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L'homme qui rit

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IX. EXTRAVAGANCES QUE LES GENS SANS GOUT APPELLENT POÉSIE

Les pièces d’Ursus étaient des interludes, genre un peu passé de mode aujourd’hui. Une de ces pièces, qui n’est pas venue jusqu’ nous, était intitulée Ursus Rursus. Il est probable qu’il y jouait le principal rôle. Une fausse sortie suivie d’une rentrée, c’était vraisemblablement le sujet, sobre et louable.

Le titre des interludes d’Ursus était quelquefois en latin, comme on le voit, et la poésie quelquefois en espagnol. Les vers espagnols d’Ursus étaient rimés comme presque tous les sonnets castillans de ce temps-là. Cela ne gênait point le peuple. L’espagnol était alors une langue courante, et les marins anglais parlaient castillan de même que les soldats romains parlaient carthaginois. Voyez Plaute. D’ailleurs, au spectacle comme à la messe, la langue latine ou autre que l’auditoire ne comprenait pas, n’embarrassait personne. On s’en tirait en l’accompagnant gaîment de paroles connues. Notre vieille France gauloise particulièrement avait cette manière-là d’être dévote. A l’église, sur un Immolatus les fidèles chantaient Liesse prendrai, et sur un Sanctus, Baise-moi, ma mie. Il fallut le concile de Trente pour mettre fin à ces familiarités.

Ursus avait fait spécialement pour Gwynplaine un interlude, dont il était content. C’était son oeuvre capitale. Il s’y était mis tout entier. Donner sa somme dans son produit, c’est le triomphe de quiconque crée. La crapaude qui fait un crapaud fait un chef-d’oeuvre. Vous doutez? Essayez d’en faire autant.

Ursus avait heaucoup léché cet interlude. Cet ourson était intitulé: Chaos vaincu.

Voici ce que c’était:

Un effet de nuit. Au moment où la triveline s’écartait, la foule massée devant la Green-Box ne voyait que du noir. Dans ce noir se mouvaient, à l’état reptile, trois formes confuses, un loup, un ours et un homme. Le loup était le loup, Ursus était l’ours, Gwynplaine était l’homme. Le loup et l’ours représentaient les forces féroces de la nature, les faims inconscientes, l’obscurit sauvage, et tous deux se ruaient sur Gwynplaine, et c’était le chaos combattant l’homme. On ne distinguait la figure d’aucun. Gwynplaine se débatait couvert d’un linceul, et son visage était caché par ses épais cheveux tombants. D’ailleurs tout était ténèbres. L’ours grondait, le loup grinçait, l’homme criait. L’homme avait le dessous, les deux bêtes l’accablaient; il demandait aide et secours, il jetait dans l’inconnu un profond appel. Il râlait. On assistait à cette agonie de l’homme ébauche, encore à peine distinct des brutes; c’était lugubre, la foule regardait haletante; une minute de plus, les fauves triomphaient, et le chaos allait résorber l’homme. Lutte, cris, hurlements, et tout à coup silence. Un chant dans l’ombre. Un souffle avait passé, on entendait une voix. Des musiques mystérieuses flottaient, accompagnant ce chant de l’invisible, et subitement, sans qu’on sut d’où ni comment, une blancheur surgissait. Cette blancheur était une lumière, cette lumière était une femme, cette femme était l’esprit. Dea, calme, candide, belle, formidable de sérénité et de douceur, apparaissait au centre d’un nimbe. Silhouette de clarté dans de l’aurore. La voix, c’était elle. Voix légère, profonde, ineffable. D’invisible faite visible, dans cette aube elle chantait. On croyait entendre une chanson d’ange ou un hymne d’oiseau. A cette apparition, l’homme, dressé dans un sursaut d’éblouissement, abattait ses deux poings sur les deux brutes terrassées.

Alors la vision, portée sur un glissement difficile à comprendre et d’autant plus admiré, chantait ces vers, d’une puret espagnole suffisante pour les matelots anglais qui écoutaient:

 
Ora! Hora!
De palabra
Nace razon,
Da luze el son[16].
 

Puis elle baissait les yeux au-dessous d’elle comme si elle eût vu un gouffre, et reprenait:

 
Noche quitta te de alli
El alba canta hallali[17].
 

A mesure qu’elle chantait, l’homme se levait de plus en plus, et, de gisant, il était maintenant agenouillé, les mains levées vers la vision, ses deux genoux posés sur les deux bêtes immobiles et comme foudroyées. Elle continuait, tournée vers lui:

 
Es menester a cielos ir,
Y tu que llorabas reir[18].
 

Et s’approchant, avec une majesté d’astre, elle ajoutait:

 
Gebra barzon!
Dexa, monstro,
A tu negro
Caparazon[19].
 

Et elle lui posait la main sur le front.

Alors une autre voix s’élevait, plus profonde et par conséquent plus douce encore, voix navrée et ravie, d’une gravité tendre et farouche, et c’était le chant humain répondant au chant sidéral. Gwynplaine, toujours agenouillé dans l’obscurité sur l’ours et le loup vaincus, la tète sous la main de Dea, chantait:

 
O ven! ama!
Eres alma,
Soy corazon[20].
 

Et brusquement, dans cette ombre, un jet de lumière frappait Gwynplaine en pleine face,

On voyait dans ces ténèbres le monstre épanoui.

Dire la commotion de la foule est impossible. Un soleil de rire surgissant, tel était l’effet. Le rire naît de l’inattendu, et rien de plus inattendu que ce dénoûment. Pas de saisissement comparable à ce soufflet de lumière sur ce masque bouffon et terrible. On riait autour de ce rire; partout, en haut, en bas, sur le devant, au fond, les hommes, les femmes, les vieilles faces chauves, les roses figures d’enfants, les bons, les méchants, les gens gais, les gens tristes, tout le monde; et même dans la rue, les passants, ceux qui ne voyaient pas, en entendant rire, riaient. Et ce rire s’achevait en battements de mains et en trépignements. La triveline refermée, on rappelait Gwynplaine avec frénésie. De là un succès énorme. Avez-vous vu Chaos vaincu? On courait à Gwynplaine. Les insouciances venaient rire, les mélancolies venaient rire, les mauvaises consciences venaient rire. Rire si irrésistible que par moments il pouvait sembler maladif. Mais s’il y a une peste que l’homme ne fuit pas, c’est la contagion de la joie. Le succès au surplus ne dépassait point la populace. Grosse foule, c’est petit peuple. On voyait Chaos vaincu pour un penny. Le beau monde ne va pas où l’on va pour un sou.

Ursus ne haïssait point cette oeuvre, longtemps couvée par lui.

– C’est dans le genre d’un nommé Shakespeare, disait-il avec

modestie.

La juxtaposition de Dea ajoutait à l’inexprimable effet de Gwynplaine. Cette blanche figure à côté de ce gnome représentait ce qu’on pourrait appeler l’étonnement divin. Le peuple regardait Dea avec une sorte d’anxiété mystérieuse. Elle avait ce je ne sais quoi de suprême de la vierge et de la prêtresse, qui ignore l’homme et connaît Dieu. On voyait qu’elle était aveugle et l’on sentait qu’elle était voyante. Elle semblait debout sur le seuil du surnaturel. Elle paraissait être à moiti dans notre lumière et à moitié dans l’autre clarté. Elle venait travailler sur la terre, et travailler de la façon dont travaille le ciel, avec de l’aurore. Elle trouvait une hydre et faisait une âme. Elle avait l’air de la puissance créatrice, satisfaite et stupéfaite de sa création; on croyait voir sur son visage adorablement effaré la volonté de la cause et la surprise du résultat. On sentait qu’elle aimait son monstre. Le savait-elle monstre? Oui, puisqu’elle le touchait. Non, puisqu’elle l’acceptait. Toute cette nuit et tout ce jour mêlés se résolvaient dans l’esprit du spectateur en un clair-obscur o apparaissaient des perspectives infinies. Comment la divinit adhère à l’ébauche, de quelle façon s’accomplit la pénétration de l’âme dans la matière, comment le rayon solaire est un cordon ombilical, comment le défiguré se transfigure, comment l’informe devient paradisiaque, tous ces mystères entrevus compliquaient d’une émotion presque cosmique la convulsion d’hilarité soulevée par Gwynplaine. Sans aller au fond, car le spectateur n’aime point la fatigue de l’approfondissement, on comprenait quelque chose au delà de ce qu’on apercevait, et ce spectacle étrange avait une transparence d’avatar.

Quant à Dea, ce qu’elle éprouvait échappe à la parole humaine. Elle se sentait au milieu d’une foule, et ne savait ce que c’était qu’une foule. Elle entendait une rumeur, et c’est tout. Pour elle une foule était un souffle; et au fond ce n’est que cela. Les générations sont des baleines qui passent. L’bomme respire, aspire et expire. Dans cette foule, Dea se sentait seule, et avait le frisson d’une suspension au-dessus d’un précipice. Tout à coup, dans ce trouble de l’innocent en détresse prêt à accuser l’inconnu, dans ce mécontentement de la chute possible, Dea, sereine pourtant, et supérieure à la vague angoisse du péril, mais intérieurement frémissante de son isolement, retrouvait sa certitude et son support; elle ressaisissait son fil de sauvetage dans l’univers des ténèbres, elle posait sa main sur la puissante tête de Gwynplaine. Joie inouïe! elle appuyait ses doigts roses sur cette forêt de cheveux crépus. La laine touchée éveille une idée de douceur. Dea touchait un mouton qu’elle savait être un lion. Tout son coeur se fondait en un ineffable amour. Elle se sentait hors de danger, elle trouvait le sauveur. Le public croyait voir le contraire. Pour les spectateurs, l’être sauvé, c’était Gwynplaine, et l’être sauveur, c’était Dea. Qu’importe! pensait Ursus, pour qui le coeur de Dea était visible. Et Dea, rassurée, consolée, ravie, adorait l’ange, pendant que le peuple contemplait le monstre, et subissait, fasciné lui aussi, mais en sens inverse, cet immense rire prométhéen.

L’amour vrai ne se blase point. Étant tout âme, il ne peut s’attiédir. Une braise se couvre de cendre, une étoile non. Ces impressions exquises se renouvelaient tous les soirs pour Dea, et elle était prête à pleurer de tendresse pendant qu’on se tordait de rire. Autour d’elle, on n’était que joyeux; elle, elle était heureuse.

 

Du reste l’effet de gaîté, dû au rictus imprévu et stupéfiant de Gwynplaine, n’était évidemment pas voulu par Ursus. Il eût préféré plus de sourire et moins de rire, et une admiration plus littéraire. Mais triomphe console. Il se réconciliait tous les soirs avec son succès excessif, en comptant combien les piles de farthings faisaient de shellings, et combien les piles de shellings faisaient de pounds. Et puis il se disait qu’après tout, ce rire passé, Chaos vaincu se retrouvait au fond des esprits et qu’il leur en restait quelque chose. Il ne se trompait peut-être point tout à fait; le tassement d’une oeuvre se fait dans le public. La vérité est que cette populace, attentive à ce loup, à cet ours, à cet homme, puis à cette musique, à ces hurlements domptés par l’harmonie, à cette nuit dissipée par l’aube, à ce chant dégageant la lumière, acceptait avec une sympathie confuse et profonde, et même avec un certain respect attendri, ce drame-poëme de Chaos vaincu, cette victoire de l’esprit sur la matière, aboutissant à la joie de l’homme.

Tels étaient les plaisirs grossiers du peuple.

Ils lui suffisaient. Le peuple n’avait pas le moyen d’aller aux «nobles matches» de la gentry, et ne pouvait, comme les seigneurs et gentilshommes, parier mille guinées pour Helmsgail contre Phelem-ghe-madone.

X. COUP D’OEIL DE CELUI QUI EST HORS DE TOUT SUR LES CHOSES ET SUR LES HOMMES

L’homme a une pensée, se venger du plaisir qu’on lui fait. De l le mépris pour le comédien.

Cet être me charme, me divertit, m’enseigne, m’enchante, me console, me verse l’idéal, m’est agréable et utile, quel mal puis-je lui rendre? L’humiliation. Le dédain, c’est le soufflet à distance. Souffletons-le. Il me plaît, donc il est vil. Il me sert, donc je le hais. Où y a-t-il une pierre que je la lui jette? Prêtre, donne la tienne. Philosophe, donne la tienne. Bossuet, excommunie-le. Rousseau, insulte-le. Orateur, crache-lui les cailloux de ta bouche. Ours, lance-lui ton pavé. Lapidons l’arbre, meurtrissons le fruit, et mangeons-le. Bravo! et A bas! Dire les vers des poëtes, c’est être pestiféré. Histrion, va! mettons-le au carcan dans son succès. Achevons-lui son triomphe en huée. Qu’il amasse la foule et qu’il crée la solitude. Et c’est ainsi que les classes riches, dites hautes classes, ont inventé pour le comédien cette forme d’isolement, l’applaudissement.

La populace est moins féroce. Elle ne haïssait point Gwynplaine. Elle ne le méprisait pas non plus. Seulement le dernier calfat du dernier équipage de la dernière caraque amarrée dans le dernier des ports d’Angleterre se considérait comme incommensurablement supérieur à cet amuseur de «la canaille», et estimait qu’un calfat est autant audessus d’un saltimbanque qu’un lord est au-dessus d’un calfat.

Gwynplaine était donc, comme tous les comédiens, applaudi et isolé. Du reste, ici-bas tout succès est crime, et s’expie. Qui a la médaille a le revers.

Pour Gwynplaine il n’y avait point de revers. En ce sens que les deux côtés de son succès lui agréaient. Il était satisfait de l’applaudissement, et content de l’isolement. Par l’applaudissement, il était riche; par l’isolement, il était heureux.

Être riche, dans ces bas-fonds, c’est n’être plus misérable. C’est n’avoir plus de trous à ses vêtements, plus de froid dans son âtre, plus de vide dans son estomac. C’est manger à son appétit et boire à sa soif. C’est avoir tout le nécessaire, y compris un sou a donner a un pauvre. Cette richesse indigente, suffisante à la liberté, Gwynplaine l’avait.

Du côté de l’âme, il était opulent. Il avait l’amour. Que pouvait-il désirer?

Il ne désirait rien.

La difformité de moins, il semble que ce pouvait être là une offre à lui faire. Comme il l’eût repoussée! Quitter ce masque et reprendre son visage, redevenir ce qu’il avait été peut-être, beau et charmant, certes, il n’eût pas voulu! Et avec quoi eût-il nourri Dea? que fût devenue la pauvre et douce aveugle qui l’aimait? Sans ce rictus qui faisait de lui un clown unique, il ne serait plus qu’un saltimbanque comme un autre, le premier équilibriste venu, un ramasseur de liards entre les fentes des pavés, et Dea n’aurait peut-être pas du pain tous les jours! Il se sentait avec un profond orgueil de tendresse le protecteur de cette infirme céleste. Nuit, Solitude, Dénûment, Impuissance, Ignorance, Faim et Soif, les sept gueules béantes de la misère se dressaient autour d’elle, et il était le saint Georges combattant ce dragon. Et il triomphait de la misère. Comment? par sa difformité. Par sa difformité, il était utile, secourable, victorieux, grand. Il n’avait qu’à se montrer, et l’argent venait. Il était le maître des foules; il se constatait le souverain des populaces. Il pouvait tout pour Dea. Ses besoins, il y pourvoyait; ses désirs, ses envies, ses fantaisies, dans la sphère limitée des souhaits possibles à un aveugle, il les contentait. Gwynplaine et Dea étaient, nous l’avons montré déjà, la providence l’un de l’autre. Il se sentait enlevé sur ses ailes, elle se sentait portée dans ses bras. Protéger qui vous aime, donner le nécessaire à qui vous donne les étoiles, il n’est rien de plus doux. Gwynplaine avait cette félicité suprême. Et il la devait à sa difformité. Cette difformité le faisait supérieur à tout. Par elle il gagnait sa vie, et la vie des autres; par elle il avait l’indépendance, la liberté, la célébrité, la satisfaction intime, la fierté. Dans cette difformité il était inaccessible. Les fatalités ne pouvaient rien contre lui au delà de ce coup où elles s’étaient épuisées, et qui lui avait tourné en triomphe. Ce fond du malheur était devenu un sommet élyséen. Gwynplaine était emprisonné dans sa difformité, mais avec Dea. C’était, nous l’avons dit, être au cachot dans le paradis. Il y avait entre eux et le monde des vivants une muraille. Tant mieux. Cette muraille les parquait, mais les défendait. Que pouvait-on contre Dea, que pouvait-on contre Gwynplaine, avec une telle fermeture de la vie autour d’eux? Lui ôter le succès? impossible. Il eût fallu lui ôter sa face. Lui ôter l’amour? impossible. Dea ne le voyait point. L’aveuglement de Dea était divinement incurable. Quel inconvénient avait pour Gwynplaine sa difformité? Aucun. Quel avantage avait-elle? Tous. Il était aimé malgré cette horreur, et peut-être à cause d’elle. Infirmité et difformité s’étaient, d’instinct, rapprochées et accouplées. Être aimé, est-ce que ce n’est pas tout? Gwynplaine ne songeait à sa défiguration qu’avec reconnaissance. Il était béni dans ce stigmate. Il le sentait avec joie imperdable et éternel, Quelle chance que ce bienfait fût irrémédiable! Tant qu’il y aurait des carrefours, des champs de foire, des routes où aller devant soi, du peuple en bas, du ciel en haut, on serait sûr de vivre, Dea ne manquerait de rien, on aurait l’amour! Gwynplaine n’eût pas changé de visage avec Apollon. Être monstre était pour lui la forme du bonheur.

Aussi disions-nous en commençant que la destinée l’avait comblé. Ce réprouvé était un préféré.

Il était si heureux qu’il en venait à plaindre les hommes autour de lui. Il avait de la pitié de reste. C’était d’ailleurs son instinct de regarder un peu dehors, car aucun homme n’est tout d’une pièce et une nature n’est pas une abstraction; il était ravi d’être muré, mais de temps en temps il levait la tête par-dessus le mur. Il n’en rentrait qu’avec plus de joie dans son isolement près de Dea, après avoir comparé.

Que voyait-il autour de lui? Qu’était-ce que ces vivants dont son existence nomade lui montrait tous les échantillons, chaque jour remplacés par d’autres? Toujours de nouvelles foules, et toujours la même multitude. Toujours de nouveaux visages et toujours les mêmes infortunes. Une promiscuité de ruines. Chaque soir toutes les fatalités sociales venaient faire cercle autour de sa félicité.

La Green-Box était populaire.

Le bas prix appelle la basse classe. Ce qui venait à lui c’étaient les faibles, les pauvres, les petits. On allait Gwynplaine comme on va au gin. On venait acheter pour deux sous d’oubli. Du haut de son tréteau, Gwynplaine passait en revue le sombre peuple. Son esprit s’emplissait de toutes ces apparitions successives de l’immense misère. La physionomie humaine est faite par la conscience et par la vie, et est la résultante d’une foule de creusements mystérieux. Pas une souffrance, pas une colère, pas une ignominie, pas un désespoir, dont Gwynplaine ne vît la ride. Ces bouches d’enfants n’avaient pas mangé. Cet homme était un père, cette femme était une mère, et derrière eux on devinait des familles en perdition. Tel visage sortait du vice et entrait au crime; et l’on comprenait le pourquoi: ignorance et indigence. Tel autre offrait une empreinte de bont première raturée par l’accablement social et devenue haine. Sur ce front de vieille femme on voyait la famine; sur ce front de jeune fille on voyait la prostitution. Le même fait, offrant chez la jeune la ressource, et plus lugubre là. Dans cette cohue il y avait des bras, mais pas d’outils; ces travailleurs ne demandaient pas mieux, mais le travail manquait. Parfois près de l’ouvrier un soldat venait s’asseoir, quelquefois un invalide, et Gwynplaine apercevait ce spectre, la guerre. Ici Gwynplaine lisait chômage, là exploitation, là servitude. Sur certains fronts il constatait on ne sait quel refoulement vers l’animalité, et ce lent retour de l’homme à la bête produit en bas par la pression des pesanteurs obcures du bonheur d’en haut. Dans ces ténèbres, il y avait pour Gwynplaine un soupirail. Ils avaient, lui et Dea, du bonheur par un jour de souffrance. Tout le reste était damnation. Gwynplaine sentait au-dessus de lui le piétinement inconscient des puissants, des opulents, des magnifiques, des grands, des élus du hasard; au-dessous, il distinguait le tas de faces pâles des déshérités; il se voyait, lui et Dea, avec leur tout petit bonheur, si immense, entre deux mondes; en haut le monde allant et venant, libre, joyeux, dansant, foulant aux pieds; en haut, le monde qui marche; en bas, le monde sur qui l’on marche. Chose fatale, et qui indique un profond mal social, la lumière écrase l’ombre! Gwynplaine constatait ce deuil. Quoi! une destinée si reptile! L’homme se traînant ainsi! une telle adhérence à la poussière et à la fange, un tel dégoût, une telle abdication, et une telle abjection, qu’on a envie de mettre le pied dessus! de quel papillon cette vie terrestre est-elle donc la chenille? Quoi! dans cette foule qui a faim et qui ignore, partout, devant tous, le point d’interrogation du crime ou de la honte! l’inflexibilité des lois produisant l’amollissement des consciences! pas un enfant qui ne croisse pour le rapetissement! pas une vierge qui ne grandisse pour l’offre! pas une rose qui ne naisse pour la bave! Ses yeux parfois, curieux d’une curiosité émue, cherchaient à voir jusqu’au fond de cette obscurité où agonisaient tant d’efforts inutiles et où luttaient tant de lassitudes, familles dévorées par la société, moeurs torturées par les lois, plaies faites gangrènes par la pénalité, indigences rongées par l’impôt, intelligences à vau-l’eau dans un engloutissement d’ignorance, radeaux en détresse couverts d’affamés, guerres, disettes, râles, cris, disparitions; et il sentait le vague saisissement de cette poignante angoisse universelle. Il avait la vision de toute cette écume du malheur sur le sombre pêle-mêle humain. Lui, il était au port, et il regardait autour de lui ce naufrage. Par moment, il prenait dans ses mains sa tête défigurée, et songeait.

Quelle folie que d’être heureux! comme on rêve! il lui venait des idées. L’absurde lui traversait le cerveau. Parce qu’il avait autrefois secouru un enfant, il sentait des velléités de secourir le monde. Des nuages de rêverie lui obscurcissaient parfois sa propre réalité; il perdait le sentiment de la proportion jusqu’à se dire: Que pourrait-on faire pour ce pauvre peuple? Quelquefois son absorption était telle qu’il le disait tout haut. Alors Ursus haussait les épaules et le regardait fixement. Et Gwynplaine continuait de rêver: – Oh! si j’étais puissant, comme je viendrais en aide aux malheureux! Mais que suis-je? un atome. Que puis-je? rien.

Il se trompait. Il pouvait beaucoup pour les malheureux. Il les faisait rire.

Et, nous l’avons dit, faire rire, c’est faire oublier. Quel bienfaiteur sur la terre, qu’un distributeur d’oubli!

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