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Les Soeurs Rondoli

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LE PARAPLUIE

À Camille Oudinot.


Madame Oreille était économe. Elle savait la valeur d’un sou et possédait un arsenal de principes sévères sur la multiplication de l’argent. Sa bonne, assurément, avait grand mal à faire danser l’anse du panier; et M. Oreille n’obtenait sa monnaie de poche qu’avec une extrême difficulté. Ils étaient à leur aise, pourtant, et sans enfants; mais Mme Oreille éprouvait une vraie douleur à voir les pièces blanches sortir de chez elle. C’était comme une déchirure pour son coeur; et, chaque fois qu’il lui avait fallu faire une dépense de quelque importance, bien qu’indispensable, elle dormait fort mal la nuit suivante.

Oreille répétait sans cesse à sa femme:

«Tu devrais avoir la main plus large, puisque nous ne mangeons jamais nos revenus».

Elle répondait:

«On ne sait jamais ce qui peut arriver. Il vaut mieux avoir plus que moins».

C’était une petite femme de quarante ans, vive, ridée, propre et souvent irritée.

Son mari, à tout moment, se plaignait des privations qu’elle lui faisait endurer. Il en était certaines qui lui devenaient particulièrement pénibles, parce qu’elles atteignaient sa vanité.

Il était commis principal au Ministère de la guerre, demeuré là uniquement pour obéir à sa femme, pour augmenter les rentes inutilisées de la maison.

Or, pendant deux ans, il vint au bureau avec le même parapluie rapiécé qui donnait à rire à ses collègues. Las enfin de leurs quolibets, il exigea que Mme Oreille lui achetât un nouveau parapluie. Elle en prit un de huit francs cinquante, article de réclame d’un grand magasin. Les employés, en apercevant cet objet jeté dans Paris par milliers, recommencèrent leurs plaisanteries, et Oreille en souffrit horriblement. Le parapluie ne valait rien. En trois mois, il fut hors de service, et la gaieté devint générale dans le Ministère. On fit même une chanson qu’on entendait du matin au soir, du haut en bas de l’immense bâtiment.

Oreille, exaspéré, ordonna à sa femme de lui choisir un nouveau riflard, en soie fine, de vingt francs, et d’apporter une facture justificative.

Elle en acheta un de dix-huit francs, et déclara, rouge d’irritation, en le remettant à son époux:

«Tu en as là pour cinq ans au moins».

Oreille, triomphant, obtint un vrai succès au bureau.

Lorsqu’il rentra le soir, sa femme, jetant un regard inquiet sur le parapluie, lui dit:

«Tu ne devrais pas le laisser serré avec l’élastique, c’est le moyen de couper la soie. C’est à toi d’y veiller, parce que je ne t’en achèterai pas un de sitôt».

Elle le prit, dégrafa l’anneau et secoua les plis. Mais elle demeura saisie d’émotion. Un trou rond, grand comme un centime, lui apparut au milieu du parapluie. C’était une brûlure de cigare!

Elle balbutia:

«Qu’est-ce qu’il a?»

Son mari répondit tranquillement, sans regarder:

«Qui, quoi? Que veux-tu dire?»

La colère l’étranglait maintenant; elle ne pouvait plus parler:

«Tu… tu… tu as brûlé… ton… ton… parapluie. Mais tu… tu… tu es donc fou!… Tu veux nous ruiner!»

Il se retourna, se sentant pâlir:

«Tu dis?

– Je dis que tu as brûlé ton parapluie. Tiens!…»

Et, s’élançant vers lui comme pour le battre, elle lui mit violemment sous le nez la petite brûlure circulaire.

Il restait éperdu devant cette plaie, bredouillant:

«Ça, ça… qu’est-ce que c’est? Je ne sais pas, moi! Je n’ai rien fait, rien, je te le jure. Je ne sais pas ce qu’il a, moi, ce parapluie!»

Elle criait maintenant:

«Je parie que tu as fait des farces avec lui dans ton bureau, que tu as fait le saltimbanque, que tu l’as ouvert pour le montrer».

Il répondit:

«Je l’ai ouvert une seule fois pour montrer comme il était beau. Voilà tout. Je te le jure».

Mais elle trépignait de fureur, et elle lui fit une de ces scènes conjugales qui rendent le foyer familial plus redoutable pour un homme pacifique qu’un champ de bataille où pleuvent les balles.

Elle ajusta une pièce avec un morceau de soie coupé sur l’ancien parapluie, qui était de couleur différente; et, le lendemain Oreille partit, d’un air humble, avec l’instrument raccommodé. Il le posa dans son armoire et n’y pensa plus que comme on pense à quelque mauvais souvenir.

Mais à peine fut-il rentré, le soir, sa femme lui saisit son parapluie dans les mains, l’ouvrit pour constater son état, et demeura suffoquée devant un désastre irréparable. Il était criblé de petits trous provenant évidemment de brûlures, comme si on eût vidé dessus la cendre d’une pipe allumée. Il était perdu, perdu sans remède.

Elle contemplait cela sans dire un mot, trop indignée pour qu’un son pût sortir de sa gorge. Lui aussi, il constatait le dégât et il restait stupide, épouvanté, consterné.

Puis ils se regardèrent; puis il baissa les yeux; puis il reçut par la figure l’objet crevé qu’elle lui jetait; puis elle cria, retrouvant sa voix dans un emportement de fureur:

«Ah! canaille! canaille! Tu en as fait exprès! Mais tu me le payeras! Tu n’en auras plus…»

Et la scène recommença. Après une heure de tempête, il put enfin s’expliquer. Il jura qu’il n’y comprenait rien; que cela ne pouvait provenir que de malveillance ou de vengeance.

Un coup de sonnette le délivra. C’était un ami qui devait dîner chez eux.

Mme Oreille lui soumit le cas. Quant à acheter un nouveau parapluie, c’était fini, son mari n’en aurait plus.

L’ami argumenta avec raison:

– Alors, madame, il perdra ses habits, qui valent certes davantage.

La petite femme, toujours furieuse, répondit:

«Alors il prendra un parapluie de cuisine, je ne lui en donnerai pas un nouveau en soie».

À cette pensée, Oreille se révolta.

«Alors je donnerai ma démission, moi! Mais je n’irai pas au Ministère avec un parapluie de cuisine».

L’ami reprit:

«Faites recouvrir celui-là, ça ne coûte pas très cher».

Mme Oreille, exaspérée, balbutiait:

«Il faut au moins huit francs pour le faire recouvrir. Huit francs et dix-huit, cela fait vingt-six! Vingt-six francs pour un parapluie, mais c’est de la folie! c’est de la démence!»

L’ami, bourgeois pauvre, eut une inspiration:

«Faites-le payer par votre Assurance. Les compagnies payent les objets brûlés, pourvu que le dégât ait eu lieu dans votre domicile».

À ce conseil, la petite femme se calma net; puis, après une minute de réflexion, elle dit à son mari:

«Demain, avant de te rendre à ton Ministère, tu iras dans les bureaux de La Maternelle faire constater l’état de ton parapluie et réclamer le payement».

M. Oreille eut un soubresaut.

«Jamais de la vie je n’oserai! C’est dix-huit francs de perdus, voilà tout. Nous n’en mourrons pas».

Et il sortit le lendemain avec une canne. Il faisait beau, heureusement.

Restée seule à la maison, Mme Oreille ne pouvait se consoler de la perte de ses dix-huit francs. Elle avait le parapluie sur la table de la salle à manger, et elle tournait autour, sans parvenir à prendre une résolution.

La pensée de l’Assurance lui revenait à tout instant, mais elle n’osait pas non plus affronter les regards railleurs des messieurs qui la recevraient, car elle était timide devant le monde, rougissant pour un rien, embarrassée dès qu’il lui fallait parler à des inconnus.

Cependant le regret des dix-huit francs la faisait souffrir comme une blessure. Elle n’y voulait plus songer, et sans cesse le souvenir de cette perte la martelait douloureusement. Que faire cependant? Les heures passaient; elle ne se décidait à rien. Puis, tout à coup, comme les poltrons qui deviennent crânes, elle prit sa résolution:

«J’irai, et nous verrons bien!»

Mais il lui fallait d’abord préparer le parapluie pour que le désastre fût complet et la cause facile à soutenir. Elle prit une allumette sur la cheminée et fit, entre les baleines, une grande brûlure, large comme la main; puis elle roula délicatement ce qui restait de la soie, le fixa avec le cordelet élastique, mit son châle et son chapeau, et descendit d’un pied pressé vers la rue de Rivoli où se trouvait l’Assurance.

Mais, à mesure qu’elle approchait, elle ralentissait le pas. Qu’allait-elle dire? Qu’allait-on lui répondre?

Elle regardait les numéros des maisons. Elle en avait encore vingt-huit. Très bien! elle pouvait réfléchir. Elle allait de moins en moins vite. Soudain elle tressaillit. Voici la porte, sur laquelle brille en lettres d’or: «La Maternelle, Compagnie d’assurances contre l’incendie». Déjà! Elle s’arrêta une seconde, anxieuse, honteuse, puis passa, puis revint, puis passa de nouveau, puis revint encore.

Elle se dit enfin:

«Il faut y aller, pourtant. Mieux vaut plus tôt que plus tard».

Mais, en pénétrant dans la maison, elle s’aperçut que son coeur battait.

Elle entra dans une vaste pièce avec des guichets tout autour, et, par chaque guichet, on apercevait une tête d’homme dont le corps était masqué par un treillage.

Un monsieur parut, portant des papiers. Elle s’arrêta et, d’une petite voix timide:

«Pardon, monsieur, pourriez-vous me dire où il faut s’adresser pour se faire rembourser les objets brûlés».

Il répondit, avec un timbre sonore:

«Premier, à gauche. Au bureau des sinistres».

Ce mot l’intimida davantage encore; et elle eut envie de se sauver, de ne rien dire, de sacrifier ses dix-huit francs. Mais à la pensée de cette somme, un peu de courage lui revint, et elle monta, essoufflée, s’arrêtant à chaque marche.

Au premier, elle aperçut une porte, elle frappa. Une voix claire cria:

«Entrez!»

Elle entra, et se vit dans une grande pièce où trois messieurs, debout, décorés, solennels, causaient.

Un d’eux lui demanda:

 

«Que désirez-vous, madame?»

Elle ne trouvait plus ses mots, elle bégaya:

«Je viens… je viens… pour… pour un sinistre».

Le monsieur, poli, montra un siège.

«Donnez-vous la peine de vous asseoir, je suis à vous dans une minute».

Et, retournant vers les deux autres, il reprit la conversation.

«La Compagnie, messieurs, ne se croit pas engagée envers vous pour plus de quatre cent mille francs. Nous ne pouvons admettre vos revendications pour les cent mille francs que vous prétendez nous faire payer en plus. L’estimation d’ailleurs…»

Un des deux autres l’interrompit:

«Cela suffit, monsieur, les tribunaux décideront. Nous n’avons plus qu’à nous retirer».

Et ils sortirent après plusieurs saluts cérémonieux.

Oh! si elle avait osé partir avec eux, elle l’aurait fait; elle aurait fui, abandonnant tout! Mais le pouvait-elle? Le monsieur revint et, s’inclinant:

«Qu’y a-t-il pour votre service, madame?»

Elle articula péniblement:

«Je viens pour… pour ceci».

Le directeur baissa les yeux, avec un étonnement naïf, vers l’objet qu’elle lui tendait.

Elle essayait, d’une main tremblante, de détacher l’élastique. Elle y parvint après quelques efforts, et ouvrit brusquement le squelette loqueteux du parapluie.

L’homme prononça, d’un ton compatissant:

«Il me paraît bien malade».

Elle déclara avec hésitation:

«Il m’a coûté vingt francs».

Il s’étonna:

«Vraiment! Tant que ça.

– Oui, il était excellent. Je voulais vous faire constater son état.

– Fort bien; je vois. Fort bien. Mais je ne saisis pas en quoi cela peut me concerner».

Une inquiétude la saisit. Peut-être cette compagnie-là ne payait-elle pas les menus objets, et elle dit:

«Mais… il est brûlé…»

Le monsieur ne nia pas:

«Je le vois bien».

Elle restait bouche béante, ne sachant plus que dire; puis, soudain, comprenant son oubli, elle prononça avec précipitation:

«Je suis Mme Oreille. Nous sommes assurés à la Maternelle, et je viens vous réclamer le prix de ce dégât».

Elle se hâta d’ajouter dans la crainte d’un refus positif:

«Je demande seulement que vous le fassiez recouvrir».

Le directeur, embarrassé, déclara:

«Mais… madame… nous ne sommes pas marchands de parapluies. Nous ne pouvons nous charger de ces genres de réparations».

La petite femme sentait l’aplomb lui revenir. Il fallait lutter. Elle lutterait donc! Elle n’avait plus peur; elle dit:

«Je demande seulement le prix de la réparation. Je la ferai bien faire moi-même».

Le monsieur semblait confus.

«Vraiment, madame, c’est bien peu. On ne nous demande jamais d’indemnité pour des accidents d’une si minime importance. Nous ne pouvons rembourser, convenez-en, les mouchoirs, les gants, les balais, les savates, tous les petits objets qui sont exposés chaque jour à subir des avaries par la flamme».

Elle devint rouge, sentant la colère l’envahir:

«Mais, monsieur, nous avons eu, au mois de décembre dernier, un feu de cheminée qui nous a causé au moins pour cinq cents francs de dégâts; M. Oreille n’a rien réclamé à la compagnie; aussi il est bien juste aujourd’hui qu’elle me paye mon parapluie!»

Le directeur, devinant le mensonge, dit en souriant:

«Vous avouerez, madame, qu’il est bien étonnant que M. Oreille, n’ayant rien demandé pour un dégât de cinq cents francs, vienne réclamer une réparation de cinq ou six francs pour un parapluie».

Elle ne se troubla point et répliqua:

«Pardon, monsieur, le dégât de cinq cents francs concernait la bourse de M. Oreille, tandis que le dégât de dix-huit francs concerne la bourse de Mme Oreille, ce qui n’est pas la même chose».

Il vit qu’il ne s’en débarrasserait pas et qu’il allait perdre sa journée, et il demanda avec résignation:

«Veuillez me dire alors comment l’accident est arrivé».

Elle sentit la victoire et se mit à raconter:

«Voilà, monsieur: j’ai dans mon vestibule une espèce de chose en bronze où l’on pose les parapluies et les cannes. L’autre jour donc, en rentrant, je plaçai dedans celui-là. Il faut vous dire qu’il y a juste au-dessus une planchette pour mettre les bougies et les allumettes. J’allonge le bras et je prends quatre allumettes. J’en frotte une; elle rate. J’en frotte une autre; elle s’allume et s’éteint aussitôt. J’en frotte une troisième; elle en fait autant».

Le directeur l’interrompit pour placer un mot d’esprit:

«C’étaient donc des allumettes du gouvernement?»

Elle ne comprit pas et continua:

«Ça se peut bien. Toujours est-il que la quatrième prit feu et j’allumai ma bougie; puis je rentrai dans ma chambre pour me coucher. Mais au bout d’un quart d’heure, il me sembla qu’on sentait le brûlé. Moi j’ai toujours peur du feu. Oh! si nous avons jamais un sinistre, ce ne sera pas ma faute! Surtout depuis le feu de cheminée dont je vous ai parlé, je ne vis pas. Je me relève donc, je sors, je cherche, je sens partout comme un chien de chasse, et je m’aperçois enfin que mon parapluie brûle. C’est probablement une allumette qui était tombée dedans. Vous voyez dans quel état ça l’a mis…»

Le directeur en avait pris son parti; il demanda:

«À combien estimez-vous le dégât?»

Elle demeura sans parole, n’osant pas fixer un chiffre. Puis elle dit, voulant être large:

«Faites-le réparer vous-même. Je m’en rapporte à vous».

Il refusa:

«Non, madame, je ne peux pas. Dites-moi combien vous demandez.

– Mais… il me semble… que… Tenez, monsieur, je ne veux pas gagner sur vous, moi… nous allons faire une chose. Je porterai mon parapluie chez un fabricant qui le recouvrira en bonne soie, en soie durable, et je vous apporterai la facture. Ça vous va-t-il?

– Parfaitement, madame; c’est entendu. Voici un mot pour la caisse, qui remboursera votre dépense».

Et il tendit une carte à Mme Oreille, qui la saisit, puis se leva et sortit en remerciant, ayant hâte d’être dehors, de crainte qu’il ne changeât d’avis.

Elle allait maintenant d’un pas gai par la rue, cherchant un marchand de parapluies qui lui parût élégant. Quand elle eut trouvé une boutique d’allure riche, elle entra et dit, d’une voix assurée:

«Voici un parapluie à recouvrir en soie, en très bonne soie. Mettez-y ce que vous avez de meilleur. Je ne regarde pas au prix».

10 février 1884

LE VERROU

À Raoul Denisane,


Les quatre verres devant les dîneurs restaient à moitié pleins maintenant, ce qui indique généralement que les convives le sont tout à fait. On commençait à parler sans écouter les réponses, chacun ne s’occupant que de ce qui se passait en lui; et les voix devenaient éclatantes, les gestes exubérants, les yeux allumés. C’était un dîner de garçons, de vieux garçons endurcis.

Ils avaient fondé ce repas régulier, une vingtaine d’années auparavant, en le baptisant: «le Célibat». Ils étaient alors quatorze bien décidés à ne jamais prendre femme. Ils restaient quatre maintenant. Trois étaient morts, et les sept autres mariés. Ces quatre-là tenaient bon; et ils observaient scrupuleusement, autant qu’il était en leur pouvoir, les règles établies au début de cette curieuse association. Ils s’étaient juré, les mains dans les mains, de détourner de ce qu’on appelle le droit chemin toutes les femmes qu’ils pourraient, de préférence celle des amis, de préférence encore celle des amis les plus intimes. Aussi, dès que l’un d’eux quittait la société pour fonder une famille, il avait soin de se fâcher d’une façon définitive avec tous ses anciens compagnons. Ils devaient, en outre, à chaque dîner, s’entre-confesser, se raconter avec tous les détails et les noms, et les renseignements les plus précis, leurs dernières aventures. D’où cette espèce de dicton devenu familier entre eux:

«Mentir comme un célibataire».

Ils professaient, en outre, le mépris le plus complet pour la Femme, qu’ils traitaient de «Bête à plaisir». Ils citaient à tout instant Schopenhauer, leur dieu; réclamaient le rétablissement des harems et des tours, avaient fait broder sur le linge de table, qui servait au dîner du Célibat, ce précepte ancien: «Mulier, perpetuus infans», et, au-dessous, le vers d’Alfred de Vigny:

La femme, enfant malade et douze fois impure!

De sorte qu’à force de mépriser les femmes, ils ne pensaient qu’à elles, ne vivaient que pour elles, tendaient vers elles tous leurs efforts, tous leurs désirs. Ceux d’entre eux qui s’étaient mariés, les appelaient vieux galantins, les plaisantaient et les craignaient. C’était juste au moment de boire le champagne que devaient commencer les confidences au dîner du Célibat. Ce jour-là, ces vieux, car ils étaient vieux à présent, et plus ils vieillissaient, plus ils se racontaient de surprenantes bonnes fortunes, ces vieux furent intarissables. Chacun des quatre, depuis un mois, avait séduit au moins une femme par jour; et quelles femmes! Les plus jeunes, les plus nobles, les plus riches, les plus belles! Quand ils eurent terminé leurs récits, l’un d’eux, celui qui, ayant parlé le premier, avait dû, ensuite, écouter les autres, se leva».Maintenant que nous avons fini de blaguer, dit-il, je me propose de vous raconter, non pas ma dernière, mais ma première aventure, j’entends la première aventure de ma vie, ma première chute (car c’est une chute) dans les bras d’une femme. Oh! je ne veux pas vous narrer mon… comment dirai-je?… mon tout premier début, non.

Le premier fossé sauté (je dis fossé au figuré) n’a rien d’intéressant. Il est généralement boueux, et on s’en relève un peu sali avec une charmante illusion de moins, un vague dégoût, une pointe de tristesse. Cette réalité de l’amour, la première fois qu’on la touche, répugne un peu; on la rêvait tout autre, plus délicate, plus fine. Il vous en reste une sensation morale et physique d’écoeurement comme lorsqu’on a mis la main, par hasard, en des choses poisseuses, et qu’on n’a pas d’eau pour se laver. On a beau frotter, ça reste.

«Oui, mais comme on s’y accoutume bien, et vite! Je te crois, qu’on s’y fait. Cependant… cependant, pour ma part, j’ai toujours regretté de n’avoir pas pu donner de conseils au Créateur au moment où il a organisé cette chose-là. Qu’est-ce que j’aurais imaginé; je ne le sais pas au juste; mais je crois que je l’aurais arrangée autrement. J’aurais cherché une combinaison plus convenable et plus poétique, oui, plus poétique.

«Je trouve que le bon Dieu s’est montré vraiment trop… trop… naturaliste. Il a manqué de poésie dans son invention.

«Donc, ce que je veux vous raconter, c’est ma première femme du monde, la première femme du monde que j’ai séduite. Pardon, je veux dire la première femme du monde qui m’a séduit. Car, au début, c’est nous qui nous laissons prendre, tandis que, plus tard… c’est la même chose.

C’était une amie de ma mère, une femme charmante d’ailleurs. Ces êtres-là, quand ils sont chastes, c’est généralement par bêtise, et quand ils sont amoureux, ils sont enragés. On nous accuse de les corrompre! Ah bien oui! Avec elles, c’est toujours le lapin qui commence, et jamais le chasseur. Oh! elles n’ont pas l’air d’y toucher, je le sais, mais elles y touchent; elles font de nous ce qu’elles veulent sans que cela paraisse; et puis elles nous accusent de les avoir perdues, déshonorées, avilies, que sais-je?

Celle dont je parle nourrissait assurément une furieuse envie de se faire avilir par moi. Elle avait peut-être trente-cinq ans; j’en comptais à peine vingt-deux. Je ne songeais pas plus à la séduire que je ne pensais à me faire trappiste. Or, un jour, comme je lui rendais visite, et que je considérais avec étonnement son costume, un peignoir du matin considérablement ouvert, ouvert comme une porte d’église quand on sonne la messe, elle me prit la main, la serra, vous savez, la serra comme elles serrent dans ces moments-là, et avec un soupir demi-pâmé, ces soupirs qui viennent d’en bas, elle me dit: «Oh! ne me regardez pas comme ça, mon enfant».

Je devins plus rouge qu’une tomate et plus timide encore que d’habitude, naturellement. J’avais bien envie de m’en aller, mais elle me tenait la main, et ferme… Elle la posa sur sa poitrine, une poitrine bien nourrie; et elle me dit:

«Tenez, sentez mon coeur, comme il bat». Certes, il battait. Moi, je commençais à saisir, mais je ne savais comment m’y prendre, ni par où commencer. J’ai changé depuis.

Comme je demeurais toujours une main appuyée sur la grasse doublure de son coeur, et l’autre main tenant mon chapeau, et comme je continuais à la regarder avec un sourire confus, un sourire niais, un sourire de peur, elle se redressa soudain, et, d’une voix irritée: «Ah çà, que faites-vous, jeune homme, vous êtes indécent et malappris». Je retirai ma main bien vite, je cessai de sourire, et je balbutiai des excuses, et je me levai, et je m’en allai abasourdi, la tête perdue.

 

Mais j’étais pris, je rêvai d’elle. Je la trouvais charmante, adorable; je me figurai que je l’aimais, que je l’avais toujours aimée, je résolus d’être entreprenant, téméraire même!

Quand je la revis, elle eut pour moi un petit sourire en coulisse. Oh! ce petit sourire, comme il me troubla. Et sa poignée de main fut longue, avec une insistance significative.

À partir de ce jour je lui fis la cour, paraît-il. Du moins elle m’affirma depuis que je l’avais séduite, captée, déshonorée, avec un rare machiavélisme, une habileté consommée, une persévérance de mathématicien, et des ruses d’Apache.

Mais une chose me troublait étrangement. En quel lieu s’accomplirait mon triomphe? J’habitais dans ma famille, et ma famille, sur ce point, se montrait intransigeante. Je n’avais pas l’audace nécessaire pour franchir, une femme au bras, une porte d’hôtel en plein jour; je ne savais à qui demander conseil.

Or, mon amie, en causant avec moi d’une façon badine, m’affirma que tout jeune homme devait avoir une chambre en ville. Nous habitions à Paris. Ce fut un trait de lumière, j’eus une chambre; elle y vint.

Elle y vint un jour de novembre. Cette visite que j’aurais voulu différer me troubla beaucoup parce que je n’avais pas de feu. Et je n’avais pas de feu parce que ma cheminée fumait. La veille justement j’avais fait une scène à mon propriétaire, un ancien commerçant, et il m’avait promis de venir lui-même avec le fumiste, avant deux jours, pour examiner attentivement les travaux à exécuter.

Dès qu’elle fut entrée, je lui déclarai: «Je n’ai pas de feu, parce que ma cheminée fume». Elle n’eut même pas l’air de m’écouter, elle balbutia: «Ça ne fait rien, j’en ai…» Et comme je demeurais surpris, elle s’arrêta toute confuse; puis reprit: «Je ne sais plus ce que je dis… je suis folle… je perds la tête… Qu’est-ce que je fais, Seigneur! Pourquoi suis-je venue, malheureuse! Oh! quelle honte! quelle honte!…» Et elle s’abattit en sanglotant dans mes bras.

Je crus à ses remords et je lui jurai que je la respecterais. Alors elle s’écroula à mes genoux en gémissant: «Mais tu ne vois donc pas que je t’aime, que tu m’as vaincue, affolée!»

Aussitôt je crus opportun de commencer les approches. Mais elle tressaillit, se releva, s’enfuit jusque dans une armoire pour se cacher, en criant: «Oh! ne me regardez pas, non, non. Ce jour me fait honte. Au moins si tu ne me voyais pas, si nous étions dans l’ombre, la nuit, tous les deux. Y songes-tu? Quel rêve! Oh! ce jour».

Je me précipitai sur la fenêtre, je fermai les contrevents, je croisai les rideaux, je pendis un paletot sur un filet de lumière qui passait encore; puis, les mains étendues pour ne pas tomber sur les chaises, le coeur palpitant, je la cherchai, je la trouvai.

Ce fut un nouveau voyage, à deux, à tâtons, les lèvres unies, vers l’autre coin où se trouvait mon alcôve. Nous n’allions pas droit, sans doute, car je rencontrai d’abord la cheminée, puis la commode, puis enfin ce que nous cherchions.

Alors j’oubliai tout dans une extase frénétique, Ce fut une heure de folie, d’emportement, de joie surhumaine; puis, une délicieuse lassitude nous ayant envahis, nous nous endormîmes, aux bras l’un de l’autre.

Et je rêvai. Mais voilà que dans mon rêve il me sembla qu’on m’appelait, qu’on criait au secours; puis je reçus un coup violent; j’ouvris les yeux!….

Oh!… Le soleil couchant, rouge, magnifique, entrant tout entier par ma fenêtre grande ouverte, semblait nous regarder du bord de l’horizon, illuminait d’une lueur d’apothéose mon lit tumultueux, et, couchée dessus, une femme éperdue, qui hurlait, se débattait, se tortillait, s’agitait des pieds et des mains pour saisir un bout de drap, un coin de rideau, n’importe quoi, tandis que, debout au milieu de la chambre, effarés, côte à côte, mon propriétaire en redingote, flanqué du concierge et d’un fumiste noir comme un diable, nous contemplait avec des yeux stupides.

Je me dressai furieux, prêt à lui sauter au collet, et je criai: «Que faites-vous chez moi, nom de Dieu!»

Le fumiste, pris d’un rire irrésistible, laissa tomber la plaque de tôle qu’il portait à la main. Le concierge semblait devenu fou; et le propriétaire balbutia: «Mais, monsieur, c’était…, c’était…, pour la cheminée… la cheminée…» Je hurlai: «Fichez le camp, nom de Dieu!»

Alors il retira son chapeau d’un air confus et poli, et, s’en allant à reculons, murmura: «Pardon, monsieur, excusez-moi, si j’avais cru vous déranger, je ne serais pas venu. Le concierge m’avait affirmé que vous étiez sorti. Excusez-moi». Et ils partirent.

Depuis ce temps-là, voyez-vous, je ne ferme jamais les fenêtres; mais je pousse toujours les verrous.

25 juillet 1882

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