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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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CHAPITRE VI

Les Moscovites demandant l'aumône.—L'empereur leur fait donner des vivres et de l'argent.—Les journées au Kremlin.—L'empereur s'occupe d'organisation municipale.—Un théâtre élevé près du Kremlin.—Le chanteur italien.—On parle de la retraite.—Sa Majesté prolonge ses repas plus que de coutume.—Règlement sur la comédie française.—Engagement entre Murat et Kutuzow.—Les églises du Kremlin dépouillées de leurs ornemens.—Les revues.—Le Kremlin saute en l'air.—L'empereur reprend la route de Smolensk.—Les nuées de corbeaux.—Les blessés d'Oupinskoë.—Chaque voiture de suite en prend un.—Injustice du reproche qu'on avait fait à l'empereur d'être cruel.—Explosion des caissons.—Quartier-général.—Les Cosaques.—L'empereur apprend la conspiration de Mallet.—Le général Savary.—Arrivée à Smolensk.—L'empereur et le munitionnaire de la grande armée.—L'empereur dégage le prince d'Eckmühl.—Veillons au salut de l'empire.—Activité infatigable de Sa Majesté.—Les traînards.—Le corps du maréchal Davoust.—Son emportement quand il se voit prêt à mourir de faim.—Le maréchal Ney est retrouvé.—Mot de Napoléon.—Le prince Eugène pleure de joie.—Le maréchal Lefebvre.

Nous étions rentrés au Kremlin le 18 septembre au matin. Le palais et la maison des enfans-trouvés furent à peu près les seuls bâtimens qui demeurèrent intacts. Sur notre route, nos voitures étaient entourées d'une foule de malheureux Moscovites qui venaient nous demander l'aumône. Ils nous suivirent jusqu'au palais, marchant dans les cendres chaudes ou sur des pierres calcinées et encore brûlantes. Les plus misérables allaient pieds-nus. C'était un spectacle déchirant de voir plusieurs de ces infortunés, dont les pieds posaient sur des corps chauds, exprimer leur douleur par des cris ou des gestes d'un affreux désespoir. Comme toute la partie intacte des rues était occupée par le train de nos voitures, cette foule se jetait pêle-mêle dans les roues et entre les jambes des chevaux. Notre marche était ainsi très-ralentie, et nous eûmes plus long-temps sous les yeux ce tableau de la plus grande des misères, celle d'incendiés sans pain et sans ressources. L'empereur leur fit donner des vivres et des secours en argent.

Quand nous nous fûmes de nouveau établis au Kremlin, que nous eûmes repris nos habitudes de gens domiciliés, il se passa quelques jours d'une assez grande tranquillité. L'empereur paraissait moins triste, et tout son entourage s'en ressentait un peu. On eût presque dit que l'on était revenu de la campagne pour reprendre le train des habitudes de la ville. Si l'empereur eut de temps en temps cette illusion, elle était bien vite détruite par le spectacle qu'offrait Moscou vue des fenêtres des appartemens. Toutes les fois que Napoléon jetait les yeux de ce côté, il était visible que de bien tristes réflexions lui venaient à l'esprit, quoiqu'il n'eût plus ces mouvemens d'impatience qui le prenaient fréquemment, lors de son premier séjour au palais, quand il voyait la flamme venir à lui et le chasser de ses appartemens. Mais il était dans ce mauvais calme d'un homme soucieux qui ne peut dire où iront les choses. Les journées étaient longues au Kremlin. L'empereur attendait la réponse d'Alexandre, réponse qui ne vint pas. À cette époque je remarquai que l'empereur avait habituellement sur sa table de nuit, l'histoire de Charles XII, de Voltaire.

Cependant Sa Majesté était tourmentée par son génie administratif jusqu'au milieu des décombres de la grande ville. Pour donner le change aux inquiétudes que lui causaient les affaires du dehors, elle s'occupait d'organisation municipale. Déjà il était convenu que Moscou serait approvisionné pour l'hiver. Un théâtre fut élevé près du Kremlin; mais l'empereur n'y assista jamais. La troupe était composée de quelques malheureux acteurs français restés à Moscou dans le plus affreux dénûment. Sa Majesté encouragea néanmoins cette entreprise dans l'espérance que des représentations théâtrales offriraient un utile délassement aux officiers et aux soldats; aussi n'y avait-il guère que des militaires. On a dit que les premiers acteurs de Paris avaient été mandés. Je n'ai rien su de positif à cet égard. Il y avait à Moscou un célèbre chanteur italien que l'empereur entendit plusieurs fois, mais seulement dans ses appartemens. Il ne faisait pas partie de la troupe.

Jusqu'au 18 octobre le temps se passa en discussions plus ou moins vives entre l'empereur et ses généraux sur le dernier parti à prendre. Tous savaient bien qu'il fallait se résoudre à la retraite, et l'empereur ne l'ignorait pas lui-même; mais on voyait tout ce qu'il en coûtait à sa fierté de dire son dernier mot. Les derniers jours qui précédèrent le 18 furent les plus tristes que j'aie jamais vus. Dans ses rapports les plus ordinaires avec ses amis et ses conseillers, Sa Majesté laissait percer une grande froideur. Elle devint taciturne. Des heures entières se passaient sans qu'une seule des personnes présentes prît l'initiative de la conversation. L'empereur, qui était ordinairement très-expéditif dans ses repas, les prolongeait d'une manière étonnante. Quelquefois dans la journée il se jetait sur un canapé, un roman à la main, qu'il lisait ou ne lisait pas, et paraissait absorbé dans de profondes rêveries. On lui envoyait de Paris des vers qu'il lisait tout haut, exprimant son opinion d'une manière brève et tranchante. Je le vis consacrer trois soirées à faire le règlement de la Comédie française de Paris. On conçoit difficilement cette attention à de pareilles misères administratives, quand l'avenir était si chargé. On croyait généralement, et probablement non sans raison, que l'empereur agissait dans un but politique, et que ces règlemens sur la Comédie française, à une époque où aucun bulletin n'avait encore fait connaître complétement la position désastreuse de l'armée, avaient pour but de donner le change aux Parisiens qui ne manqueraient pas de dire: «Tout ne va donc pas si mal, puisque l'empereur a le temps de s'occuper des théâtres.»

Les nouvelles du 18 vinrent mettre un terme à toutes les incertitudes. L'empereur passait en revue dans la première cour du Kremlin les divisions de Ney, distribuant des croix aux plus braves, adressant à tous des paroles encourageantes, quand un aide-de-camp, le jeune Béranger, vint annoncer qu'un engagement très vif avait eu lieu à Winkowo entre Murat et Kutuzof, et que l'avant-garde de Murat était détruite et nos positions forcées. La reprise des hostilités de la part des Russes était manifeste. Dans le premier moment de la nouvelle, l'étonnement de l'empereur fut au comble. Il y eut au contraire dans les soldats du maréchal Ney comme un mouvement électrique d'enthousiasme et de colère qui gagna Sa Majesté. Transporté de voir combien la honte d'un échec, reçu même sans déshonneur, mettait de fiel et d'amour de vengeance dans ces âmes chaudes, l'empereur serra la main du colonel qui était le plus près de lui, continua la revue, ordonna le soir même le ralliement de tous les corps; et avant la nuit toute l'armée était en mouvement vers Woronowo.

Quelques jours avant de quitter Moscou, l'empereur avait fait dépouiller les églises du Kremlin de leurs plus beaux ornemens. Les ravages de l'incendie avaient levé cette espèce d'interdit que l'empereur avait mis sur les propriétés des Russes.

Le plus beau trophée de ce genre était l'immense croix du grand Ivan. Il fallut démolir une partie de la tour sur laquelle elle s'élevait pour pouvoir l'enlever. Encore ne fut-ce qu'après de longs efforts que l'on parvint à ébranler cette vaste masse de fer. L'empereur voulait en orner le dôme des Invalides. Elle fut engloutie dans les eaux du lac de Semlewo.

La veille du jour où l'empereur devait passer une revue, les soldats mettaient un empressement très-grand à se tenir propres, à nettoyer leurs armes, afin de cacher un peu le dénuement où ils étaient réduits. Les plus imprudens avaient jeté leurs vêtemens d'hiver pour se charger de vivres. Beaucoup avaient usé leurs chaussures en marchant. Cependant tous tenaient à honneur de faire bonne mine aux revues; et quand le soleil, dans les beaux jours, venait frapper sur les canons des fusils bien nettoyés, l'empereur retrouvait dans ce spectacle quelques-unes des émotions dont il était plein au glorieux jour du départ.

L'empereur laissait douze cents blessés à Moscou: quatre cents de ces malheureux furent emportés par les derniers corps qui quittèrent la ville. Le maréchal Mortier en sortit le dernier. Ce fut à Feminskoë, à dix lieues de Moscou, que nous entendîmes le bruit d'une effrayante explosion: c'était le Kremlin qui sautait, ainsi que l'avait ordonné l'empereur. Un artifice avait été déposé dans les souterrains du palais; et tout était calculé pour que l'explosion n'eût lieu qu'après un certain laps de temps. Quelques cosaques vinrent pour piller les appartemens abandonnés, ignorant que l'incendie couvait sous leurs pas: ils furent lancés en l'air à une prodigieuse hauteur. Trente mille fusils avaient été abandonnés dans la forteresse. En une seconde une partie du Kremlin n'était plus qu'un amas de ruines. Une autre partie fut conservée; et ce qui ne contribua pas peu à rehausser auprès des Russes le crédit de leur grand saint Nicolas, c'est qu'une image en pierre de ce saint fut épargnée par l'explosion dans un endroit où elle avait fait de grands ravages. Ce fait m'a été rapporté depuis par une personne digne de foi qui l'a entendu raconter au comte Rostopschine lui-même, pendant son séjour à Paris.

Le 28 octobre, l'empereur reprit la route de Smolensk, et passa près du champ de bataille de Borodino. Environ trente mille cadavres avaient été laissés dans ces vastes plaines. À notre approche des nuées de corbeaux, qu'une aussi abondante pâture avait attirés, s'envolèrent bien loin de nous avec d'horribles croassemens. Ces corps de tant de braves gens avaient un aspect dégoûtant, étant à demi rongés, et exhalant une odeur que le froid déjà assez vif ne pouvait neutraliser. L'empereur fit hâter le pas, et alla coucher dans le château presque en ruines d'Oupinskoë. Le lendemain il visita quelques blessés qui étaient restés dans une abbaye. Ces malheureux, en voyant l'empereur, semblèrent recouvrer leurs forces et oublier leurs souffrances, qui devaient être horribles, les plaies s'envenimant toujours aux premières rigueurs du froid. Toutes ces figures pâles, tirées, reprirent quelque sérénité. Ces pauvres soldats, contens de revoir leurs camarades, les questionnaient avec une curiosité inquiète sur les événemens qui avaient suivi la bataille de Borodino. Quand ils surent que nous avions bivouaqué à Moscou, il s'en réjouirent de tout leur cœur; et il était aisé de voir que leur plus grande peine venait du regret de n'avoir pu, comme les autres, brûler au bivouac les beaux meubles des riches Moscovites. Napoléon ordonna que chaque voiture de suite prît un de ces malheureux; ce qui fut exécuté. Tout le monde s'y prêta avec un empressement qui toucha beaucoup l'empereur. Ces pauvres blessés disaient avec l'accent de la plus profonde reconnaissance qu'ils étaient beaucoup mieux sur ces bons coussins que dans les voitures de l'ambulance. Nous n'avions pas de peine à le croire. Un lieutenant des cuirassiers qui venait d'être amputé fut mis dans le landau de Sa Majesté, qui voyageait à cheval.

 

Cela répond à tous les reproches de cruauté dont on a si gratuitement chargé la mémoire d'un grand homme qui n'est plus. J'ai lu, mais non pas sans dégoût, que l'empereur faisait quelquefois passer sa voiture sur des blessés dont les cris de douleur ne touchaient pas son cœur. Tout cela est faux et révoltant. Aucune des personnes qui ont servi l'empereur n'ignore sa sollicitude pour les malheureuses victimes de la guerre et les soins qu'il en faisait prendre. Étrangers, ennemis ou Français, tous étaient recommandés aux chirurgiens de l'armée avec le même intérêt.

De temps en temps des explosions effrayantes nous faisaient détourner la tête pour regarder derrière nous. C'étaient des caissons que l'on faisait sauter pour n'être plus embarrassé de les conduire, la marche devenant tous les jours plus pénible. Cela faisait mal, de penser que nous étions réduits à ce point de détresse, qu'il nous fallait jeter notre poudre au vent, pour ne point la laisser à l'ennemi. Mais une réflexion plus douloureuse nous venait à l'esprit à chaque détonation de ce genre; il fallait que la grande armée tirât bien vite à sa ruine, puisque le matériel de l'expédition surchargeait les hommes, et que le nombre des bras employés n'était plus en proportion avec les travaux.

Le 30, l'empereur avait son quartier général dans une pauvre masure qui n'avait ni portes ni fenêtres. Nous eûmes beaucoup de peine à clore à peu près l'endroit qu'il choisit pour coucher. Le froid devenait plus vif et les nuits étaient glaciales; les petites palissades fortifiées, dont on avait fait des espèces de relais pour la poste, et qui, placées de distance en distance, marquaient les divisions de la route, servaient aussi tous les soirs de quartier impérial. On y dressait à la hâte le lit de l'empereur, et on préparait tant bien que mal un cabinet où il pût travailler avec ses secrétaires, écrire ses différens ordres aux chefs qu'il avait laissés sur les routes et dans les villes.

Notre retraite était souvent contrariée par des partis de cosaques. Ces barbares arrivaient sur nous, la lance en arrêt, et poussaient des hurlemens de bêtes féroces plutôt que des cris humains. Leurs petits chevaux à longue queue frisaient les flancs des différentes divisions. Mais ces attaques assez réitérées n'avaient pas, du moins au commencement de la retraite, de conséquences funestes pour l'armée. Quand un houra était poussé, l'infanterie faisait bonne contenance, serrant les rangs et présentant la baïonnette. C'était l'affaire de la cavalerie de poursuivre ces barbares, qui fuyaient plus vite qu'ils n'étaient arrivés.

Le 6 novembre, avant qu'il ne quittât l'armée, l'empereur reçut la nouvelle de la conspiration Mallet, et tout ce qui s'y rattache. Il fut d'abord étonné, puis fort mécontent, et ensuite se moqua beaucoup de la déconvenue du ministre de la police, le général Savary. Il dit plusieurs fois que, s'il eût été à Paris, personne n'eût bougé; qu'il ne pouvait s'en éloigner sans que tous perdissent la tête à la moindre algarade. Dès ce moment il parla souvent du besoin que Paris avait de sa présence.

À propos du général Savary, un petit fait assez mystifiant pour lui me revient à la mémoire. Après avoir quitté le commandant de la gendarmerie, pour succéder à Fouché dans les fonctions de ministre de la police, il eut une petite discussion avec un des aides-de-camp de l'empereur. Comme il menaçait son interlocuteur, celui-ci lui répondit: «Tu crois toujours avoir des menottes dans tes poches.»

Le 8 novembre, la neige tombait, le jour était sombre, le froid rigoureux, le vent violent, et les routes se couvraient de verglas; les chevaux ne pouvaient avancer, leurs mauvais fers usés ne pouvant avoir prise sur ce sol glissant. Ces pauvres animaux étaient exténués; il fallait à force de bras pousser les roues afin d'alléger un peu leurs fardeaux. Il y a dans ce souffle vigoureux qui sort des naseaux d'un cheval fatigué, dans cette tension des jarrets et ces prodigieux efforts des reins, quelque chose qui donne à un haut degré l'idée de la force; mais la muette résignation de ces animaux, quand on les sait surchargés, nous inspire de la pitié, et nous fait repentir d'abuser de tant de courage. L'empereur à pied, au milieu de sa maison, un bâton à la main, marche avec peine dans ces chemins glissans. Mais il encourage les uns et les autres par des paroles bienveillantes. Nous nous sentions pleins de bon vouloir. Qui se serait plaint alors eût été bien mal venu de tout le monde. Nous arrivâmes en vue de Smolensk. L'empereur était le moins abattu. Il était pâle, mais sa figure était calme; rien dans ses traits qui laissât percer ses souffrances morales, car il fallait qu'elles fussent bien violentes pour qu'on pût s'en apercevoir en public. Les chemins étaient jonchés d'hommes et de chevaux que la fatigue ou la faim avait tués. Les hommes passaient outre en détournant les yeux; quant aux chevaux, ils étaient de bonne prise pour nos soldats affamés.

Nous arrivâmes enfin à Smolensk le 9. L'empereur logea dans une belle maison de la place Neuve. Quoique cette ville importante eut beaucoup souffert depuis notre passage, elle offrait encore des ressources; on y trouva pour la maison de l'empereur et pour les officiers des provisions de toute espèce; mais l'empereur ne tint guère compte de cette abondance pour ainsi dire privilégiée, quand il apprit que l'armée manquait de viande et de fourrages. À cette nouvelle il s'emporta jusqu'à la fureur: jamais je ne le vis sortir si violemment de son caractère. Il manda le munitionnaire qui avait été chargé des approvisionnemens. L'empereur l'apostropha d'une façon si peu mesurée que ce dernier pâlit, et ne trouva pas de mot pour se justifier. L'empereur insista avec plus de violence, laissant échapper de terribles menaces. J'entendais les cris d'une chambre voisine. Je sus depuis que le munitionnaire s'était jeté aux genoux de Sa Majesté pour obtenir sa grâce. L'empereur, revenu de son emportement, lui pardonna. Jamais, il est vrai, il n'avait sympathisé plus vivement avec les souffrances de son armée; jamais il ne souffrit plus de l'impuissance où il était de lutter contre tant d'infortunes.

Le 14, nous reprîmes la route que nous avions parcourue quelques mois auparavant sous de meilleurs auspices. Le thermomètre marquait vingt degrés de froid. Un grand espace nous séparait encore de la France. Après une marche lente et pénible, l'empereur arrive à Krasnoi. Il fut obligé d'aller lui-même avec sa garde au-devant de l'ennemi pour dégager le prince d'Eckmühl. Il passa au travers du feu de l'ennemi, entouré par sa vieille garde, qui serrait autour de son chef ses pelotons dans lesquels la mitraille faisait de larges entailles. C'est un des plus grands exemples que nous donne l'histoire du dévouement et de l'amour de plusieurs milliers d'hommes pour un seul. Au fort du feu, la musique jouait l'air, Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille? Napoléon l'interrompit, dit-on, en s'écriant: «Dites plutôt: Veillons au salut de l'empire. Il est difficile d'imaginer quelque chose de plus grand.

L'empereur revint de ce combat très-fatigué. Il avait passé plusieurs nuits sans prendre aucun repos, écoutant les rapports qui lui étaient faits sur l'état de l'armée, expédiant les ordres nécessaires pour procurer des alimens aux soldats, mettant en mouvement les différens corps qui devaient soutenir la retraite. Jamais son inconcevable activité ne trouva plus à faire: jamais aussi il n'eut le cœur plus haut qu'au milieu de tous ces malheurs, dont il paraissait sentir la pesante responsabilité.

C'est entre Orcha et le Borysthène que les voitures qui ne pouvaient plus avoir de chevaux furent brûlées. Le tumulte et le découragement étaient tels sur les derrières de l'armée que la plupart des traîneurs jetaient là leurs armes, comme un fardeau gênant et inutile. Une espèce de police militaire fut exercée par ordre de l'empereur pour arrêter autant que possible le désordre. Les officiers de gendarmerie furent chargés de ramener de force ceux qui abandonnaient leurs corps; souvent ils étaient obligés de les pousser l'épée dans les reins pour les faire avancer. L'excès de la détresse avait gâté l'esprit du soldat, naturellement bon et sympathisant, au point que les plus misérables semaient à dessein le désordre pour arracher à leurs compagnons mieux nippés soit un manteau, soit quelques vivres. «Voilà les Cosaques,» tel était ordinairement leur cri d'alarme. Quand ces manœuvres coupables étaient connues, et que nos soldats revenaient de leur méprise, alors il en résultait des représailles, et le tumulte était à son comble.

Le corps du maréchal Davoust était un des plus maltraités de l'armée. De soixante-dix mille hommes dont il se composait en partant, il ne lui en restait plus que quatre à cinq mille qui tous mouraient de faim. Le maréchal lui-même était exténué; il n'avait ni linge ni pain; le besoin et les fatigues de toutes sortes lui avaient horriblement maigri le visage; toute sa personne faisait pitié. Ce brave maréchal, qui vingt fois avait échappé aux boulets russes, se voyait mourir de faim. Un de ses soldat lui présenta un pain; il se jeta dessus et le dévora. Aussi était-il celui de tous qui se contînt le moins; en essuyant sa moustache où le givre s'était condensé, il déblaterait avec l'accent de la colère contre le mauvais destin qui les avait jetés dans trente degrés de froid; car la modération dans les paroles était assez difficile à garder, quand on souffrait tant.

Depuis quelque temps l'empereur était dans une vive inquiétude sur le sort du maréchal Ney, qui avait été coupé et devait se frayer un passage au milieu des Russes qui nous suivaient de chaque côté. Plus le temps s'écoulait, plus les alarmes étaient vives; l'empereur demandait à chaque instant si l'on n'avait pas vu Ney, s'accusant lui-même d'avoir trop exposé ce brave général, s'enquérant de lui comme d'un bon ami que l'on a perdu; toute l'armée partageait et manifestait les mêmes inquiétudes; il semblait que ce brave seul fût en danger. Quelques-uns le regardant comme perdu, et voyant l'ennemi menacer les ponts du Borysthène, proposèrent de les rompre: il n'y eut qu'un cri dans toute l'armée pour s'y opposer. Le 20, l'empereur, que cette idée jetait dans le dernier abattement, arriva à Basanoni. Il dînait avec le prince de Neufchâtel et le duc de Dantzick, quand le général Gourgaud accourt annoncer à Sa Majesté que le maréchal Ney et les siens ne sont plus qu'à quelques lieues de nous; l'empereur s'écrie, dans une joie facile à concevoir: Est-il vrai? M. Gourgaud lui donne des détails qui sont bientôt répandus dans tout le camp. Cette nouvelle remet la joie au cœur de tous; chacun s'aborde avec empressement; il semble qu'on ait retrouvé un frère; on se redit le courage héroïque qu'il a déployé, les talens dont il fit preuve en sauvant sa troupe à travers les glaces, les ravins, et les ennemis. Il est vrai de dire, à l'immortelle gloire du maréchal Ney, que selon l'avis que j'ai entendu émettre à nos plus illustres guerriers, sa défense est un fait d'armes dont l'antiquité n'offre pas d'exemple. Le cœur de nos soldats palpita d'enthousiasme; et ce jour on retrouva les émotions des plus beaux jours de victoire! Ney et sa division ont gagné l'immortalité à ce prodigieux effort de vaillance et d'énergie. Tant mieux pour le peu de survivans de cette poignée de braves qui peuvent lire les grandes choses qu'ils ont faites, dans ces annales dictées par eux. Sa Majesté avait dit plusieurs fois: «Je donnerais tout l'argent que j'ai dans les caves des Tuileries pour que mon brave Ney fût à mes côtés.»

 

Ce fut le prince Eugène qui eut l'honneur d'aller à la rencontre du maréchal Ney avec un corps de quatre mille braves; le maréchal Mortier lui avait disputé cette faveur, car entre ces hommes illustres il n'y eut jamais que d'aussi nobles rivalités. Le danger était immense; le canon du prince Eugène fut un signal compris du maréchal, qui y fit répondre par des feux de peloton. Les deux corps se rencontrèrent, et ne s'étaient pas encore joints que le maréchal Ney et le prince Eugène étaient dans les bras l'un de l'autre; on dit que ce dernier pleurait de joie. De pareils traits font paraître cet horrible tableau un peu moins rembruni.

Jusqu'à la Bérésina, notre marche ne fut qu'une suite de petits combats et de grandes privations.

L'empereur passa une nuit à Caniwki, dans une cabane de bois où il n'y avait que deux chambres; celle du fond fut choisie pour lui, dans l'autre tout le service coucha pêle-mêle; j'étais plus heureux, puisque je couchais dans celle de Sa Majesté; mais plusieurs fois pendant la nuit je fus obligé, par mon service, de passer dans cette chambre, et alors il me fallut enjamber les dormeurs excédés de fatigue; quoique je prisse grande attention à ne pas les blesser, ils étaient tellement serrés qu'il m'était impossible de ne pas poser le pied sur des jambes ou sur des bras.

Dans la retraite de Moscou, l'empereur marchait à pied, enveloppé de sa pelisse, et la tête couverte d'un bonnet russe qui nouait sous le menton; je marchais souvent auprès du brave maréchal Lefebvre qui avait beaucoup d'affection pour moi; il me disait dans son français allemand, en me parlant de l'empereur: «Il est entouré d'un tas de b… qui ne lui disent pas la vérité; il ne distingue pas assez ses bons de ses mauvais serviteurs. Comment sortira-t-il de là, ce pauvre empereur que j'aime? je suis toujours en crainte de ses jours; s'il ne fallait, pour le sauver, que mon sang, je le répandrais goutte à goutte; mais cela n'y changerait rien, et peut-être aura-t-il encore besoin de moi.»

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