompensée. Madame est trop généreuse et trop juste, sans doute, pour vouloir exposer ces pauvres gens…

– Soyez tranquille, monsieur Matteus, répondit Consuelo, je ne serais pas assez riche pour les dédommager, et il n'est pas dans mon caractère de détourner qui que ce soit de son devoir.

– D'ailleurs, je ne les perdrai jamais de vue, reprit Matteus, comme se parlant à lui-même.

– Vous pouvez vous épargner toute précaution à cet égard. J'ai de trop grandes obligations aux personnes qui m'ont amenée ici, et je pense, aussi à celles qui m'y reçoivent, pour rien tenter qui puisse leur déplaire.

– Ah! Madame est ici de son plein gré? demanda Matteus, à qui la curiosité ne semblait pas aussi interdite que l'expansion.

– Je vous prie de m'y considérer comme captive volontaire, et sur parole.

– Oh! c'est bien ainsi que je l'entends. Je n'ai jamais gardé personne autrement, quoique j'aie vu bien souvent mes prisonniers sur parole pleurer et se tourmenter comme s'ils regrettaient de s'être engagés. Et Dieu sait pourtant qu'ils étaient bien ici! Mais, dans ces cas-là, on leur rendait toujours leur parole quand ils l'exigeaient; on ne retient ici personne de force. Le souper de Madame est servi.»

L'avant-dernier mot du majordome couleur de tomate eut le pouvoir de rendre tout à coup l'appétit à sa nouvelle maîtresse; et elle trouva le souper si bon, qu'elle en fit de grands compliments à l'auteur. Celui-ci parut très-flatté de se voir apprécié, et Consuelo vit bien qu'elle avait gagné son estime; mais il n'en fut ni plus confiant ni moins circonspect. C'était un excellent homme, à la fois naïf et rusé. Consuelo connut vite son caractère, en voyant avec quel mélange de bonhomie et d'adresse il prévenait toutes les questions qu'elle eût pu lui faire, pour n'en être pas embarrassé, et arranger les réponses à son gré. Ainsi elle apprit de lui tout ce qu'elle ne lui demandait pas, sans rien apprendre toutefois: «Ses maîtres étaient des personnages fort riches, fort puissants, très-généreux, mais très-sévères, particulièrement sur l'article de la discrétion. Le pavillon faisait partie d'une belle résidence, tantôt habitée par les maîtres, tantôt confiée à la garde de serviteurs très-fidèles, très-bien payés et très-discrets. Le pays était riche, fertile et bien gouverné. Les habitants n'avaient pas l'habitude de se plaindre de leurs seigneurs: d'ailleurs ils n'eussent pas eu beau jeu avec maître Matteus, qui vivait dans le respect des lois et des personnes, et qui ne pouvait souffrir les paroles indiscrètes.» Consuelo fut si ennuyée de ses savantes insinuations et de ses renseignements officieux, qu'elle lui dit en souriant, aussitôt après le souper: «Je craindrais d'être indiscrète moi-même, monsieur Matteus, en jouissant plus longtemps de l'agrément de votre conversation; je n'ai plus besoin de rien pour aujourd'hui, et je vous souhaite le bonsoir.

– Madame me fera l'honneur de me sonner quand elle voudra quoi que ce soit, reprit-il. Je demeure derrière la maison, sous le rocher, dans un joli ermitage où je cultive des melons d'eau magnifiques. Je serais bien flatté que Madame put leur accorder un coup d'œil d'encouragement; mais il m'est particulièrement interdit d'ouvrir jamais cette porte à Madame.

– J'entends, maître Matteus, je ne dois jamais sortir que dans le jardin, et je ne dois pas m'en prendre à votre caprice, mais à la volonté de mes hôtes. Je m'y conformerai.

– D'autant plus que Madame aurait bien de la peine à ouvrir cette porte. Elle est si lourde…; et puis il y a un secret à la serrure qui pourrait blesser grièvement les mains de Madame, si elle n'était pas prévenue.

– Ma parole est plus solide encore que tous vos verrous, monsieur Matteus. Dormez en paix, comme je suis disposée à le faire de mon côté.»

Plusieurs jours s'écoulèrent sans que Consuelo reçût signe de vie de la part de ses hôtes, et sans qu'elle eût d'autre visage sous les yeux que le masque noir de Matteus, plus agréable peut-être que sa véritable figure. Ce digne serviteur la servait avec un zèle et une ponctualité dont elle ne pouvait assez le remercier; mais il l'ennuyait prodigieusement par sa conversation, qu'elle était obligée de subir; car il refusa constamment avec stoïcisme les dons qu'elle voulut lui faire, et elle n'eut pas d'autre manière de lui marquer sa reconnaissance qu'en le laissant babiller. Il aimait passionnément l'usage de la parole, et cela était d'autant plus remarquable que, voué par état à une réserve bizarre, il ne s'en départait jamais, et possédait l'art de toucher à beaucoup de sujets sans jamais effleurer les cas réservés confiés à sa discrétion. Consuelo apprit de lui combien le potager du château produisait au juste chaque année de carottes et d'asperges; combien il naissait de faons dans le parc, l'histoire de tous les cygnes de la pièce d'eau, de tous les poussins de la faisanderie, et de tous les ananas de la serre. Mais elle ne put soupçonner un instant dans quel pays elle se trouvait; si le maître ou les maîtres du château étaient absents ou présents, si elle devait communiquer un jour avec eux, ou rester indéfiniment seule dans le pavillon.

En un mot, rien de ce qui l'intéressait réellement ne s'échappa des lèvres prudentes et pourtant actives de Matteus. Elle eût craint de manquer à toute délicatesse en approchant seulement à la portée de la voix du jardinier ou de la servante, qui, du reste, étaient fort matineux et disparaissaient presque aussitôt qu'elle était levée. Elle se borna à jeter de temps en temps un regard dans le parc, sans y voir passer personne, si ce n'est de trop loin pour l'observer, et à contempler le faîte du château qui s'illuminait le soir de rares lumières toujours éteintes de bonne heure.

Купите 3 книги одновременно и выберите четвёртую в подарок!

Чтобы воспользоваться акцией, добавьте нужные книги в корзину. Сделать это можно на странице каждой книги, либо в общем списке:

  1. Нажмите на многоточие
    рядом с книгой
  2. Выберите пункт
    «Добавить в корзину»