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Les français au pôle Nord

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Au loin, le vent mugit en se brisant sur les crêtes des hummocks aperçus au moment de la halte. L'interminable banc de glace oscille par instants et fait entendre ses bruits continuels d'une énervante multiplicité. La vapeur d'eau contenue sous la tente se résout en une fine averse de neige qui poudre à frimas les visages vaguement entrevus, au ras du sol, et émergeant des sacs, comme des têtes de décapités.

Les sentinelles rentrent un moment, étendent sur les sept lits allongés pied à pied toutes les fourrures disponibles et retournent à leur faction.

Enfin, le sommeil abaisse toutes ces paupières endolories par l'implacable rayonnement de la neige, les corps courbaturés s'immobilisent. La petite troupe est enfin endormie.

Il est neuf heures du soir.

S'il n'y a pas d'alerte causée par l'invasion des loups ou des ours, si le vent n'arrache pas les pieux de la tente, plantés en pleine glace, si la neige n'aplatit pas la toile sur le nez des dormeurs, ce repos dure jusqu'à sept heures.

D'heure en heure les sentinelles se relèvent autant que possible sans bruit. Celles dont la faction se termine à six heures éveillent une heure avant tout le monde le malheureux cuisinier.

A pareil moment il fait généralement une température abominable. Esclave du devoir, maître Dumas s'arrache aux fourrures sous lesquelles il dormait de si bon cœur, s'étire, jure, grogne – il faudrait plus que de l'abnégation pour demeurer calme en pareille circonstance, – et allume son sempiternel fourneau.

Une bonne chaleur se répand sous la tente, au bas de laquelle a été élevé un rempart de neige destiné à empêcher la déperdition de ce calorique béni, puis les dormeurs se pelotonnent et se tassent avec cette espèce de hâte qui pressent les dernières minutes de farniente, semble vouloir les savourer mieux et plus vite…

En attendant que l'appareil en tôle, désigné sous le nom de digesteur, ait liquéfié la neige dont il est bourré, Dumas fait tomber avec une pelle de bois les cristaux de glace dont la tente s'est couverte intérieurement pendant la nuit.

Le capitaine, sorti sans bruit dès l'aube, vient de rentrer après avoir consulté le thermomètre, le baromètre et reconnu la direction et l'intensité du vent.

Il trouve Dumas trottinant sur les camarades qui forment à la tente un plancher naturel et animé.

Les cristaux dégringolent en averse; les copains, aplatis sans la moindre vergogne, se mettent à vociférer…

Tout s'éveille.

– Est-ce que l'ieau bout?..

– Est-ce que le bère est chaud?..

Même formule que la veille, mêmes regards pleins de convoitise, et manœuvre inverse quant à l'habillement.

Mais les hommes un peu malades ne demandent qu'à paresser… Oh! en tout bien tout honneur, seulement en attendant le déjeuner.

L'infatigable Dumas se multiplie. Les deux hommes rentrant de faction reçoivent un quart de café bouillant additionné d'une petite goutte, que le brave garçon leur sert avec son bon rire si amical et si contagieux.

Allons, pour ce matin, les éclopés d'hier déjeuneront au lit. Les plus solides les serviront volontairement et par amitié.

S'il le faut, on les laissera se dorloter jusqu'au paquetage et ils ne se lèveront qu'au dernier moment.

Mais voici que l'amour-propre s'en mêle. Nul ne veut plus être malade.

Eh! bien, quoi?.. pour un méchant mal de gorge… une «affaire» qui vous gratte un peu le cou au passage… Allons donc!.. on est matelot, sacré tonnerre!..

Mais, il y a encore autre chose. La plupart ont les yeux rouges et clignotants rien qu'à regarder la flamme pourtant peu lumineuse de la lampe à esprit-de-vin.

Le docteur craint un commencement d'ophtalmie.

Pour constater l'impressionnabilité de la rétine, il fait sortir un homme, et l'engage à regarder la plaine blanche.

L'homme pousse un petit cri et met sur ses yeux ses gants fourrés.

– Eh bien?

– Ça m'a traversé la cervelle comme si que j'aurais regardé le soleil en face.

«A présent, je vois des histoires bleues, roses, vertes…

– Ça ne sera rien… Seulement, ne quittez jamais vos lunettes sous aucun prétexte.

Cinq matelots présentent le même symptôme, et le docteur malgré son habituel sang-froid, reste soucieux.

Il répète en quelque sorte machinalement:

– Les lunettes… toujours les lunettes… et un petit collyre «ad hoc».

Pendant ce temps, on change de chaussures, on roule les fourrures, on s'habille pour la marche, la tente est abattue et pliée. Manœuvre difficile et compliquée, car elle est imprégnée d'humidité, se glace aussitôt étalée sur la neige, et résiste à toutes les tentatives opérées pour réduire son volume. Il faut la piétiner, la casser par laize, la superposer comme des planches, et l'amarrer telle quelle sur un traîneau.

Depuis une heure et plus, les chiens qui ont dormi en plein air, roulés en boule dans la neige, comme nos chiens dans la paille, jouent comme des fous et se poursuivent en jappant après l'absorption matinale de poisson sec.

L'heure est venue de se mettre en route. Ils accourent au sifflet, se prêtent docilement à la bricole et attendent le signal.

Les hommes dont le nez est uniformément harnaché de lunettes s'attellent près d'eux.

Le capitaine passe une inspection minutieuse des traîneaux, cause un moment avec le docteur, demande à chaque homme s'il ne se sent pas souffrant, s'il a besoin de quelque chose, insiste et constatant que tout marche à peu près, regagne sa chaloupe avec les deux mécaniciens.

Le commandement: en avant! résonne dans l'air froid avec une sonorité qu'exagère encore la sécheresse absolue de l'atmosphère.

La manœuvre exécutée précédemment recommence avec ses heurts, ses glissades, ses fatigues.

La petite caravane avance néanmoins, malgré la neige amassée en certains points par le vent. La glace fort heureusement est toujours à peu près plane, sans quoi le traînage deviendrait sinon impossible, du moins très lent.

Il arrive parfois que l'on rencontre des dépressions où les hommes enfoncent jusqu'au ventre et où les chiens disparaissent tout à fait. Il faut alors frayer un chemin avec les pelles, ce qui amène une perte de temps considérable.

On fait de la route malgré tout, puisque la journée du 14 se chiffre par une distance effectivement parcourue de douze kilomètres.

Le froid est toujours abominable, à tel point que les hommes restés sur la chaloupe éprouvent de cruelles tortures. En dépit de son endurance et de son énergie, le capitaine a été gelé deux fois. Les mécaniciens ne sont pas en meilleur état, malgré la présence à bord d'une lampe alimentée par l'huile de morse et à la flamme de laquelle ils viennent se griller les doigts.

Une pareille situation n'est plus tenable et présente en outre de réels dangers. Il est convenu, en conséquence, que les mécaniciens se relayeront de trois heures en trois heures, et s'en iront, à tour de rôle, s'atteler à la bricole.

Le capitaine également. Il sera suppléé par le second et le lieutenant qui prendront à chacun leur tour sa place.

C'est que l'immobilité un peu prolongée est horriblement pénible pour l'homme, à moins qu'il ne soit abrité contre le vent, soit par une hutte de neige, soit même par une tente, et littéralement enfoui sous des fourrures. Alors seulement son organisme peut résister à une telle déperdition de calorique, ou plutôt empêcher suffisamment cette déperdition.

Les marins le sentent si bien, qu'ils demandent toujours à marcher, et prient pour que les haltes de jour soient abrégées.

Quand le vent est un tant soit peu violent, les souffrances deviennent intolérables, même à température égale. Ainsi un froid de −35° que l'on supporte bien par temps calme, est atroce quand souffle la brise.

C'est ainsi qu'au moment du goûter, par exemple, les matelots à peine immobiles se sentent gelés jusqu'aux moelles. Alors commence une gymnastique enragée qui fait rire en dépit de tout et que le Parisien a dénommée: la danse des ours.

Et de fait, les attitudes, les contorsions de ces hommes velus, dont le visage est presque invisible, rappellent à s'y méprendre les mouvements balourds de maître Martin.

Le froid écourte nécessairement la halte, la marche est reprise après une hâtive absorption. On se repose en marchant moins vite!

Le 15, marche forcée. Le froid de −35° accélère l'allure et la glace est excellente pour le traînage. Résultat: seize kilomètres!

Le 17, Dumas tue un lièvre polaire dont la familiarité cause la perte.

Beaucoup plus grand que le nôtre, et dépassant même parfois la taille de celui d'Allemagne, le lièvre polaire est, pendant l'hiver, d'un blanc d'ouate qui le fait confondre avec la neige. Les sens de la vue et de l'ouïe paraissent peu développés chez lui, et il se laisse parfois littéralement marcher dessus sans pouvoir se décider a déguerpir.

Tel celui qui détala devant le cuisinier, s'assit gravement à vingt-cinq pas sur son derrière et se mit à lisser son museau avec ses pattes.

Peu touché de cette confiance, Dumas le fusilla impitoyablement, le déshabilla de sa fourrure en un tour de main, et l'incorpora tout chaud au mélange de lard et de pemmican.

Il suffit d'une heure de cuisson pendant laquelle on battit rageusement la semelle; mais, aussi, quel régal!

Ce jour-là, on parcourut douze kilomètres.

Ce qui donne depuis l'établissement du traînage environ cinquante kilomètres.

Presque un demi-degré. Encore une marche, et l'on sera par 87° 30′, c'est-à-dire à deux degrés et demi du pôle, soit une simple distance de deux cent soixante-dix-sept kilomètres, ou soixante-neuf lieues terrestres.

VI

Fatale imprudence. – Conséquences très alarmantes. – Nouvelle et plus grave maladie du mécanicien Fritz. – Le scorbut! – Terribles pronostics. – Emotion. – Malades d'ophtalmie. – Energie. – Encore une victime du scorbut. – Nick prédisposé. – Nouvel ouragan de neige. – La configuration des glaces. – Modifications importantes. – Nouvelles chaînes de hummocks. – Horizon menaçant.

 

– Fritz, mon vieux camarade, encore une fois, mange donc pas de la neige.

– Impossible de m'en empêcher, Guénic.

– T'as pourtant bien entendu: le docteur qu'a parlé de scorbut…

– Je suis fou! La bouche me brûle comme si j'entonnais ma tête dans un fourneau de chauffe.

– T'as vu aussi les hommes malades… leurs gencives saignent parce qu'ils ont fait la même bêtise que toi…

– Guénic, si tu savais quel régal… quel soulagement!..

«Vois-tu, nous autres de la machine, nous avons le sang cuit et recuit…

«La soif est notre tourment, notre damnation!..

Et puis… le docteur exagère peut-être un peu… La neige ça n'est jamais que de l'eau… un peu plus froide… c'est vrai…

– Mauvaises raisons, Fritz!

«T'es un homme, pas vrai, eh bien! sois-le pour tout de bon.

«T'es gradé… Faut donner l'exemple!

– Ah! Guénic, tu n'as donc jamais eu soif!

– Par exemple! s'écrie le maître scandalisé, prêt à se fâcher d'une telle injure.

«Moi!.. un vieux de la cale!.. J' m'en voudrais si y en avait un dans la flotte qui pourrait se vanter d'avoir le bec plus salé que le mien!

– Je veux te parler de cette soif maladive… atroce, que produit la fièvre, et qui fait qu'on a envie de se mordre pour boire son propre sang… qu'on ne voit plus… qu'on n'entend plus… qu'on tuerait pour une goutte d'eau…

– Du sang, je t'en donnerai du mien… c'est la moindre des choses… ou plutôt, faisons mieux… je te fais cadeau de ma ration d'eau-de-vie… mais encore une fois, sois raisonnable.

– Non, mon vieux camarade, répond l'Alsacien ému de ce dévouement si simple dans sa rude cordialité.

– Dame! à ton service!..

«Un matelot, quand il a donné son sang, ne peut plus offrir que son quart de trois-six…

«Encore!.. s'écrie le maître tout chagrin en voyant que ses avis, ses offres, ses prières sont inutiles.

Fritz vient d'avaler coup sur coup, rageusement, deux pleines poignées de neige.

– Ah! que c'est bon, dit-il extasié…

– T'en claqueras… sûr!

– Est-ce qu'une chose qui fait tant de bien peut être nuisible!..

«La preuve… tiens… je puis bien te l'avouer, c'est que hier, à trois reprises différentes, j'ai senti ce besoin irrésistible et…

– T'as avalé de la neige.

– Oui!

– A ton idée, matelot.

«T'es le maître de toi, après tout… sache seulement que si tu largues ton amarre, ça sera ta faute.»

Le pauvre mécanicien n'a donc pas pu, malgré les instances les plus vives, résister à cette souffrance plus terrible encore que celle qui torture les voyageurs perdus au milieu des solitudes calcinées du Sahara.

Ces derniers sont en effet totalement privés d'eau, tandis que les voyageurs polaires en sont environnés sous forme solide. Ils n'ont qu'à étendre la main, qu'à ouvrir la bouche pour étancher cette soif qui leur corrode les muqueuses.

Il leur faut donc une réelle force d'âme pour endurer la souffrance elle-même, et résister à l'envie furieuse de la faire cesser, du moins passagèrement.

Comme il a été dit précédemment, celui qui cède à la tentation de manger de la neige est condamné à d'épouvantables souffrances.

Après un soulagement immédiat, quelques instants d'apaisement délicieux, un frisson rapide saisit l'homme qui se sent gelé, claque des dents, s'immobilise comme si ses artères et ses veines charriaient des glaçons.

En même temps, ses gencives, sa gorge et sa langue s'enflamment, se gonflent au point qu'il est menacé de suffocation.

Le pauvre Fritz cherche encore à s'excuser près de son ami.

– Vois-tu, matelot, j'ai vingt ans d'escarbilles dans le torse… et je ne peux pas m'empêcher d'y revenir…

– Tonnerre de Dieu! Je te sauverai malgré toi, car je vais avertir le capitaine.

– Tu ne feras pas ça, Guénic!

– Tu vois donc bien que t'as conscience de mal agir.

Au bout de cinq à six cents mètres, Fritz d'abord surexcité, ralentit soudain le pas.

Ses mouvements deviennent lourds, pénibles, mal coordonnés. Sa face rougit, ses yeux s'injectent; sa respiration s'accélère et sort avec un bruit rauque de ses lèvres gonflées.

Il avance encore d'une centaine de pas, soutenu par une volonté de fer.

Puis, il titube et manque de s'abattre. Guénic qui tire à côté de lui, en tête de l'attelage, se tourne vers Berchou, et lui dit:

– Sauf vot' respect, capitaine, vous devriez bien commander de stopper…

– Pourquoi, Guénic?

– C'est le camarade qu'est censément en train de s'affaler.

– Stop!.. crie l'officier.

Il est temps, car le malheureux mécanicien saisi par le froid qui paralyse ses extrémités, balbutie des mots sans suite, et tombe entre les bras du maître d'équipage.

– Eh! toi, Courapied, qui trottes comme un pousse-cailloux de cabillot, à courir grand largue droit à l'embarcation du docteur.

– Oui, maître.

– Dis-y que le mécanicien est comme qui dirait sans connaissance et qu'il a besoin de lui et de toute sa pharmacie.

Le matelot, voyant qu'il y a urgence absolue, s'élance vers le bateau que le docteur, aidé du Parisien et de Dumas, remorque, comme s'il avait toute sa vie halé sur la bricole.

Courapied, essoufflé, l'informe en deux mots de la catastrophe.

– J'y vais, dit-il en saisissant un petit coffre à médicaments placé à portée.

«Vous, Dumas, allez prévenir le capitaine qu'il y a un malade au numéro 1.

«Et nous, garçon, en avant!»

En dépit du sang-froid professionnel, le docteur ne peut s'empêcher de frémir à l'aspect du malheureux Fritz.

Vingt minutes se sont à peine écoulées depuis sa dernière imprudence. Déjà ses lèvres fendillées noircissent. Le sang qui transsude par les gerçures se coagule aussitôt. La langue ronde, grosse, courte, bombée, noirâtre, rappelle cette forme particulière aux individus atteints de typhus, et nommée: langue de perroquet. La face est déprimée, fripée, terreuse, les yeux vitreux et sans regard. Les membres sont agités de tremblements convulsifs.

Le malade ne peut plus proférer que des sons entrecoupés, à peine intelligibles.

Le capitaine, informé par Dumas, abandonne la chaloupe et accourt.

A l'aspect lamentable du mécanicien pour lequel il éprouve une sympathie toute particulière, le brave officier pâlit et interroge le docteur d'un regard angoissé.

Le docteur a entre les deux sourcils son pli vertical des mauvais jours. Il hausse imperceptiblement les épaules, et dit, en manière de réponse à cette muette interrogation:

– Si vous m'en croyez, capitaine, vous commanderez la halte et ferez dresser la tente.

– A l'instant, docteur.

Les hommes, voyant leur camarade ainsi foudroyé, sentent que les minutes sont précieuses et installent avec une hâte fiévreuse le campement.

Deux lampes sont allumées et placées de chaque côté du patient préalablement déshabillé et entonné dans un sac fourré. Comme il ne se réchauffe pas et que le docteur hésite a employer les frictions de neige, Dumas et le Parisien, munis d'une ceinture de laine, le frottent à tour de bras.

Une douleur aiguë subitement provoquée lui arrache un cri sourd.

Le docteur se penche, constate que Dumas frotte une jambe, et que cette jambe est enflée modérément au genou et à la cheville.

– Faut-il continuer, monsieur? demande le cuisinier.

– Continuez, mon garçon, évitez seulement d'appuyer aux points douloureux.

Puis il ajoute, s'adressant à l'officier:

– Capitaine, si nous sortions un moment, pendant que ces deux bons garçons font office d'infirmier.

– Volontiers, répond le capitaine, comprenant que le médecin a une communication importante à lui faire.

«Eh bien? dit-il une fois dehors.

– Savez-vous ce que signifie cette enflure que notre pauvre mécanicien porte au genou et à la malléole?

– Peut-être un commencement de rhumatisme articulaire.

– Si ce n'était que cela!

– Vous m'effrayez?..

– A vous, notre chef, il faut la vérité, quelque cruelle et redoutable qu'elle soit.

«Fritz est attaqué du scorbut!

– Que me dites-vous là, cher ami?

«Le scorbut! après les précautions les plus minutieuses… avec l'alimentation telle que nous l'avons maintenue jusqu'à ce jour… avec notre hygiène et nos préservatifs!..

– Je voudrais me tromper, mais le doute, hélas! ne m'est plus permis.

– C'est une malédiction!

«Je frémis en pensant que tous mes hommes peuvent être maintenant victimes de la contagion!

– Le mal est grand, c'est évident, mais il n'est pas irréparable.

– Fritz guérira, n'est-ce pas?

– Tant qu'il y a de la vie, il y a de la ressource, répond évasivement le docteur.

«D'autre part, il ne faudrait pas confondre épidémie et contagion.

«Le scorbut, en lui-même, n'est pas contagieux, en ce sens qu'il ne se communique pas, comme par exemple le choléra ou le typhus, d'individu à individu.

«Il est épidémique, c'est-à-dire que les hommes soumis aux mêmes causes peuvent le contracter comme aussi l'éviter.

«Il y a, vous le voyez, une nuance essentielle, puisque la maladie ne résulte pas du contact entre individu sain et individu contaminé, mais de causes prédisposantes et déterminantes, comme par exemple le froid, l'alimentation, l'humidité, l'ingestion de neige, etc.

«Enfin, notre pauvre malade est, par son tempérament lymphatique, destiné à prendre le mal.

«Il est et devait être la première victime.

– Encore une fois, vous pensez pouvoir le guérir, n'est-ce pas?

– Je ferai, vous le savez bien, l'impossible…

«Pour l'instant, Fritz est devenu une non-valeur.

«Il va lui falloir des soins tout particuliers, cessation absolue de travail, quelques marches à pied pour activer la circulation, et en temps ordinaire, il sera essentiel de le transporter sur un des traîneaux.

«Mais je vous parle de l'avenir, comme si la crise présente était conjurée.

«Voyons donc ce qu'il devient.»

Grâce aux frictions énergiques pratiquées par Dumas et Plume-au-Vent, grâce aussi au voisinage immédiat des lampes à esprit-de-vin qui ont très notablement élevé la température, le mécanicien a repris connaissance. La circulation se rétablit.

Le docteur, après lui avoir administré une bonne ration de café bouillant additionné de rhum, chercha à ranimer la sensibilité musculaire et nerveuse. Il lui injecta, dans cette intention, par la méthode hypodermique, une dose de caféine et attendit.

Les hommes interdits écoutent sans mot dire Guénic, qui leur raconte à sa manière les causes de la catastrophe, et les engage à la prudence.

Puis, comme c'est l'heure du goûter, comme l'eau bout sur les lampes, le repas est apprêté séance tenante, et absorbé avec force commentaires.

Après une heure de halte, pendant laquelle il est l'objet de soins assidus et expérimentés, Fritz, soumis en outre à une médication énergique, se trouve un peu mieux, mais il est toujours horriblement faible.

On l'installe à bord de la chaloupe, après l'avoir embobeliné de fourrures et entonné dans le sac préservateur.

Puis, en route! C'est Justin Henriot, le second mécanicien, qui tout naturellement remplace le malade. Et quand Henriot à demi gelé s'en ira tirer sur la bricole pour s'échauffer et se dégourdir, le capitaine, familiarisé depuis longtemps avec le moteur électrique, le fera fonctionner.

Jusqu'à présent, il n'y a pas eu de temps de perdu. Le 18 avril, jour où Fritz est si gravement frappé, on parcourt douze kilomètres.

Malheureusement deux hommes du premier traîneau, Pontac et Le Guern sont sérieusement atteints d'ophtalmie. Ce sont les deux plus vigoureux de l'équipage. A peine s'ils voient à marcher, mais vaillants quand même, ils ne veulent pas abandonner la bricole et prétendent qu'il n'est pas essentiel d'y voir pour tirer. Témoins les chevaux attelés aux manèges.

Le 19, on parcourt dix kilomètres en dépit de la persistance d'un froid atroce. Le capitaine, sérieusement inquiet, se demande si cette température si basse n'indiquerait pas l'absence de l'eau vive aux abords du pôle.

L'état de Fritz est stationnaire. Il n'est ni mieux ni plus mal, ni plus fort ni plus faible, mais un nouveau symptôme, infaillible, celui-là, est venu confirmer le diagnostic du docteur. Le corps du mécanicien s'est couvert de ces taches rouges caractéristiques, en forme de lentilles et résultant d'hémorragies sous-cutanées. Les gencives saignent, son haleine devient fétide.

 

C'est bien le scorbut. Les matelots en sont informés, tant pour leur faire éviter les imprudences, que pour les engager à redoubler de précautions.

Les hommes frappés d'ophtalmie sont presque aveugles!

Ils veulent marcher quand même, en dépit de violentes douleurs de tête et de vertiges continuels.

Le 20, une nouvelle tempête, que rien ne faisait prévoir, se déchaîne pendant la nuit, après une marche de treize kilomètres.

La neige tombe avec une telle surabondance, le vent est si glacé, qu'il est impossible de quitter la tente.

Pendant trente heures, les pauvres matelots sont prisonniers dans leurs sacs avec un froid de 36°! Ce repos forcé est très favorable aux hommes atteints d'ophtalmie qui commencent à se rétablir.

Fritz va plus mal. Ses gencives sont ulcérées, fongueuses, et ses dents commencent à se déchausser. Sa faiblesse et son abattement sont extrêmes.

Le docteur ne le quitte pas d'un instant et s'efforce de combattre ces symptômes alarmants.

Pour comble de malheur, le pauvre Nick dit Bigorneau, le brave Dunkerquois un peu naïf, mais si bon, se plaint à son tour de douleurs articulaires.

C'est à peine s'il peut se lever pour aider au déblaiement de la tente dont l'entrée est obstruée à chaque instant par des rafales de neige.

Séance tenante, le docteur l'exempte formellement de tout travail, malgré sa résistance.

Encore un qui est prédisposé par sa profession à l'horrible maladie.

Nick, ancien mineur, puis chauffeur, est plus déprimé corporellement que ses camarades.

Le docteur lui administre à haute dose le jus de citron, et le soumet au régime des pommes de terre crues. Il en reste encore, mais elles sont gelées à fond et dures comme des boulets. C'est tout un travail pour les rendre comestibles sans les cuire.

La chaloupe qui peu à peu se transforme en hôpital ambulant reçoit Nick à bord. Il s'installe près du mécanicien, et puis: En route!

La tourmente est finie. Malheureusement la neige rend le traînage plus difficile. Il faut longtemps déblayer à la pelle, d'où perte de temps notable.

Pour la compenser et suppléer à l'absence des deux malades, on marche pendant douze heures.

C'est le 22 avril, et on parcourt douze kilomètres!

Si demain l'étape est bonne, on aura franchi le quatre-vingt-huitième parallèle!

Le pôle ne sera plus qu'à deux degrés!.. deux cent vingt-deux kilomètres!.. cinquante-quatre lieues et demi!..

Somme toute, la situation est telle que le plus optimiste n'eût osé l'espérer. S'il est prodigieux d'être parvenu a une distance aussi faible du Pôle, il n'est pas moins extraordinaire de n'avoir que deux malades.

Sans doute, c'est trop, beaucoup trop. Mais combien, dans des circonstances bien moins défavorables, furent infiniment plus éprouvés. Non seulement les anciens navigateurs, comme Barentz, qui en souffrit cruellement, comme Behring qui, sur soixante-seize hommes, eut quarante-deux malades et trente morts, et comme Rossmyloff qui perdit la moitié de son équipage, mais encore le lieutenant Weyprecht et le commandant Nares, chez lesquels sévit cruellement le scorbut.

Le capitaine réfléchit à tout cela, pèse le pour et le contre, songe à la distance parcourue, à la pénurie de vivres, à la proximité du Pôle, aux difficultés du retour, aux empêchements qui depuis quelque temps s'accumulent, et semble méditer quelque chose.

Cependant, pour la première fois peut-être, cet homme résolu entre tous paraît hésiter. Non pas que sa foi en lui et en ses compagnons soit diminuée, mais l'objet de ses réflexions est tellement grave, qu'il est bien permis de tergiverser, ou tout au moins de réfléchir, avant que la résolution soit irrévocable.

Néanmoins, comme il n'y a pas urgence absolue, et comme le traînage s'opère jusqu'à présent d'une façon satisfaisante, il est temps encore d'atermoyer.

Cahin caha, l'expédition se remet en marche sur la glace encombrée de neige.

Jusqu'à présent, le traînage s'est opéré avec de grandes difficultés. Mais, en somme, ces difficultés pouvaient être surmontées à force d'adresse, de patience et de vigueur. Sans être toujours plane comme celle d'un étang, la glace, a-t-il été dit, n'est pas anfractueuse, tourmentée, bossuée d'énormes protubérances, et crevée d'abrupts précipices comme celle de la grande banquise.

Les pressions opérées par les courants et les vents en ont fréquemment modifié la surface, au point de lui donner la configuration d'une terre modérément accidentée. Comme l'a fort judicieusement écrit Greely, la surface de cette nappe de glace rappelle celle d'une contrée onduleuse, elle a ses collines et ses vallées, ses ruisseaux et ses lacs; c'est une contrée où la glace a pris la place du sol.

A travers ces ondulations résultant d'entassements, de chevauchements de blocs amoncelés les uns sur les autres par les pressions latérales, il y avait toujours de vastes chenaux à peu près plans, et toujours largement ouverts aux traîneaux.

Et voilà que brusquement, dans la journée du 23 avril, alors que pour ces audacieux et vaillants Français, la question polaire va devenir une affaire de jours, presque d'heures, la glace se modifie d'une façon étrange et alarmante.

Avez-vous vu comme, aux abords des Alpes et des Pyrénées, le sol se boursoufle et se déchire, se mamelonne et se ravine, bref, se transforme assez rapidement de façon à faire pressentir la proximité des arêtes puissantes qui ont jadis troué l'écorce du globe.

Ce n'est plus la plaine, et ce n'est pas encore la montagne. C'est une sorte d'état transitoire participant de l'un et de l'autre, et où l'on trouve simultanément: collines, vallons, surfaces planes, roches dans un pêle-mêle déjà plein d'imprévu, mais sans rien de grandiose ni de tourmenté.

Un peu plus loin, dominant tout, absorbant tout et escaladant les nuées, les monts géants.

Telle, toutes proportions gardées, se présente devant l'expédition française la glace, dont la métamorphose devient de plus en plus rapide et complète.

Les hummocks se multiplient et augmentent de volume au point que les chenaux qui les séparent, souvent de simples sentiers perdus, ne font plus que zigzaguer pour arriver parfois à un cul-de-sac.

Ces sentiers, encombrés de neige, doivent être déblayés pour livrer passage aux traîneaux. Il faut en outre en niveler les déclivités, sous peine de voir l'appareil tout entier reculer ou se ruer en avant, avec son attelage d'hommes et d'animaux.

Il y a de véritables chaînes de montagne en miniature avec leurs précipices, leurs paliers, leurs versants, leurs défilés, à travers lesquels on ne trouve que de plus en plus difficilement une voie.

Bref, les allées et venues sont telles, et les détours si nombreux, qu'après quatorze heures d'efforts surhumains, et une marche de seize kilomètres, la distance effective dans la direction du Pôle est seulement de sept kilomètres.

Les hommes totalement hors d'état d'avancer sont épuisés. Les chiens sont fourbus avec leurs pattes enflées et sanglantes.

Chose plus grave, car le repos a raison de la fatigue, si les traîneaux, surtout la chaloupe, ont pu être remorqués jusque-là, c'est chose invraisemblable, impossible en apparence, et prouvée par la réalité du fait; mais demain!

Il est évident que les vaillants et dévoués matelots feront leur devoir comme hier, comme toujours. Ils ne reculeront pas d'une semelle, ne marchanderont pas leurs efforts, et tous valides comme malades essayeront l'âpre conquête du Pôle.

Mais ne vont-ils pas trouver devant eux quelque chose de plus fort que l'énergie humaine… c'est-à-dire l'obstacle matériel absolu, infranchissable.

Au loin, dans la brume blanchâtre, estompée de tons d'outre-mer, se profile une ligne déchiquetée, anfractueuse qui fait hocher la tête aux plus intrépides.

Cette ligne aperçue jadis à la baie de Melville, et contemplée longuement pendant l'hivernage, c'est celle que forment les crêtes des hummocks sur l'horizon polaire. Une sorte de profil montueux, dont on devine inférieurement les lourdes assises.

Peut-être une nouvelle banquise, un dernier et plus formidable obstacle élevé par la jalousie de l'Isis polaire autour de l'axe terrestre.

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