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Oeuvres complètes de Guy de Maupassant – volume 10

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Elle ne répondit rien, confuse comme si on eût pu deviner qu’elle avait rêvé de lui.

On prépara ce dîner avec autant de sollicitude que celui de Lesable autrefois. Cachelin discutait les plats, voulait que ce fût bien, et comme si une confiance inavouée, encore indécise, eût surgi dans son cœur, il semblait plus gai, tranquillisé par quelque prévision secrète et sûre.

Toute la journée du dimanche, il surveilla les préparatifs avec agitation, tandis que Lesable traitait une affaire urgente apportée la veille du bureau. On était dans la première semaine de novembre et le jour de l’an approchait.

A sept heures, Maze arriva, plein de bonne humeur. Il entra comme chez lui et offrit, avec un compliment, un gros bouquet de roses à Cora. Il ajouta, de ce ton familier des gens habitués au monde: «Il me semble, madame, que je vous connais un peu, et que je vous ai connue toute petite fille, car voici bien des années que votre père me parle de vous.»

Cachelin, en apercevant les fleurs, s’écria:

«Ça, au moins, c’est distingué.» Et sa fille se rappela que Lesable n’en avait point apporté le jour de sa présentation. Le beau commis semblait enchanté, riait en bon enfant, qui vient pour la première fois chez de vieux amis, et lançait à Cora des galanteries discrètes qui lui empourpraient les joues.

Il la trouva fort désirable. Elle le jugea fort séduisant. Quand il fut parti, Cachelin demanda: «Hein! quel bon zig, et quel sacripan ça doit faire! Il paraît qu’il enjôle toutes les femmes.»

Cora, moins expansive, avoua cependant qu’elle le trouvait «aimable et pas si poseur qu’elle aurait cru».

Lesable, qui semblait moins las et moins triste que de coutume, convint qu’il l’avait «méconnu» dans les premiers temps.

Maze revint avec réserve d’abord, puis plus souvent. Il plaisait à tout le monde. On l’attirait, on le soignait. Cora lui faisait les plats qu’il aimait. Et l’intimité des trois hommes fut bientôt si vive qu’ils ne se quittaient plus guère. Le nouvel ami emmenait la famille au théâtre, en des loges obtenues par les journaux.

On retournait à pied, la nuit, le long des rues pleines de monde, jusqu’à la porte du ménage Lesable. Maze et Cora marchaient devant, d’un pas égal, hanche à hanche, balancés d’un même mouvement, d’un même rythme, comme deux êtres créés pour aller côte à côte dans la vie. Ils parlaient à mi-voix, car ils s’entendaient à merveille, en riant d’un rire étouffé; et parfois la jeune femme se retournait pour jeter derrière elle un coup d’œil sur son père et son mari.

Cachelin les couvrait d’un regard bienveillant, et souvent, sans songer qu’il parlait à son gendre, il déclarait: «Ils ont bonne tournure tout de même, ça fait plaisir de les voir ensemble.» Lesable répondait tranquillement: «Ils sont presque de la même taille», et heureux de sentir que son cœur battait moins fort, qu’il soufflait moins en marchant vite et qu’il était en tout plus gaillard, il laissait s’évanouir peu à peu sa rancune contre son beau-père dont les quolibets méchants avaient d’ailleurs cessé depuis quelque temps.

Au jour de l’an il fut nommé commis principal. Il en éprouva une joie si véhémente, qu’il embrassa sa femme en rentrant, pour la première fois depuis six mois. Elle en parut tout interdite, gênée comme s’il eût fait une chose inconvenante; et elle regarda Maze qui était venu pour lui présenter, à l’occasion du premier janvier, ses hommages et ses souhaits. Il eut l’air lui-même embarrassé et il se tourna vers la fenêtre, en homme qui ne veut pas voir.

Mais Cachelin bientôt redevint irritable et mauvais, et il recommença à harceler son gendre de plaisanteries. Parfois même il attaquait Maze, comme s’il lui en eût voulu aussi de la catastrophe suspendue sur eux et dont la date inévitable se rapprochait à chaque minute.

Seule, Cora paraissait tout à fait tranquille, tout à fait heureuse, tout à fait radieuse. Elle avait oublié, semblait-il, le terme menaçant, et si proche.

On atteignit mars. Tout espoir semblait perdu, car il y aurait trois ans, au vingt juillet, que tante Charlotte était morte.

Un printemps précoce faisait germer la terre; et Maze proposa à ses amis de faire une promenade au bord de la Seine, un dimanche, pour cueillir des violettes dans les buissons.

Ils partirent par un train matinal et descendirent à Maisons-Laffitte. Un frisson d’hiver courait encore dans les branches nues, mais l’herbe reverdie, luisante, était déjà tachée de fleurs blanches et bleues; et les arbres fruitiers sur les coteaux semblaient enguirlandés de roses, avec leurs bras maigres couverts de bourgeons épanouis.

La Seine, lourde, coulait, triste et boueuse des pluies dernières, entre ses berges rongées par les crues de l’hiver; et toute la campagne trempée d’eau, semblant sortir d’un bain, exhalait une saveur d’humidité douce sous la tiédeur des premiers jours de soleil.

On s’égara dans le parc. Cachelin, morne, tapait de sa canne des mottes de terre, plus accablé que de coutume, songeant plus amèrement, ce jour-là, à leur infortune bientôt complète. Lesable, morose aussi, craignait de se mouiller les pieds dans l’herbe, tandis que sa femme et Maze cherchaient à faire un bouquet. Cora, depuis quelques jours, semblait souffrante, lasse et pâlie.

Elle fut tout de suite fatiguée et voulut rentrer pour déjeuner. On gagna un petit restaurant contre un vieux moulin croulant; et le déjeuner traditionnel des Parisiens en sortie fut bientôt servi sous la tonnelle, sur la table de bois vêtue de deux serviettes, et tout près de la rivière.

On avait croqué des goujons frits, mâché le bœuf entouré de pommes de terre, et on passait le saladier plein de feuilles vertes, quand Cora se leva brusquement, et se mit à courir vers la berge, en tenant à deux mains sa serviette sur sa bouche.

Lesable, inquiet, demanda: «Qu’est-ce qu’elle a donc?» Maze, troublé, rougit, balbutia: «Mais… je ne sais pas… elle allait bien tout à l’heure!» et Cachelin demeurait effaré, la fourchette en l’air avec une feuille de salade au bout.

Il se leva, cherchant à voir sa fille. En se penchant, il l’aperçut la tête contre un arbre, malade. Un soupçon rapide lui coupa les jarrets et il s’abattit sur sa chaise, jetant des regards effarés sur les deux hommes qui semblaient maintenant aussi confus l’un que l’autre. Il les fouillait de son œil anxieux, n’osant plus parler, fou d’angoisse et d’espérance.

Un quart d’heure s’écoula dans un silence profond. Et Cora reparut, un peu pâle, marchant avec peine. Personne ne l’interrogea d’une façon précise; chacun paraissait deviner un événement heureux, pénible à dire, brûler de le savoir et craindre de l’apprendre. Seul Cachelin lui demanda: «Ça va mieux?» Elle répondit: «Oui, merci, ce n’était rien. Mais nous rentrerons de bonne heure, j’ai un peu de migraine.»

Et pour repartir, elle prit le bras de son mari comme pour signifier quelque chose de mystérieux qu’elle n’osait avouer encore.

On se sépara dans la gare Saint-Lazare. Maze, prétextant une affaire dont le souvenir lui revenait, s’en alla après avoir salué et serré les mains.

Dès que Cachelin fut seul avec sa fille et son gendre il demanda: «Qu’est-ce que tu as eu pendant le déjeuner?»

Mais Cora ne répondit point d’abord; puis, après avoir hésité quelque temps: «Ce n’était rien. Un petit mal de cœur.»

Elle marchait d’un pas alangui, avec un sourire sur les lèvres. Lesable, mal à l’aise, l’esprit troublé, hanté d’idées confuses, contradictoires, plein d’appétits de luxe, de colère sourde, de honte inavouable, de lâcheté jalouse, faisait comme ces dormeurs qui ferment les yeux au matin pour ne point voir le rayon de lumière glissant entre les rideaux et qui coupe leur lit d’un trait brillant.

Dès qu’il fut rentré, il parla d’un travail à finir et s’enferma.

Alors Cachelin, posant les deux mains sur les épaules de sa fille: «Tu es enceinte, hein?»

Elle balbutia: «Oui, je le crois. Depuis deux mois.»

Elle n’avait point fini de parler qu’il bondissait d’allégresse; puis il se mit à danser autour d’elle un cancan de bal public, vieux ressouvenir de ses jours de garnison. Il levait la jambe, sautait malgré son ventre, secouait l’appartement tout entier. Les meubles se balançaient, les verres se heurtaient dans le buffet, la suspension oscillait et vibrait comme la lampe d’un navire.

Puis il prit dans ses bras sa fille chérie et l’embrassa frénétiquement; puis, lui jetant d’une façon familière une petite tape sur le ventre: «Ah! ça y est, enfin! L’as-tu dit à ton mari?»

Elle murmura, intimidée tout à coup: «Non… pas encore… je… j’attendais.»

Mais Cachelin s’écria: «Bon, c’est bon. Ça te gêne. Attends, je vais le lui dire, moi!»

Et il se précipita dans l’appartement de son gendre. En le voyant entrer, Lesable, qui ne faisait rien, se dressa. Mais l’autre ne lui laissa pas le temps de se reconnaître: «Vous savez que votre femme est grosse?»

L’époux, interdit, perdait contenance, et ses pommettes devinrent rouges.

«Quoi? Comment? Cora? Vous dites?

– «Je dis qu’elle est grosse, entendez-vous? En voilà une chance!»

Et dans sa joie, il lui prit les mains, les serra, les secoua, comme pour le féliciter, le remercier; il répétait: «Ah! enfin, ça y est. C’est bien! c’est bien! Songez donc, la fortune est à nous.» Et, n’y tenant plus, il le serra dans ses bras.

Il criait: «Plus d’un million, songez, plus d’un million!» Il se remit à danser, puis soudain: «Mais venez donc, elle vous attend: venez l’embrasser, au moins!» et le prenant à plein corps, il le poussa devant lui et le lança comme une balle dans la salle où Cora était restée, debout, inquiète, écoutant.

Dès qu’elle aperçut son mari, elle recula, étranglée par une brusque émotion. Il restait devant elle, pâle et torturé. Il avait l’air d’un juge et elle d’une coupable.

 

Enfin il dit: «Il paraît que tu es enceinte?»

Elle balbutia d’une voix tremblante: «Ça en a l’air.»

Mais Cachelin les saisit tous les deux par le cou et il les colla l’un à l’autre, nez à nez, en criant: «Embrassez-vous donc, nom d’un chien! Ça en vaut bien la peine.»

Et, quand il les eut lâchés, il déclara, débordant d’une joie folle: «Enfin, c’est partie gagnée! Dites donc, Léopold, nous allons tout de suite acheter une propriété à la campagne. Là, au moins, vous pourrez remettre votre santé.»

A cette idée, Lesable tressaillit. Son beau-père reprit: «Nous y inviterons M. Torchebeuf avec sa dame, et comme le sous-chef est au bout de son rouleau, vous pourrez prendre sa succession. C’est un acheminement.»

Lesable voyait les choses, à mesure que parlait Cachelin; il se voyait lui-même, recevant le chef, devant une jolie propriété blanche, au bord de la rivière. Il avait une veste de coutil, et un panama sur la tête.

Quelque chose de doux lui entrait dans le cœur à cette espérance, quelque chose de tiède et de bon qui semblait se mêler à lui, le rendre léger et déjà mieux portant.

Il sourit, sans répondre encore.

Cachelin, grisé d’espoirs, emporté dans les rêves, continuait: «Qui sait? nous pourrons prendre de l’influence dans le pays. Vous serez peut-être député. Dans tous les cas, nous pourrons voir la société de l’endroit, et nous payer des douceurs. Vous aurez un petit cheval et un panier pour aller chaque jour à la gare.»

Des images de luxe, d’élégance et de bien-être s’éveillaient dans l’esprit de Lesable. La pensée qu’il conduirait lui-même une mignonne voiture, comme ces gens riches dont il avait si souvent envié le sort, détermina sa satisfaction. Il ne put s’empêcher de dire: «Ah! ça, oui, c’est charmant, par exemple.»

Cora, le voyant gagné, souriait aussi, attendrie et reconnaissante; et Cachelin, qui ne distinguait plus d’obstacles, déclara:

«Nous allons dîner au restaurant. Sacristi! il faut nous payer une petite noce.»

Ils étaient un peu gris en rentrant tous les trois, et Lesable, qui voyait double et dont toutes les idées dansaient, ne put regagner son cabinet noir. Il se coucha, peut-être par mégarde, peut-être par oubli, dans le lit encore vide où allait entrer sa femme. Et toute la nuit il lui sembla que sa couche oscillait comme un bateau, tanguait, roulait et chavirait. Il eut même un peu le mal de mer.

Il fut bien surpris, en s’éveillant, de trouver Cora dans ses bras.

Elle ouvrit les yeux, sourit, et l’embrassa avec un élan subit, plein de gratitude et d’affection. Puis elle lui dit, de cette voix douce qu’ont les femmes dans leurs câlineries: «Si tu veux être bien gentil, tu n’iras pas aujourd’hui au ministère. Tu n’as plus besoin d’être si exact, puisque nous allons être très riches. Et nous partirions encore à la campagne, tous les deux tout seuls.»

Il se sentait reposé, plein de ce bien-être las qui suit les courbatures des fêtes, et engourdi dans la chaleur de la couche. Il éprouvait une envie lourde de rester là longtemps, de ne plus rien faire que de vivre tranquille dans la mollesse. Un besoin de paresse inconnu et puissant paralysait son âme, envahissait son corps. Et une pensée vague, continue, heureuse, flottait en lui: «Il allait être riche, indépendant.»

Mais tout à coup une peur le saisit, et il demanda tout bas, comme s’il eût craint que ses paroles fussent entendues par les murs: «Es-tu bien sûre d’être enceinte, au moins?»

Elle le rassura tout de suite: «Oh! oui, va. Je ne me suis pas trompée.»

Et lui, un peu inquiet encore, se mit à la tâter doucement. Il parcourait de la main son ventre enflé. Il déclara: «Oui, c’est vrai, – mais tu ne seras pas accouchée avant la date. On contestera peut-être notre droit.»

A cette supposition une colère la prit. – Ah! mais non, par exemple, on n’allait pas la chicaner maintenant, après tant de misères, de peines et d’efforts, ah, mais non! – Elle s’était assise, bouleversée par l’indignation.

«Allons de suite chez le notaire,» dit-elle.

Mais il fut d’avis de se procurer d’abord un certificat de médecin. Ils retournèrent donc chez le docteur Lefilleul.

Il les reconnut aussitôt et demanda: «Eh bien, avez-vous réussi?»

Ils rougirent tous deux jusqu’aux oreilles, et Cora, perdant un peu contenance, balbutia: «Je crois que oui, monsieur.»

Le médecin se frottait les mains: «Je m’y attendais, je m’y attendais. Le moyen que je vous ai indiqué ne manque jamais, à moins d’incapacité radicale d’un des conjoints.»

Quand il eut examiné la jeune femme il déclara: «Ça y est, bravo!»

Et il écrivit sur une feuille de papier: «Je soussigné, docteur en médecine de la Faculté de Paris, certifie que Madame Léopold Lesable, née Cachelin, présente tous les symptômes d’une grossesse datant de trois mois environ.»

Puis, se tournant vers Lesable: «Et vous? Cette poitrine, et ce cœur?» Il l’ausculta et le trouva tout à fait guéri.

Ils repartirent, heureux et joyeux, bras à bras, d’un pied léger. Mais en route, Léopold eut une idée: «Tu ferais peut-être bien, avant d’aller chez le notaire, de passer une ou deux serviettes dans la ceinture, ça tirera l’œil et ça vaudra mieux. Il ne croira pas que nous voulons gagner du temps.»

Ils rentrèrent donc, et il déshabilla lui-même sa femme pour lui ajuster un flanc trompeur. Dix fois de suite il changea les serviettes de place, et il s’éloignait de quelques pas afin de constater l’effet, cherchant à obtenir une vraisemblance absolue.

Lorsqu’il fut content du résultat, ils repartirent, et dans la rue il semblait fier de promener ce ventre en bosse qui attestait sa virilité.

Le notaire les reçut avec bienveillance. Puis il écouta leur explication, parcourut de l’œil le certificat, et comme Lesable insistait: «Du reste, monsieur, il suffit de la voir une seconde», il jeta un regard convaincu sur la taille épaisse et pointue de la jeune femme.

Ils attendaient, anxieux; l’homme de loi déclara: «Parfaitement. Que l’enfant soit né ou à naître, il existe, et il vit. Donc, nous surseoirons à l’exécution du testament jusqu’à l’accouchement de madame.»

En sortant de l’étude, ils s’embrassèrent dans l’escalier, tant leur joie était véhémente.

VII

Depuis cette heureuse découverte, les trois parents vivaient dans une union parfaite. Ils étaient d’humeur gaie, égale et douce. Cachelin avait retrouvé toute son ancienne jovialité, et Cora accablait de soins son mari. Lesable aussi semblait un autre homme, toujours content, et bon enfant comme jamais il ne l’avait été.

Maze venait moins souvent et semblait, à présent, mal à son aise dans la famille; on le recevait toujours bien, avec plus de froideur cependant, car le bonheur est égoïste et se passe des étrangers.

Cachelin lui-même paraissait éprouver une certaine hostilité secrète contre le beau commis qu’il avait, quelques mois plus tôt, introduit avec empressement dans le ménage. Ce fut lui qui annonça à cet ami la grossesse de Coralie. Il la lui dit brusquement: «Vous savez, ma fille est enceinte!»

Maze, jouant la surprise, répliqua: «Ah bah! vous devez être bien heureux.»

Cachelin répondit: «Parbleu!» et remarqua que son collègue, au contraire, ne paraissait point enchanté. Les hommes n’aiment guère voir en cet état, que ce soit ou non par leur faute, les femmes dont ils sont les fidèles.

Tous les dimanches, cependant, Maze continuait à dîner dans la maison. Mais les soirées devenaient pénibles à passer ensemble, bien qu’aucun désaccord grave n’eût surgi; et cet étrange embarras grandissait de semaine en semaine. Un soir même, comme il venait de sortir, Cachelin déclara d’un air furieux: «En voilà un qui commence à m’embêter!»

Et Lesable répondit: «Le fait est qu’il ne gagne pas à être beaucoup connu.» Cora avait baissé les yeux. Elle ne donna pas son avis. Elle semblait toujours gênée en face du grand Maze qui, de son côté, paraissait presque honteux près d’elle, ne la regardait plus en souriant comme jadis, n’offrait plus de soirées au théâtre, et semblait porter, ainsi qu’un fardeau nécessaire, cette intimité naguère si cordiale.

Mais un jeudi, à l’heure du dîner, quand son mari rentra du bureau, Cora lui baisa les favoris avec plus de câlinerie que de coutume, et elle lui murmura dans l’oreille:

– «Tu vas peut-être me gronder?

– «Pourquoi ça?

– «C’est que… M. Maze est venu pour me voir tantôt. Et moi, comme je ne veux pas qu’on jase sur mon compte, je l’ai prié de ne jamais se présenter quand tu ne serais pas là. Il a paru un peu froissé!»

Lesable, surpris, demanda:

– «Eh bien! qu’est-ce qu’il a dit?

– «Oh! il n’a pas dit grand’chose, seulement cela ne m’a pas plu tout de même, et je l’ai prié alors de cesser complètement ses visites. Tu sais bien que c’est papa et toi qui l’aviez amené ici, moi je n’y suis pour rien. Aussi, je craignais de te mécontenter en lui fermant la porte.»

Une joie reconnaissante entrait dans le cœur de son mari:

«Tu as bien fait, très bien fait. Et même je t’en remercie.»

Elle reprit, pour bien établir la situation des deux hommes, qu’elle avait réglée d’avance: «Au bureau, tu feras semblant de ne rien savoir, et tu lui parleras comme par le passé: seulement il ne viendra plus ici.»

Et Lesable, prenant avec tendresse sa femme dans ses bras, la bécota longtemps sur les yeux et sur les joues. Il répétait: «Tu es un ange!.. tu es un ange!» Et il sentait contre son ventre la bosse de l’enfant déjà fort.

VIII

Rien de nouveau ne survint jusqu’au terme de la grossesse.

Cora accoucha d’une fille dans les derniers jours de septembre. Elle fut appelée Désirée; mais, comme on voulait faire un baptême solennel, on décida qu’il n’aurait lieu que l’été suivant, dans la propriété qu’ils allaient acheter.

Ils la choisirent à Asnières, sur le coteau qui domine la Seine.

De grands événements s’étaient accomplis pendant l’hiver. Aussitôt l’héritage acquis, Cachelin avait réclamé sa retraite, qui fut aussitôt liquidée, et il avait quitté le bureau. Il occupait ses loisirs à découper, au moyen d’une fine scie mécanique, des couvercles de boîtes à cigares. Il en faisait des horloges, des coffrets, des jardinières, toutes sortes de petits meubles étranges. Il se passionnait pour cette besogne, dont le goût lui était venu en apercevant un marchand ambulant travailler ainsi ces plaques de bois, sur l’avenue de l’Opéra. Et il fallait que tout le monde admirât chaque jour ses dessins nouveaux, d’une complication savante et puérile.

Lui-même, émerveillé devant son œuvre, répétait sans cesse: «C’est étonnant ce qu’on arrive à faire!»

Le sous-chef, M. Rabot, étant mort enfin, Lesable remplissait les fonctions de sa charge, bien qu’il n’en reçût pas le titre, car il n’avait point le temps de grade nécessaire depuis sa dernière nomination.

Cora était devenue tout de suite une femme différente, plus réservée, plus élégante, ayant compris, deviné, flairé toutes les transformations qu’impose la fortune.

Elle fit, à l’occasion du jour de l’an, une visite à l’épouse du chef, grosse personne restée provinciale après trente-cinq ans de séjour à Paris, et elle mit tant de grâce et de séduction à la prier d’être la marraine de son enfant, que Mme Torchebeuf accepta. Le grand-père Cachelin fut parrain.

La cérémonie eut lieu un dimanche éclatant de juin. Tout le bureau était convié, sauf le beau Maze, qu’on ne voyait plus.

A neuf heures, Lesable attendait devant la gare le train de Paris, tandis qu’un groom en livrée à gros boutons dorés tenait par la bride un poney dodu devant un panier tout neuf.

La machine au loin siffla, puis apparut, traînant son chapelet de voitures d’où s’échappa un flot de voyageurs.

M. Torchebeuf sortit d’un wagon de première classe, avec sa femme en toilette éclatante, tandis que d’un wagon de deuxième, Pitolet et Boissel descendaient. On n’avait point osé inviter le père Savon, mais il était entendu qu’on le rencontrerait par hasard, dans l’après-midi, et qu’on l’amènerait dîner avec l’assentiment du chef.

Lesable s’élança au-devant de son supérieur, qui s’avançait tout petit dans sa redingote fleurie par sa grande décoration pareille à une rose rouge épanouie. Son crâne énorme, surmonté d’un chapeau à larges ailes, écrasait son corps chétif, lui donnait un aspect de phénomène; et sa femme, en se haussant un rien sur la pointe des pieds, pouvait regarder sans peine par-dessus sa tête.

Léopold, radieux, s’inclinait, remerciait. Il les fit monter dans le panier, puis courant vers ses deux collègues qui s’en venaient modestement derrière, il leur serra les mains en s’excusant de ne les pouvoir porter aussi dans sa voiture trop petite: «Suivez le quai, vous arriverez devant ma porte: Villa Désirée, la quatrième après le tournant. Dépêchez-vous.»

 

Et, montant dans sa voiture, il saisit les guides et partit, tandis que le groom sautait lestement sur le petit siège de derrière.

La cérémonie eut lieu dans les meilleures conditions. Puis on rentra pour déjeuner. Chacun, sous sa serviette, trouva un cadeau proportionné à l’importance de l’invité. La marraine eut un bracelet d’or massif, son mari une épingle de cravate en rubis, Boissel un portefeuille en cuir de Russie, et Pitolet une superbe pipe d’écume. C’était Désirée, disait-on, qui offrait ces présents à ses nouveaux amis.

Mme Torchebeuf, rouge de confusion et de plaisir, mit à son gros bras le cercle brillant, et comme le chef avait une mince cravate noire qui ne pouvait porter l’épingle, il piqua le bijou sur le revers de sa redingote, au-dessous de la Légion d’honneur, comme autre croix d’ordre inférieur.

Par la fenêtre, on découvrait un grand ruban de rivière, montant vers Suresnes, le long des berges plantées d’arbres. Le soleil tombait en pluie sur l’eau, en faisait un fleuve de feu. Le commencement du repas fut grave, rendu sérieux par la présence de M. et Mme Torchebeuf. Puis on s’égaya. Cachelin lâchait des plaisanteries de poids, qu’il se sentait permises, étant riche; et on riait.

De Pitolet ou de Boissel, elles auraient certainement choqué.

Au dessert, il fallut apporter l’enfant, que chaque convive embrassa. Noyé dans une neige de dentelles, il regardait ces gens de ses yeux bleus, troubles et sans pensée, et il tournait un peu sa tête bouffie où semblait s’éveiller un commencement d’attention.

Pitolet, au milieu du bruit des voix, glissa dans l’oreille de son voisin Boissel: «Elle a l’air d’une petite Mazette.»

Le mot courut au ministère, le lendemain.

Cependant, deux heures venaient de sonner; on avait bu les liqueurs, et Cachelin proposa de visiter la propriété, puis d’aller faire un tour au bord de la Seine.

Les convives, en procession, circulèrent de pièce en pièce, depuis la cave jusqu’au grenier, puis ils parcoururent le jardin, d’arbre en arbre, de plante en plante, puis on se divisa en deux bandes pour la promenade.

Cachelin, un peu gêné près des dames, entraîna Boissel et Pitolet dans les cafés de la rive, tandis que Mmes Torchebeuf et Lesable, avec leurs maris, remonteraient sur l’autre berge, des femmes honnêtes ne pouvant se mêler au monde débraillé du dimanche.

Elles allaient avec lenteur, sur le chemin de halage, suivies des deux hommes qui causaient gravement du bureau.

Sur le fleuve, des yoles passaient, enlevées à longs coups d’aviron par des gaillards aux bras nus dont les muscles roulaient sous la chair brûlée. Les canotières, allongées sur des peaux de bêtes noires ou blanches, gouvernaient la barre, engourdies sous le soleil, tenant ouvertes sur leur tête, comme des fleurs énormes flottant sur l’eau, des ombrelles de soie rouge, jaune ou bleue. Des cris volaient d’une barque à l’autre, des appels et des engueulades; et un bruit lointain de voix humaines, confus et continu, indiquait, là-bas, la foule grouillante des jours de fête.

Des files de pêcheurs à la ligne restaient immobiles, tout le long de la rivière; tandis que des nageurs presque nus, debout dans de lourdes embarcations de pêcheurs, piquaient des têtes, remontaient sur leurs bateaux et ressautaient dans le courant.

Mme Torchebeuf, surprise, regardait. Cora lui dit: «C’est ainsi tous les dimanches. Cela me gâte ce charmant pays.»

Un canot venait doucement. Deux femmes, ramant, traînaient deux gaillards couchés au fond. Une d’elles cria vers la berge: «Ohé! ohé! les femmes honnêtes! J’ai un homme à vendre, pas cher, voulez-vous?»

Cora, se détournant avec mépris, passa son bras sous celui de son invitée: «On ne peut même rester ici, allons-nous-en. Comme ces créatures sont infâmes!»

Et elles repartirent. M. Torchebeuf disait à Lesable: «C’est entendu pour le 1er janvier. Le directeur me l’a formellement promis.»

Et Lesable répondait: «Je ne sais comment vous remercier, mon cher maître.»

En rentrant, ils trouvèrent Cachelin, Pitolet et Boissel riant aux larmes et portant presque le père Savon, trouvé sur la berge avec une cocotte, affirmaient-ils par plaisanterie.

Le vieux, effaré, répétait: «Ça n’est pas vrai; non, ça n’est pas vrai. Ça n’est pas bien, de dire ça, monsieur Cachelin, ça n’est pas bien.»

Et Cachelin, suffoquant, criait: «Ah! vieux farceur! Tu l’appelais: «Ma petite plume d’oie chérie.» Ah! nous le tenons, le polisson!»

Ces dames elles-mêmes se mirent à rire, tant le bonhomme semblait éperdu.

Cachelin reprit: «Si monsieur Torchebeuf le permet, nous allons le garder prisonnier pour sa peine, et il dînera avec nous?»

Le chef consentit avec bienveillance. Et on continua à rire sur la dame abandonnée par le vieux qui protestait toujours, désolé de cette mauvaise farce.

Ce fut là, jusqu’au soir, un sujet à mots d’esprit inépuisable, qui prêta même à des grivoiseries.

Cora et Mme Torchebeuf, assises sous la tente sur le perron, regardaient les reflets du couchant. Le soleil jetait dans les feuilles une poussière de pourpre. Aucun souffle ne remuait les branches; une paix sereine, infinie, tombait du ciel flamboyant et calme.

Quelques bateaux passaient encore, plus lents, rentrant au garage.

Cora demanda: «Il paraît que ce pauvre M. Savon a épousé une gueuse?»

Mme Torchebeuf, au courant de toutes les choses du bureau, répondit: «Oui, une orpheline beaucoup trop jeune, qui l’a trompé avec un mauvais sujet et qui a fini par s’enfuir avec lui.» Puis la grosse dame ajouta: «Je dis que c’était un mauvais sujet, je n’en sais rien. On prétend qu’ils s’aimaient beaucoup. Dans tous les cas, le père Savon n’est point séduisant.»

Mme Lesable reprit gravement: «Cela n’excuse rien. Le pauvre homme est bien à plaindre. Notre voisin d’à côté, M. Barbou, est dans le même cas. Sa femme s’est éprise d’une sorte de peintre qui passait les étés ici et elle est partie avec lui à l’étranger. Je ne comprends pas qu’une femme tombe jusque-là. A mon avis, il devrait y avoir un châtiment spécial pour de pareilles misérables qui apportent la honte dans une famille.»

Au bout de l’allée, la nourrice apparut, portant Désirée dans ses dentelles. L’enfant venait vers les deux dames, toute rose dans la nuée d’or rouge du soir. Elle regardait le ciel de feu de ce même œil pâle, étonné et vague qu’elle promenait sur les visages.

Tous les hommes, qui causaient plus loin, se rapprochèrent; et Cachelin, saisissant sa petite-fille, l’éleva au bout de ses bras comme s’il eût voulu la porter dans le firmament. Elle se profilait sur le fond brillant de l’horizon avec sa longue robe blanche qui tombait jusqu’à terre.

Et le grand-père s’écria: «Voilà ce qu’il y a de meilleur au monde, n’est-ce pas, père Savon?»

Et le vieux ne répondit pas, n’ayant rien à dire, ou, peut-être, pensant trop de choses.

Un domestique ouvrit la porte du perron, en annonçant: «Madame est servie!»

NOTE.

L’Héritage a paru dans la Vie militaire, mars et avril 1884.

Voir à l’Appendice la nouvelle intitulée: Un Million, où l’on trouvera l’idée première de L’Héritage.

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