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Oeuvres complètes de Guy de Maupassant – volume 10

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EN VOYAGE

A Gustave Toudouze.


I

LE wagon était au complet depuis Cannes; on causait, tout le monde se connaissant. Lorsqu’on passa Tarascon, quelqu’un dit: «C’est ici qu’on assassine.» Et on se mit à parler du mystérieux et insaisissable meurtrier qui, depuis deux ans, s’offre, de temps en temps, la vie d’un voyageur. Chacun faisait des suppositions, chacun donnait son avis; les femmes regardaient en frissonnant la nuit sombre derrière les vitres, avec la peur de voir apparaître soudain une tête d’homme à la portière. Et on se mit à raconter des histoires effrayantes de mauvaises rencontres, des tête-à-tête avec des fous dans un rapide, des heures passées en face d’un personnage suspect.

Chaque homme savait une anecdote à son honneur, chacun avait intimidé, terrassé et garrotté quelque malfaiteur en des circonstances surprenantes, avec une présence d’esprit et une audace admirables. Un médecin, qui passait chaque hiver dans le Midi, voulut à son tour conter une aventure:

– Moi, dit-il, je n’ai jamais eu la chance d’expérimenter mon courage dans une affaire de cette sorte; mais j’ai connu une femme, une de mes clientes, morte aujourd’hui, à qui arriva la plus singulière chose du monde, et aussi la plus mystérieuse et la plus attendrissante.

C’était une Russe, la comtesse Marie Baranow, une très grande dame, d’une exquise beauté. Vous savez comme les Russes sont belles, du moins comme elles nous semblent belles, avec leur nez fin, leur bouche délicate, leurs yeux rapprochés, d’une indéfinissable couleur, d’un bleu gris, et leur grâce froide, un peu dure! Elles ont quelque chose de méchant et de séduisant, d’altier et de doux, de tendre et de sévère, tout à fait charmant pour un Français. Au fond, c’est peut-être seulement la différence de race et de type qui me fait voir tant de choses en elles.

Son médecin, depuis plusieurs années, la voyait menacée d’une maladie de poitrine et tâchait de la décider à venir dans le midi de la France; mais elle refusait obstinément de quitter Pétersbourg. Enfin l’automne dernier, la jugeant perdue, le docteur prévint le mari qui ordonna aussitôt à sa femme de partir pour Menton.

Elle prit le train, seule dans son wagon, ses gens de service occupant un autre compartiment. Elle restait contre la portière, un peu triste, regardant passer les campagnes et les villages, se sentant bien isolée, bien abandonnée dans la vie, sans enfants, presque sans parents, avec un mari dont l’amour était mort et qui la jetait ainsi au bout du monde sans venir avec elle, comme on envoie à l’hôpital un valet malade.

A chaque station, son serviteur Ivan venait s’informer si rien ne manquait à sa maîtresse. C’était un vieux domestique aveuglément dévoué, prêt à accomplir tous les ordres qu’elle lui donnerait.

La nuit tomba, le convoi roulait à toute vitesse. Elle ne pouvait dormir, énervée à l’excès. Soudain la pensée lui vint de compter l’argent que son mari lui avait remis à la dernière minute, en or de France. Elle ouvrit son petit sac et vida sur ses genoux le flot luisant de métal.

Mais tout à coup un souffle d’air froid lui frappa le visage. Surprise, elle leva la tête. La portière venait de s’ouvrir. La comtesse Marie, éperdue, jeta brusquement un châle sur son argent répandu dans sa robe, et attendit. Quelques secondes s’écoulèrent, puis un homme parut, nu-tête, blessé à la main, haletant, en costume de soirée. Il referma la porte, s’assit, regarda sa voisine avec des yeux luisants, puis enveloppa d’un mouchoir son poignet dont le sang coulait.

La jeune femme se sentait défaillir de peur. Cet homme, certes, l’avait vue compter son or, et il était venu pour la voler et la tuer.

Il la fixait toujours, essoufflé, le visage convulsé, prêt à bondir sur elle sans doute.

Il dit brusquement:

– Madame, n’ayez pas peur!

Elle ne répondit rien, incapable d’ouvrir la bouche, entendant son cœur battre et ses oreilles bourdonner.

Il reprit:

– Je ne suis pas un malfaiteur, madame.

Elle ne disait toujours rien, mais, dans un brusque mouvement qu’elle fit, ses genoux s’étant rapprochés, son or se mit à couler sur le tapis comme l’eau coule d’une gouttière.

L’homme, surpris, regardait ce ruisseau de métal, et il se baissa tout à coup pour le ramasser.

Elle, effarée, se leva, jetant à terre toute sa fortune, et elle courut à la portière pour se précipiter sur la voie. Mais il comprit ce qu’elle allait faire, s’élança, la saisit dans ses bras, la fit asseoir de force, et la maintenant par les poignets: «Écoutez-moi, madame, je ne suis pas un malfaiteur, et, la preuve, c’est que je vais ramasser cet argent et vous le rendre. Mais je suis un homme perdu, un homme mort, si vous ne m’aidez à passer la frontière. Je ne puis vous en dire davantage. Dans une heure, nous serons à la dernière station russe; dans une heure vingt, nous franchirons la limite de l’Empire. Si vous ne me secourez point, je suis perdu. Et cependant, madame, je n’ai ni tué, ni volé, ni rien fait de contraire à l’honneur. Cela je vous le jure. Je ne puis vous en dire davantage.»

Et, se mettant à genoux, il ramassa l’or jusque sous les banquettes, cherchant les dernières pièces roulées au loin. Puis, quand le petit sac de cuir fut plein de nouveau, il le remit à sa voisine sans ajouter un mot, et il retourna s’asseoir à l’autre coin du wagon.

Ils ne remuaient plus ni l’un ni l’autre. Elle demeurait immobile et muette, encore défaillante de terreur, mais s’apaisant peu à peu. Quant à lui, il ne faisait pas un geste, pas un mouvement; il restait droit, les yeux fixés devant lui, très pâle, comme s’il eût été mort. De temps en temps elle jetait vers lui un regard brusque, vite détourné. C’était un homme de trente ans environ, fort beau, avec toute l’apparence d’un gentilhomme.

Le train courait dans les ténèbres, jetait par la nuit ses appels déchirants, ralentissait parfois sa marche, puis repartait à toute vitesse. Mais soudain il calma son allure, siffla plusieurs fois et s’arrêta tout à fait.

Ivan parut à la portière afin de prendre les ordres.

La comtesse Marie, la voix tremblante, considéra une dernière fois son étrange compagnon, puis elle dit à son serviteur, d’une voix brusque:

– Ivan, tu vas retourner près du comte, je n’ai plus besoin de toi.

L’homme, interdit, ouvrait des yeux énormes. Il balbutia:

– Mais… barine.

Elle reprit:

– Non, tu ne viendras pas, j’ai changé d’avis. Je veux que tu restes en Russie. Tiens, voici de l’argent pour retourner. Donne-moi ton bonnet et ton manteau.

Le vieux domestique, effaré, se décoiffa et tendit son manteau, obéissant toujours sans répondre, habitué aux volontés soudaines et aux irrésistibles caprices des maîtres. Et il s’éloigna, les larmes aux yeux.

Le train repartit, courant à la frontière.

Alors la comtesse Marie dit à son voisin:

– Ces choses sont pour vous, monsieur, vous êtes Ivan, mon serviteur. Je ne mets qu’une condition à ce que je fais: c’est que vous ne me parlerez jamais, que vous ne me direz pas un mot, ni pour me remercier, ni pour quoi que ce soit.

L’inconnu s’inclina sans prononcer une parole.

Bientôt on s’arrêta de nouveau et des fonctionnaires en uniforme visitèrent le train. La comtesse leur tendit les papiers et, montrant l’homme assis au fond de son wagon:

– C’est mon domestique Ivan, dont voici le passe-port.

Le train se remit en route.

Pendant toute la nuit, ils restèrent en tête-à-tête, muets tous deux.

Le matin venu, comme on s’arrêtait dans une gare allemande, l’inconnu descendit; puis, debout à la portière:

– Pardonnez-moi, madame, de rompre ma promesse; mais je vous ai privée de votre domestique, il est juste que je le remplace. N’avez-vous besoin de rien?

Elle répondit froidement:

– Allez chercher ma femme de chambre.

Il y alla. Puis disparut.

Quand elle descendait à quelque buffet, elle l’apercevait de loin qui la regardait. Ils arrivèrent à Menton.

II

Le docteur se tut une seconde, puis reprit:

– Un jour, comme je recevais mes clients dans mon cabinet, je vis entrer un grand garçon qui me dit:

– Docteur, je viens vous demander des nouvelles de la comtesse Marie Baranow. Je suis, bien qu’elle ne me connaisse point, un ami de son mari.

Je répondis:

– Elle est perdue. Elle ne retournera pas en Russie.

Et cet homme brusquement se mit à sangloter, puis il se leva et sortit en trébuchant comme un ivrogne.

Je prévins, le soir même, la comtesse qu’un étranger était venu m’interroger sur sa santé. Elle parut émue et me raconta toute l’histoire que je viens de vous dire. Elle ajouta:

– Cet homme que je ne connais point me suit maintenant comme mon ombre, je le rencontre chaque fois que je sors; il me regarde d’une façon étrange, mais il ne m’a jamais parlé.

Elle réfléchit, puis ajouta:

– Tenez, je parie qu’il est sous mes fenêtres.

Elle quitta sa chaise longue, alla écarter les rideaux et me montra en effet l’homme qui était venu me trouver, assis sur un banc de la promenade, les yeux levés vers l’hôtel. Il nous aperçut, se leva et s’éloigna sans retourner une fois la tête.

Alors, j’assistai à une chose surprenante et douloureuse, à l’amour muet de ces deux êtres qui ne se connaissaient point.

Il l’aimait, lui, avec le dévouement d’une bête sauvée, reconnaissante et dévouée à la mort. Il venait chaque jour me dire: «Comment va-t-elle?» comprenant que je l’avais deviné. Et il pleurait affreusement quand il l’avait vue passer plus faible et plus pâle chaque jour.

Elle me disait:

– Je ne lui ai parlé qu’une fois, à ce singulier homme, et il me semble que je le connais depuis vingt ans.

 

Et quand ils se rencontraient, elle lui rendait son salut avec un sourire grave et charmant. Je la sentais heureuse, elle si abandonnée et qui se savait perdue, je la sentais heureuse d’être aimée ainsi, avec ce respect et cette constance, avec cette poésie exagérée, avec ce dévouement prêt à tout. Et pourtant, fidèle à son obstination d’exaltée, elle refusait désespérément de le recevoir, de connaître son nom, de lui parler. Elle disait: «Non, non, cela me gâterait cette étrange amitié. Il faut que nous demeurions étrangers l’un à l’autre.»

Quant à lui, il était certes également une sorte de Don Quichotte, car il ne fit rien pour se rapprocher d’elle. Il voulait tenir jusqu’au bout l’absurde promesse de ne lui jamais parler qu’il avait faite dans le wagon.

Souvent, pendant ses longues heures de faiblesse, elle se levait de sa chaise longue et allait entr’ouvrir son rideau pour regarder s’il était là, sous sa fenêtre. Et quand elle l’avait vu, toujours immobile sur son banc, elle revenait se coucher avec un sourire aux lèvres.

Elle mourut un matin, vers dix heures. Comme je sortais de l’hôtel, il vint à moi, le visage bouleversé; il savait déjà la nouvelle.

– Je voudrais la voir une seconde, devant vous, dit-il.

Je lui pris le bras et rentrai dans la maison.

Quand il fut devant le lit de la morte, il lui saisit la main et la baisa d’un interminable baiser, puis il se sauva comme un insensé.

Le docteur se tut de nouveau, et reprit:

– Voilà, certes, la plus singulière aventure de chemin de fer que je connaisse. Il faut dire aussi que les hommes sont des drôles de toqués.

Une femme murmura à mi-voix:

– Ces deux êtres-là ont été moins fous que vous ne croyez… Ils étaient… ils étaient…

Mais elle ne pouvait plus parler, tant elle pleurait. Comme on changea de conversation pour la calmer, on ne sut pas ce qu’elle voulait dire.

En voyage a paru dans le Gaulois du jeudi 10 mai 1883.

LA MÈRE SAUVAGE

A Georges Pouchet.


I

JE n’étais point revenu à Virelogne depuis quinze ans. J’y retournai chasser, à l’automne, chez mon ami Serval, qui avait enfin fait reconstruire son château, détruit par les Prussiens.

J’aimais ce pays infiniment. Il est des coins du monde délicieux qui ont pour les yeux un charme sensuel. On les aime d’un amour physique. Nous gardons, nous autres que séduit la terre, des souvenirs tendres pour certaines sources, certains bois, certains étangs, certaines collines, vus souvent et qui nous ont attendris à la façon des événements heureux. Quelquefois même la pensée retourne vers un coin de forêt, ou un bout de berge, ou un verger poudré de fleurs, aperçus une seule fois, par un jour gai, et restés en notre cœur comme ces images de femmes rencontrées dans la rue, un matin de printemps, avec une toilette claire et transparente, et qui nous laissent dans l’âme et dans la chair un désir inapaisé, inoubliable, la sensation du bonheur coudoyé.

A Virelogne, j’aimais toute la campagne, semée de petits bois et traversée par des ruisseaux qui couraient dans le sol comme des veines, portant le sang à la terre. On pêchait là dedans des écrevisses, des truites et des anguilles! Bonheur divin! On pouvait se baigner par places, et on trouvait souvent des bécassines dans les hautes herbes qui poussaient sur les bords de ces minces cours d’eau.

J’allais, léger comme une chèvre, regardant mes deux chiens fourrager devant moi. Serval, à cent mètres sur ma droite, battait un champ de luzerne. Je tournai les buissons qui forment la limite du bois des Saudres, et j’aperçus une chaumière en ruines.

Tout à coup, je me la rappelai telle que je l’avais vue pour la dernière fois, en 1869, propre, vêtue de vignes, avec des poules devant la porte. Quoi de plus triste qu’une maison morte, avec son squelette debout, délabré, sinistre?

Je me rappelai aussi qu’une bonne femme m’avait fait boire un verre de vin là dedans, un jour de grande fatigue, et que Serval m’avait dit alors l’histoire des habitants. Le père, vieux braconnier, avait été tué par les gendarmes. Le fils, que j’avais vu autrefois, était un grand garçon sec qui passait également pour un féroce destructeur de gibier. On les appelait les Sauvage.

Était-ce un nom ou un sobriquet?

Je hélai Serval. Il s’en vint de son long pas d’échassier.

Je lui demandai:

– Que sont devenus les gens de là?

Et il me conta cette aventure.

II

Lorsque la guerre fut déclarée, le fils Sauvage, qui avait alors trente-trois ans, s’engagea, laissant la mère seule au logis. On ne la plaignait pas trop, la vieille, parce qu’elle avait de l’argent, on le savait.

Elle resta donc toute seule dans cette maison isolée si loin du village, sur la lisière du bois. Elle n’avait pas peur, du reste, étant de la même race que ses hommes, une rude vieille, haute et maigre, qui ne riait pas souvent et avec qui on ne plaisantait point. Les femmes des champs ne rient guère d’ailleurs. C’est affaire aux hommes, cela! Elles ont l’âme triste et bornée, ayant une vie morne et sans éclaircie. Le paysan apprend un peu de gaieté bruyante au cabaret, mais sa compagne reste sérieuse avec une physionomie constamment sévère. Les muscles de leur face n’ont point appris les mouvements du rire.

La mère Sauvage continua son existence ordinaire dans sa chaumière, qui fut bientôt couverte par les neiges. Elle s’en venait au village, une fois par semaine, chercher du pain et un peu de viande; puis elle retournait dans sa masure. Comme on parlait des loups, elle sortait le fusil au dos, le fusil du fils, rouillé, avec la crosse usée par le frottement de la main; et elle était curieuse à voir, la grande Sauvage, un peu courbée, allant à lentes enjambées par la neige, le canon de l’arme dépassant la coiffe noire qui lui serrait la tête et emprisonnait ses cheveux blancs, que personne n’avait jamais vus.

Un jour les Prussiens arrivèrent. On les distribua aux habitants, selon la fortune et les ressources de chacun. La vieille, qu’on savait riche, en eut quatre.

C’étaient quatre gros garçons à la chair blonde, à la barbe blonde, aux yeux bleus, demeurés gras malgré les fatigues qu’ils avaient endurées déjà, et bons enfants, bien qu’en pays conquis. Seuls chez cette femme âgée, ils se montrèrent pleins de prévenances pour elle, lui épargnant, autant qu’ils le pouvaient, des fatigues et des dépenses. On les voyait tous les quatre faire leur toilette autour du puits, le matin, en manches de chemise, mouillant à grande eau, dans le jour cru des neiges, leur chair blanche et rose d’hommes du Nord, tandis que la mère Sauvage allait et venait, préparant la soupe. Puis on les voyait nettoyer la cuisine, frotter les carreaux, casser du bois, éplucher les pommes de terre, laver le linge, accomplir toutes les besognes de la maison, comme quatre bons fils autour de leur mère.

Mais elle pensait sans cesse au sien, la vieille, à son grand maigre au nez crochu, aux yeux bruns, à la forte moustache qui faisait sur sa lèvre un bourrelet de poils noirs. Elle demandait chaque jour, à chacun des soldats installés à son foyer:

– Savez-vous où est parti le régiment français, vingt-troisième de marche? Mon garçon est dedans.

Ils répondaient: «Non, bas su, bas savoir tu tout.» Et, comprenant sa peine et ses inquiétudes, eux qui avaient des mères là-bas, ils lui rendaient mille petits soins. Elle les aimait bien, d’ailleurs, ses quatre ennemis; car les paysans n’ont guère les haines patriotiques; cela n’appartient qu’aux classes supérieures. Les humbles, ceux qui payent le plus parce qu’ils sont pauvres et que toute charge nouvelle les accable, ceux qu’on tue par masses, qui forment la vraie chair à canon, parce qu’ils sont le nombre, ceux qui souffrent enfin le plus cruellement des atroces misères de la guerre, parce qu’ils sont les plus faibles et les moins résistants, ne comprennent guère ces ardeurs belliqueuses, ce point d’honneur excitable et ces prétendues combinaisons politiques qui épuisent en six mois deux nations, la victorieuse comme la vaincue.

On disait dans le pays, en parlant des Allemands de la mère Sauvage:

– En v’là quatre qu’ont trouvé leur gîte.

Or, un matin, comme la vieille femme était seule au logis, elle aperçut au loin dans la plaine un homme qui venait vers sa demeure. Bientôt elle le reconnut, c’était le piéton chargé de distribuer les lettres. Il lui remit un papier plié et elle tira de son étui des lunettes dont elle se servait pour coudre; puis elle lut:

«Madame Sauvage, la présente est pour vous porter une triste nouvelle. Votre garçon Victor a été tué hier par un boulet, qui l’a censément coupé en deux parts. J’étais tout près, vu que nous nous trouvions côte à côte dans la compagnie et qu’il me parlait de vous pour vous prévenir au jour même s’il lui arrivait malheur.

«J’ai pris dans sa poche sa montre pour vous la reporter quand la guerre sera finie.

«Je vous salue amicalement.

«Césaire Rivot,
«Soldat de 2e classe au 23e de marche.»

La lettre était datée de trois semaines.

Elle ne pleurait point. Elle demeurait immobile, tellement saisie, hébétée, qu’elle ne souffrait même pas encore. Elle pensait: «V’là Victor qu’est tué, maintenant.» Puis peu à peu les larmes montèrent à ses yeux, et la douleur envahit son cœur. Les idées lui venaient une à une, affreuses, torturantes. Elle ne l’embrasserait plus, son enfant, son grand, plus jamais! Les gendarmes avaient tué le père, les Prussiens avaient tué le fils… Il avait été coupé en deux par un boulet. Et il lui semblait qu’elle voyait la chose, la chose horrible: la tête tombant, les yeux ouverts, tandis qu’il mâchait le coin de sa grosse moustache, comme il faisait aux heures de colère.

Qu’est-ce qu’on avait fait de son corps, après? Si seulement on lui avait rendu son enfant, comme on lui avait rendu son mari, avec sa balle au milieu du front?

Mais elle entendit un bruit de voix. C’étaient les Prussiens qui revenaient du village. Elle cacha bien vite la lettre dans sa poche et elle les reçut tranquillement avec sa figure ordinaire, ayant eu le temps de bien essuyer ses yeux.

Ils riaient tous les quatre, enchantés, car ils rapportaient un beau lapin, volé sans doute, et ils faisaient signe à la vieille qu’on allait manger quelque chose de bon.

Elle se mit tout de suite à la besogne pour préparer le déjeuner; mais, quand il fallut tuer le lapin, le cœur lui manqua. Ce n’était pas le premier pourtant! Un des soldats l’assomma d’un coup de poing derrière les oreilles.

Une fois la bête morte, elle fit sortir le corps rouge de la peau; mais la vue du sang qu’elle maniait, qui lui couvrait les mains, du sang tiède qu’elle sentait se refroidir et se coaguler, la faisait trembler de la tête aux pieds; et elle voyait toujours son grand coupé en deux, et tout rouge aussi, comme cet animal encore palpitant.

Elle se mit à table avec ses Prussiens, mais elle ne put manger, pas même une bouchée. Ils dévorèrent le lapin sans s’occuper d’elle. Elle les regardait de côté, sans parler, mûrissant une idée, et le visage tellement impassible qu’ils ne s’aperçurent de rien.

Tout à coup, elle demanda: «Je ne sais seulement point vos noms, et v’là un mois que nous sommes ensemble.» Ils comprirent, non sans peine, ce qu’elle voulait, et dirent leurs noms. Cela ne lui suffisait pas; elle se les fit écrire sur un papier, avec l’adresse de leurs familles, et, reposant ses lunettes sur son grand nez, elle considéra cette écriture inconnue, puis elle plia la feuille et la mit dans sa poche, par-dessus la lettre qui lui disait la mort de son fils.

Quand le repas fut fini, elle dit aux hommes:

– J’ vas travailler pour vous.

Et elle se mit à monter du foin dans le grenier où ils couchaient.

Ils s’étonnèrent de cette besogne; elle leur expliqua qu’ils auraient moins froid; et ils l’aidèrent. Ils entassaient les bottes jusqu’au toit de paille; et ils se firent ainsi une sorte de grande chambre avec quatre murs de fourrage, chaude et parfumée, où ils dormiraient à merveille.

Au dîner, un d’eux s’inquiéta de voir que la mère Sauvage ne mangeait point encore. Elle affirma qu’elle avait des crampes. Puis elle alluma un bon feu pour se chauffer, et les quatre Allemands montèrent dans leur logis par l’échelle qui leur servait tous les soirs.

Dès que la trappe fut refermée, la vieille enleva l’échelle, puis rouvrit sans bruit la porte du dehors, et elle retourna chercher des bottes de paille dont elle emplit sa cuisine. Elle allait nu-pieds, dans la neige, si doucement qu’on n’entendait rien. De temps en temps elle écoutait les ronflements sonores et inégaux des quatre soldats endormis.

 

Quand elle jugea suffisants ses préparatifs, elle jeta dans le foyer une des bottes, et, lorsqu’elle fut enflammée, elle l’éparpilla sur les autres, puis elle ressortit et regarda.

Une clarté violente illumina en quelques secondes tout l’intérieur de la chaumière, puis ce fut un brasier effroyable, un gigantesque four ardent, dont la lueur jaillissait par l’étroite fenêtre et jetait sur la neige un éclatant rayon.

Puis un grand cri partit du sommet de la maison, puis ce fut une clameur de hurlements humains, d’appels déchirants d’angoisse et d’épouvante. Puis, la trappe s’étant écroulée à l’intérieur, un tourbillon de feu s’élança dans le grenier, perça le toit de paille, monta dans le ciel comme une immense flamme de torche; et toute la chaumière flamba.

On n’entendait plus rien dedans que le crépitement de l’incendie, le craquement des murs, l’écroulement des poutres. Le toit tout à coup s’effondra, et la carcasse ardente de la demeure lança dans l’air, au milieu d’un nuage de fumée, un grand panache d’étincelles.

La campagne, blanche, éclairée par le feu, luisait comme une nappe d’argent teintée de rouge.

Une cloche, au loin, se mit à sonner.

La vieille Sauvage restait debout, devant son logis détruit, armée de son fusil, celui du fils, de crainte qu’un des hommes n’échappât.

Quand elle vit que c’était fini, elle jeta son arme dans le brasier. Une détonation retentit.

Des gens arrivaient, des paysans, des Prussiens.

On trouva la femme assise sur un tronc d’arbre, tranquille et satisfaite.

Un officier allemand, qui parlait le français comme un fils de France, lui demanda:

– Où sont vos soldats?

Elle tendit son bras maigre vers l’amas rouge de l’incendie qui s’éteignait, et elle répondit d’une voix forte:

– Là dedans!

On se pressait autour d’elle. Le Prussien demanda:

– Comment le feu a-t-il pris?

Elle prononça:

– C’est moi qui l’ai mis.

On ne la croyait pas, on pensait que le désastre l’avait soudain rendue folle. Alors, comme tout le monde l’entourait et l’écoutait, elle dit la chose d’un bout à l’autre, depuis l’arrivée de la lettre jusqu’au dernier cri des hommes flambés avec sa maison. Elle n’oublia pas un détail de ce qu’elle avait ressenti ni de ce qu’elle avait fait.

Quand elle eut fini, elle tira de sa poche deux papiers, et, pour les distinguer aux dernières lueurs du feu, elle ajusta encore ses lunettes, puis elle prononça, montrant l’un: «Ça, c’est la mort de Victor.» Montrant l’autre, elle ajouta, en désignant les ruines rouges d’un coup de tête: «Ça, c’est leurs noms pour qu’on écrive chez eux.» Elle tendit tranquillement la feuille blanche à l’officier, qui la tenait par les épaules, et elle reprit:

– Vous écrirez comment c’est arrivé, et vous direz à leurs parents que c’est moi qui a fait ça, Victoire Simon, la Sauvage! N’oubliez pas.

L’officier criait des ordres en allemand. On la saisit, on la jeta contre les murs encore chauds de son logis. Puis douze hommes se rangèrent vivement en face d’elle, à vingt mètres. Elle ne bougeait point. Elle avait compris; elle attendait.

Un ordre retentit, qu’une longue détonation suivit aussitôt. Un coup attardé partit tout seul, après les autres.

La vieille ne tomba point. Elle s’affaissa comme si on lui eût fauché les jambes.

L’officier prussien s’approcha. Elle était presque coupée en deux, et dans sa main crispée elle tenait sa lettre baignée de sang.

Mon ami Serval ajouta:

– C’est par représailles que les Allemands ont détruit le château du pays, qui m’appartenait.

Moi, je pensais aux mères des quatre doux garçons brûlés là dedans; et à l’héroïsme atroce de cette autre mère, fusillée contre ce mur.

Et je ramassai une petite pierre, encore noircie par le feu.

La Mère Sauvage a paru dans le Gaulois du lundi 3 mars 1884.

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