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Thérèse Raquin

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Chapitre 16

Quinze mois se passèrent. Lesâpretés des premières heures s’adoucirent; chaque jour amena une tranquillité, un affaissement de plus; la vie reprit son cours avec une langueur lasse, elle eut cette stupeur monotone qui suit les grandes crises. Et, dans les commencements, Laurent et Thérèse se laissèrent aller à l’existence nouvelle qui les transformait; il se fit en eux un travail sourd qu’il faudrait analyser avec une délicatesse extrême, si l’on voulait en marquer toutes les phases.

Laurent revint bientôt chaque soir à la boutique, comme par le passé. Mais il n’y mangeait plus, il ne s’yétablissait plus pendant des soirées entières. Il arrivait à neuf heures et demie, et s’en allait après avoir fermé le magasin. On eût dit qu’il accomplissait un devoir en venant se mettre au service des deux femmes. S’il négligeait un jour sa corvée, il s’excusait le lendemain avec des humilités de valet. Le jeudi, il aidait Mme Raquin à allumer le feu, à faire les honneurs de la maison. Il avait des prévenances tranquilles qui charmaient la vieille mercière.

Thérèse le regardait paisiblement s’agiter autour d’elle. La pâleur de son visage s’enétait allée; elle paraissait mieux portante, plus souriante, plus douce. À peine si parfois sa bouche, en se pinçant dans une contraction nerveuse, creusait deux plis profonds qui donnaient à sa face une expressionétrange de douleur et d’effroi.

Les deux amants ne cherchèrent plus à se voir en particulier. Jamais ils ne se demandèrent un rendez-vous, jamais ils n’échangèrent furtivement un baiser. Le meurtre avait comme apaisé pour un moment les fièvres voluptueuses de leur chair; ilsétaient parvenus à contenter, en tuant Camille, ces désirs fougueux et insatiables qu’ils n’avaient pu assouvir en se brisant dans les bras l’un de l’autre. Le crime leur semblait une jouissance aiguë qui lesécœurait et les dégoûtait de leurs embrassements.

Ils auraient eu cependant mille facilités pour mener cette vie libre d’amour dont le rêve les avait poussés à l’assassinat. Mme Raquin, impotente, hébétée, n’était pas un obstacle. La maison leur appartenait, ils pouvaient sortir, aller où bon leur semblait. Mais l’amour ne les tentait plus, leurs appétits s’enétaient allés; ils restaient là, causant avec calme, se regardant sans rougeurs et sans frissons, paraissant avoir oublié lesétreintes folles qui avaient meurtri leur chair et fait craquer leurs os. Ilsévitaient même de se rencontrer seulà seul; dans l’intimité, ils ne trouvaient rien à se dire, ils craignaient tous deux de montrer trop de froideur. Lorsqu’ilséchangeaient une poignée de main, ilséprouvaient une sorte de malaise en sentant leur peau se toucher.

D’ailleurs, ils croyaient s’expliquer chacun ce qui les tenait ainsi indifférents et effrayés en face l’un de l’autre. Ils mettaient leur attitude froide sur le compte de la prudence. Leur calme, leur abstinence, selon eux, étaientœuvres de haute sagesse. Ils prétendaient vouloir cette tranquillité de leur chair, ce sommeil de leur cœur. D’autre part, ils regardaient la répugnance, le malaise qu’ils ressentaient comme un reste d’effroi, comme une peur sourde du châtiment. Parfois, ils se forçaient à l’espérance, ils cherchaient à reprendre les rêves brûlants d’autrefois, et ils demeuraient toutétonnés, en voyant que leur imaginationétait vide. Alors ils se cramponnaient à l’idée de leur prochain mariage; arrivés à leur but, n’ayant plus aucune crainte, livrés l’un à l’autre, ils retrouveraient leur passion, ils goûteraient les délices rêvés. Cet espoir les calmait, les empêchait de descendre au fond du néant qui s’était creusé en eux. Ils se persuadaient qu’ils s’aimaient comme par le passé, ils attendaient l’heure qui devait les rendre parfaitement heureux en les liant pour toujours.

Jamais Thérèse n’avait eu l’esprit si calme. Elle devenait certainement meilleure. Toutes les volontés implacables de sonêtre se détendaient.

La nuit, seule dans son lit, elle se trouvait heureuse; elle ne sentait plus à son côté la face maigre, le corps chétif de Camille qui exaspérait sa chair et la jetait dans des désirs inassouvis. Elle se croyait petite fille, vierge sous les rideaux blancs, paisible au milieu du silence et de l’ombre. Sa chambre, vaste, un peu froide, lui plaisait, avec son plafondélevé, ses coins obscurs, ses senteurs de cloître. Elle finissait même par aimer la grande muraille noire qui montait devant sa fenêtre; pendant tout unété, chaque soir, elle resta des heures entières à regarder les pierres grises de cette muraille et les nappesétroites de cielétoilé que découpaient les cheminées et les toits. Elle ne pensait à Laurent que lorsqu’un cauchemar l’éveillait en sursaut; alors, assise sur son séant, tremblante, les yeux agrandis, se serrant dans sa chemise, elle se disait qu’elle n’éprouverait pas ces peurs brusques, si elle avait un homme couché à côté d’elle. Elle songeait à son amant comme à un chien qui l’eût gardée et protégée; sa peau fraîche et calme n’avait pas un frisson de désir.

Le jour, dans la boutique, elle s’intéressait aux choses extérieures; elle sortait d’elle-même, ne vivant plus sourdement révoltée, repliée en pensées de haine et de vengeance. La rêverie l’ennuyait; elle avait le besoin d’agir et de voir. Du matin au soir, elle regardait les gens qui traversaient le passage; ce bruit, ce va-et-vient l’amusaient. Elle devenait curieuse et bavarde, femme en un mot, car jusque-là elle n’avait eu que des actes et des idées d’homme.

Dans l’espionnage qu’elle établit, elle remarqua un jeune homme, unétudiant, qui habitait un hôtel garni du voisinage et qui passait plusieurs fois par jour devant la boutique. Ce garçon avait une beauté pâle, avec de grands cheveux de poète et une moustache d’officier. Thérèse le trouva distingué. Elle en fut amoureuse pendant une semaine, amoureuse comme une pensionnaire. Elle lut des romans, elle compara le jeune homme à Laurent, et trouva ce dernier bienépais, bien lourd. La lecture lui ouvrit des horizons romanesques qu’elle ignorait encore; elle n’avait aimé qu’avec son sang et ses nerfs, elle se mit à aimer avec sa tête. Puis, un jour, l’étudiant disparut; il avait sans doute déménagé. Thérèse l’oublia en quelques heures.

Elle s’abonna à un cabinet littéraire et se passionna pour tous les héros des contes qui lui passèrent sous les yeux. Ce subit amour de la lecture eut une grande influence sur son tempérament. Elle acquit une sensibilité nerveuse qui la faisait rire ou pleurer sans motif. L’équilibre, qui tendait à s’établir en elle, fut rompu. Elle tomba dans une sorte de rêverie vague. Par moments, la pensée de Camille la secouait, et elle songeait à Laurent avec de nouveaux désirs, pleins d’effroi et de défiance. Elle fut ainsi rendue à ses angoisses; tantôt elle cherchait un moyen pourépouser son amant à l’instant même tantôt elle songeait à se sauver, à ne jamais le revoir. Les romans, en lui parlant de chasteté et d’honneur, mirent comme un obstacle entre ses instincts et sa volonté. Elle resta la bête indomptable qui voulait lutter avec la Seine et qui s’était jetée violemment dans l’adultère; mais elle eut conscience de la bonté et de la douceur, elle comprit le visage mou et l’attitude morte de la femme d’Olivier, elle sut qu’on pouvait ne pas tuer son mari etêtre heureuse. Alors elle ne se vit plus bien elle-même, elle vécut dans une indécision cruelle.

De son côté, Laurent passa par différentes phases de calme et de fièvre. Il goûta d’abord une tranquillité profonde; ilétait comme soulagé d’un poidsénorme. Par moments, il s’interrogeait avecétonnement, il croyait avoir fait un mauvais rêve, il se demandait s’ilétait bien vrai qu’il eût jeté Camille à l’eau et qu’il eût revu son cadavre sur une dalle de la morgue. Le souvenir de son crime le surprenaitétrangement; jamais il ne se serait cru capable d’un assassinat; toute sa prudence, toute sa lâcheté frissonnait, il lui montait au front des sueurs glacées, lorsqu’il songeait qu’on aurait pu découvrir son crime et le guillotiner. Alors il sentait à son cou le froid du couteau. Tant qu’il avait agi, ilétait allé droit devant lui, avec un entêtement et un aveuglement de brute. Maintenant il se retournait, et, à voir l’abîme qu’il venait de franchir, des défaillances d’épouvante le prenaient.

«Sûrement, j’étais ivre, pensait-il; cette femme m’avait soûlé de caresses. Bon Dieu! ai-je été bête et fou! Je risquais la guillotine, avec une pareille histoire… Enfin, tout s’est bien passé. Si c’était à refaire, je ne recommencerais pas.»

Laurent s’affaissa, devint mou, plus lâche et plus prudent que jamais. Il engraissa et s’avachit. Quelqu’un qui auraitétudié ce grand corps, tassé sur lui-même, et qui ne paraissait avoir ni os ni nerfs, n’aurait jamais songé à l’accuser de violence et de cruauté.

Il reprit ses anciennes habitudes. Il fut pendant plusieurs mois un employé modèle, faisant sa besogne avec un abrutissement exemplaire. Le soir, il mangeait dans une crémerie de la rue Saint-Victor, coupant son pain par petites tranches, mâchant avec lenteur, faisant traîner son repas le plus possible; puis il se renversait, il s’adossait au mur, et fumait sa pipe. On aurait dit un bon gros père. Le jour, il ne pensait à rien; la nuit, il dormait d’un sommeil lourd et sans rêves. Le visage rose et gras, le ventre plein, le cerveau vide, ilétait heureux.

Sa chair semblait morte, il ne songeait guère à Thérèse. Il pensait parfois à elle, comme on pense à une femme qu’on doitépouser plus tard, dans un avenir indéterminé. Il attendait l’heure de son mariage avec patience, oubliant la femme, rêvant à la nouvelle position qu’il aurait alors. Il quitterait son bureau, il peindrait en amateur, il flânerait. Ces espoirs le ramenaient, chaque soir, à la boutique du passage malgré le vague malaise qu’iléprouvait en y entrant.

Un dimanche, s’ennuyant, ne sachant que faire, il alla chez son ancien ami de collège, chez le jeune peintre avec lequel il avait logé pendant longtemps. L’artiste travaillait à un tableau qu’il comptait envoyer au salon, et qui représentait une Bacchante nue, vautrée sur un lambeau d’étoffe.

 

Dans le fond de l’atelier, un modèle, une femme était couchée, la tête ployée en arrière, le torse tordu, la hanche haute. Cette femme riait par moments et tendait la poitrine, allongeant les bras, s’étirant, pour se délasser. Laurent, qui s’était assis en face d’elle, la regardait, en fumant et en causant avec son ami. Son sang battit, ses nerfs s’irritèrent dans cette contemplation. Il resta jusqu’au soir, il emmena la femme chez lui. Pendant près d’un an, il la garda pour maîtresse. La pauvre fille s’était mise à l’aimer, le trouvant bel homme. Le matin, elle partait, allait poser tout le jour, et revenait régulièrement chaque soir à la même heure; elle se nourrissait, s’habillait, s’entretenait avec l’argent qu’elle gagnait, ne coûtant ainsi pas un sou à Laurent, qui ne s’inquiétait nullement d’où elle venait ni de ce qu’elle avait put faire. Cette femme mit unéquilibre de plus dans sa vie, comme un objet utile et nécessaire qui maintient un corps en paix et en santé; il ne sut jamais si il l’aimait et jamais il ne lui vint à l’idée qu’ilétait infidèle à Thérèse. Il se sentait plus gras et plus heureux. Voila tout.

Cependant le deuil de Thérèse était fini. La jeune femme s’habillait de robes claires, et il arriva qu’un soir Laurent la trouva rajeunie et embellie. Mais iléprouvait toujours un certain malaise devant elle; depuis quelque temps, elle lui paraissait fiévreuse, pleine de capricesétranges, riant et s’attristant sans raison. L’indécision où il la voyait l’effrayait, car il devinait en partie ses luttes et ses troubles. Il se mit à hésiter, ayant une peur atroce de compromettre sa tranquillité; lui, il vivait paisible, dans un contentement sage de ses appétits, il craignait de risquer l’équilibre de sa vie en se liant à une femme nerveuse dont la passion l’avait déjà rendu fou. D’ailleurs, il ne raisonnait pas ces choses, il sentait d’instinct les angoisses que la possession de Thérèse devait mettre en lui.

Le premier choc qu’il reçut et qui le secoua dans son affaissement fut la pensée qu’il lui fallait enfin songer à son mariage. Il y avait près de quinze mois que Camille était mort. Un instant, Laurent pensa à ne pas se marier du tout, à planter là Thérèse, et à garder le modèle, dont l’amour complaisant et à bon marché lui suffisait. Puis, il se dit qu’il ne pouvait avoir tué un homme pour rien; en se rappelant le crime, les efforts terribles qu’il avait faits pour posséder à lui seul cette femme qui le troublait maintenant, il sentit que le meurtre deviendrait inutile et atroce, s’il ne se mariait pas avec elle. Jeter un homme à l’eau afin de lui voler sa veuve, attendre quinze mois, et se décider ensuite à vivre avec une petite fille qui traînait son corps dans tous les ateliers, lui parut ridicule et le fit sourire. D’ailleurs, n’était-il pas lié à Thérèse par un lien de sang et d’horreur? Il la sentait vaguement crier et se tordre en lui, il lui appartenait. Il avait peur de sa complice; peut-être, s’il ne l’épousait pas, irait-elle tout dire à la justice, par vengeance et jalousie. Ces idées battaient dans sa tête. La fièvre le reprit.

Sur ces entrefaites, le modèle le quitta brusquement. Un dimanche, cette fille ne rentra pas; elle avait sans doute trouvé un gîte plus chaud et plus confortable. Laurent fut médiocrement affligé; seulement, il s’était habitué à avoir, la nuit, une femme couchée à son côté, et iléprouva un vide subit dans son existence. Huit jours après ses nerfs se révoltèrent. Il revint s’établir, pendant des soirées entières, dans la boutique du passage, regardant de nouveau Thérèse avec des yeux où luisaient des lueurs rapides. La jeune femme, qui sortait toute frissonnante des longues lectures qu’elle faisait, s’alanguissait et s’abandonnait sous ses regards.

Ils enétaient ainsi revenus tous deux à l’angoisse et au désir, après une longue année d’attente écœurée et indifférente. Un soir Laurent, en fermant la boutique, retint un instant Thérèse dans le passage.

«Veux-tu que je vienne ce soir dans ta chambre?» lui demanda-t-il d’une voix ardente.

La jeune femme fit un geste d’effroi.

«Non, non, attendons…, dit-elle; soyons prudents.

– J’attends depuis assez longtemps, je crois, reprit Laurent; je suis las, je te veux.»

Thérèse le regarda follement; des chaleurs lui brûlaient les mains et le visage. Elle sembla hésiter; puis, d’un ton brusque:

«Marions-nous, je serai à toi.»

Chapitre 17

Laurent quitta le passage, l’esprit tendu, la chair inquiète. L’haleine chaude, le consentement de Thérèse venaient de remettre en lui lesâpretés d’autrefois. Il prit les quais, et marcha, son chapeau à la main, pour recevoir au visage tout l’air du ciel.

Lorsqu’il fut arrivé rue Saint-Victor, à la porte de son hôtel, il eut peur de monter, d’être seul. Un effroi d’enfant, inexplicable, imprévu, lui fit craindre de trouver un homme caché dans sa mansarde. Jamais il n’avaitété sujet à de pareilles poltronneries. Il n’essaya même pas de raisonner le frissonétrange qui le prenait; il entra chez un marchand de vin et y resta pendant une heure, jusqu’à minuit, immobile et muet à une table, buvant machinalement de grands verres de vin. Il songeait à Thérèse, il s’irritait contre la jeune femme, qui n’avait pas voulu le recevoir le soir même dans sa chambre, et il pensait qu’il n’aurait pas eu peur avec elle.

On ferma la boutique, on le mit à la porte. Il rentra pour demander des allumettes. Le bureau de l’hôtel se trouvait au premierétage. Laurent avait une longue allée à suivre et quelques marches à monter, avant de pouvoir prendre sa bougie. Cette allée, ce bout d’escalier, d’un noir terrible, l’épouvantaient. D’ordinaire, il traversait gaillardement ces ténèbres. Ce soir-là, il n’osait sonner, il se disait qu’il y avait peut-être, dans un certain renfoncement formé par l’entrée de la cave, des assassins qui lui sauteraient brusquement à la gorge quand il passerait. Enfin, il sonna, il alluma une allumette et se décida à s’engager dans l’allée. L’allumette s’éteignit. Il resta immobile, haletant, n’osant s’enfuir, frottant les allumettes sur le mur humide avec une anxiété qui faisait trembler sa main. Il lui semblait entendre des voix, des bruits de pas devant lui. Les allumettes se brisaient entre ses doigts. Il réussit à en allumer une. Le soufre se mit à bouillir, à enflammer le bois avec une lenteur qui redoubla les angoisses de Laurent; dans la clarté pâle et bleuâtre du soufre, dans les lueurs vacillantes qui couraient, il crut distinguer des formes monstrueuses. Puis l’allumette pétilla, la lumière devint blanche et claire. Laurent, soulagé, s’avança avec précaution, en ayant soin de ne pas manquer de lumière. Lorsqu’il lui fallut passer devant la cave, il se serra contre le mur opposé; il y avait là une masse d’ombre qui l’effrayait. Il gravit ensuite vivement les quelques marches qui le séparaient du bureau de l’hôtel, et se crut sauvé lorsqu’il tint sa bougie. Il monta les autresétages plus doucement, enélevant la bougie, enéclairant tous les coins devant lesquels il devait passer. Les grandes ombres bizarres qui vont et viennent, lorsqu’on se trouve dans un escalier avec une lumière, le remplissaient d’un vague malaise, en se dressant et en s’effaçant brusquement devant lui.

Quand il fut en haut, il ouvrit sa porte et s’enferma, rapidement. Son premier soin fut de regarder sous son lit, de faire une visite minutieuse dans la chambre, pour voir si personne ne s’y trouvait caché. Il ferma la fenêtre du toit, en pensant que quelqu’un pourrait bien descendre par là. Quand il eut pris ces dispositions, il se sentit plus calme, il se déshabilla, en s’étonnant de sa poltronnerie. Il finit par sourire, par se traiter d’enfant. Il n’avait jamaisété peureux et ne pouvait s’expliquer cette crise subite de terreur.

Il se coucha. Lorsqu’il fut dans la tiédeur des draps, il songea de nouveau à Thérèse, que ses frayeurs lui avaient fait oublier. Les yeux fermés obstinément, cherchant le sommeil, il sentait malgré lui ses pensées travailler, s’imposer, se lier les unes aux autres, lui présenter toujours les avantages qu’il aurait à se marier au plus vite. Par moments, il se retournait, il se disait: «Ne pensons plus, dormons; il faut que je me lève à huit heures demain pour aller à mon bureau.» Et il faisait effort pour se laisser glisser au sommeil. Mais les idées revenaient une à une; le travail sourd de ses raisonnements recommençait; il se retrouvait bientôt dans une sorte de rêverie aiguë, quiétalait au fond de son cerveau les nécessités de son mariage, les arguments que ses désirs et sa prudence donnaient tour à tour pour et contre la possession de Thérèse.

Alors, voyant qu’il ne pouvait dormir, que l’insomnie tenait sa chair irritée, il se mit sur le dos, il ouvrit les yeux tout grands, il laissa son cerveau s’emplir du souvenir de la jeune femme. L’équilibre était rompu, la fièvre chaude de jadis le secouait de nouveau. Il eut l’idée de se lever, de retourner au passage du Pont-Neuf. Il se ferait ouvrir la grille, il irait frapper à la petite porte de l’escalier, et Thérèse le recevrait. À cette pensée le sang montait à son cou.

Sa rêverie avait une luciditéétonnante. Il se voyait dans les rues, marchant vite, le long des maisons, et il se disait: «Je prends ce boulevard, je traverse ce carrefour pourêtre plus tôt arrivé.» Puis la grille du passage grinçait, il suivait l’étroite galerie, sombre et déserte, en se félicitant de pouvoir monter chez Thérèse sansêtre vu de la marchande de bijoux faux; puis il s’imaginaitêtre dans l’allée, dans le petit escalier par où il avait passé si souvent. là, iléprouvait les joies cuisantes de jadis, il se rappelait les terreurs délicieuses, les voluptés poignantes de l’adultère. Ses souvenirs devenaient des réalités qui impressionnaient tous ses sens: il sentait l’odeur fade du couloir, il touchait les murs gluants, il voyait l’ombre sale qui traînait. Et il montait chaque marche, haletant, prêtant l’oreille, contentant déjà ses désirs dans cette approche craintive de la femme désirée. Enfin il grattait à la porte, la porte s’ouvrait, Thérèse était là qui l’attendait, en jupon, toute blanche.

Ses pensées se déroulaient devant lui en spectacles réels. Les yeux fixés sur l’ombre, il voyait. Lorsque, au bout de sa course dans les rues, aprèsêtre entré dans le passage et avoir gravi le petit escalier, il crut apercevoir Thérèse, ardente et pâle, il sauta vivement de son lit, en murmurant: «Il faut que j’y aille, elle m’attend.» Le brusque mouvement qu’il venait de faire chassa l’hallucination: il sentit le froid du carreau, il eut peur. Il resta un instant immobile, les pieds nus, écoutant. Il lui semblait entendre du bruit sur le carré. S’il allait chez Thérèse, il lui faudrait passer de nouveau devant la porte de la cave, en bas; cette pensée lui fit courir un grand frisson froid dans le dos. L’épouvante le reprit, une épouvante bête etécrasante. Il regarda avec défiance dans sa chambre, il y vit traîner des lambeaux blanchâtres de clarté; alors, doucement, avec des précautions pleines d’une hâte anxieuse, il remonta sur son lit, et, là, se pelotonna, se cacha, comme pour se dérober à une arme, à un couteau qui l’aurait menacé.

Le sang s’était porté violemment à son cou, et son cou le brûlait. Il y porta la main, il sentit sous ses doigts la cicatrice de la morsure de Camille. Il avait presque oublié cette morsure. Il fut terrifié en la retrouvant sur sa peau, il crut qu’elle lui mangeait la chair. Il avait vivement retiré la main pour ne plus la sentir, et il la sentait toujours, dévorante, trouant son cou. Alors, il voulut la gratter délicatement, du bout de l’ongle; la terrible cuisson redoubla. Pour ne pas s’arracher la peau, il serra les deux mains entre ses genoux repliés. Roidi, irrité, il resta là, le cou rongé, les dents claquant de peur.

Maintenant ses idées s’attachaient à Camille, avec une fixité effrayante. Jusque-là, le noyé n’avait pas troublé les nuits de Laurent. Et voilà que la pensée de Thérèse amenait le spectre de son mari. Le meurtrier n’osait plus ouvrir les yeux; il craignait d’apercevoir sa victime dans un coin de la chambre. À un moment, il lui sembla que sa couche étaitétrangement secouée; il s’imagina que Camille se trouvait caché sous le lit, et que c’était lui qui le remuait ainsi, pour le faire tomber et le mordre. Hagard, les cheveux dressés sur la tête, il se cramponna à son matelas, croyant que les secousses devenaient de plus en plus violentes.

Puis, il s’aperçut que le lit ne remuait pas. Il y eut une réaction en lui. Il se mit sur son séant, alluma sa bougie, en se traitant d’imbécile. Pour apaiser sa fièvre, il avala un grand verre d’eau.

 

«J’ai eu tort de boire chez ce marchand de vin, pensait-il… Je ne sais ce que j’ai, cette nuit. C’est bête. Je seraiéreinté aujourd’hui à mon bureau. J’aurais dû dormir tout de suite, en me mettant au lit, et ne pas penser à un tas de choses: c’est cela qui m’a donné l’insomnie… Dormons.»

Il souffla de nouveau la lumière, il enfonça la tête dans l’oreiller, un peu rafraîchi, bien décidé à ne plus penser, à ne plus avoir peur. La fatigue commençait à détendre ses nerfs.

Il ne s’endormit pas de son sommeil ordinaire, lourd et accablé; il glissa lentement à une somnolence vague. Ilétait comme simplement engourdi, comme plongé dans un abrutissement doux et voluptueux. Il sentait son corps en sommeillant; son intelligence restaitéveillée dans sa chair morte. Il avait chassé les pensées qui venaient, il s’était défendu contre la veille. Puis, quand il fut assoupi, quand les forces lui manquèrent et que la volonté luiéchappa, les pensées revinrent doucement une à une, reprenant possession de sonêtre défaillant. Ses rêveries recommencèrent. Il refit le chemin qui le séparait de Thérèse: il descendit, passa devant la cave en courant et se trouva dehors; il suivit toutes les rues qu’il avait déjà suivies auparavant, lorsqu’il rêvait les yeux ouverts; il entra dans le passage du Pont-Neuf, monta le petit escalier et gratta à la porte. Mais au lieu de Thérèse, au lieu de la jeune femme en jupon, ce fut Camille qui lui ouvrit, Camille tel qu’il l’avait vu à la morgue, verdâtre, atrocement défiguré. Le cadavre lui tendait les bras, avec un rire ignoble, en montrant une langue noirâtre dans la blancheur des dents.

Laurent poussa un cri et se réveilla en sursaut. Ilétait trempé d’une sueur glacée. Il ramena la couverture sur ses yeux, en s’injuriant, en se mettant en colère contre lui-même. Il voulut se rendormir.

Il se rendormit comme précédemment, avec lenteur; le même accablement le prit, et dès que la volonté lui eut de nouveauéchappé dans la langueur du demi-sommeil, il se remit en marche, il retourna où le conduisait son idée fixe, il courut pour voir Thérèse, et ce fut encore le noyé qui lui ouvrit la porte.

Terrifié, le misérable se mit sur son séant. Il aurait voulu pour tout au monde chasser ce rêve implacable. Il souhaitait un sommeil de plomb quiécrasât ses pensées. Tant qu’il se tenaitéveillé, il avait assez d’énergie pour chasser le fantôme de sa victime; mais dès qu’il n’était plus maître de son esprit, son esprit le conduisait à l’épouvante en le conduisant à la volupté.

Il tenta encore le sommeil. Alors ce fut une succession d’assoupissements voluptueux et de réveils brusques et déchirants. Dans son entêtement furieux, toujours il allait vers Thérèse, toujours il se heurtait contre le corps de Camille. À plus de dix reprises, il refit le chemin, il partit la chair brûlante, suivit le même itinéraire, eut les mêmes sensations, accomplit les mêmes actes, avec une exactitude minutieuse, et, à plus de dix reprises, il vit le noyé s’offrir à son embrassement, lorsqu’ilétendait les bras pour saisir etétreindre sa maîtresse. Ce même dénouement sinistre qui le réveillait chaque fois, haletant etéperdu, ne décourageait pas son désir; quelques minutes après, dès qu’il se rendormait, son désir oubliait le cadavre ignoble qui l’attendait, et courait chercher de nouveau le corps chaud et souple d’une femme. Pendant une heure, Laurent vécut dans cette suite de cauchemars, dans ce mauvais rêve sans cesse répété et sans cesse imprévu, qui, à chaque sursaut, le brisait d’une épouvante plus aiguë.

Une des secousses, la dernière, fut si violente, si douloureuse, qu’il se décida à se lever, à ne pas lutter davantage. Le jour venait; une lueur grise et morne entrait par la fenêtre du toit qui coupait dans le ciel un carré blanchâtre couleur de cendre.

Laurent s’habilla lentement, avec une irritation sourde. Ilétait exaspéré de n’avoir pas dormi, exaspéré de s’être laissé prendre par une peur qu’il traitait maintenant d’enfantillage. Tout en mettant son pantalon, il s’étirait, il se frottait les membres, il se passait les mains sur son visage battu et brouillé par une nuit de fièvre. Et il répétait:

«Je n’aurais pas dû penser à toutça, j’aurais dormi, je serais frais et dispos, à cette heure… Ah! si Thérèse avait bien voulu, hier soir, si Thérèse avait couché avec moi…»

Cette idée, que Thérèse l’aurait empêché d’avoir peur, le tranquillisa un peu. Au fond, il redoutait de passer d’autres nuits semblables à celle qu’il venait d’endurer.

Il se jeta de l’eau à la face, puis se donna un coup de peigne. Ce bout de toilette rafraîchit sa tête et dissipa ses dernières terreurs. Il raisonnait librement, il ne sentait plus qu’une grande fatigue dans tous ses membres.

«Je ne suis pourtant pas poltron, se disait-il en achevant de se vêtir, je ne me moque pas mal de Camille… C’est absurde de croire que ce pauvre diable est sous mon lit. Maintenant, je vais peut-être croire cela toutes les nuits… Décidément il faut que je me marie au plus tôt. Quand Thérèse me tiendra dans ses bras, je ne penserai guère à Camille. Elle m’embrassera sur le cou, et je ne sentirai plus l’atroce cuisson que j’aiéprouvée… Voyons donc cette morsure.»

Il s’approcha de son miroir, tendit le cou et regarda. La cicatrice était d’un rose pâle. Laurent, en distinguant la marque des dents de sa victime, éprouva une certaine émotion, le sang lui monta à la tête, et il s’aperçut alors d’unétrange phénomène. La cicatrice fut empourprée par le flot qui montait, elle devint vive et sanglante, elle se détacha, toute rouge, sur le cou gras et blanc. En même temps, Laurent ressentit des picotements aigus, comme si l’on eut enfoncé des aiguilles dans la plaie. Il se hâta de relever le col de sa chemise.

«Bah! reprit-il, Thérèse guérira cela… Quelques baisers suffiront… Que je suis bête de songer à ces choses!»

Il mit son chapeau et descendit. Il avait besoin de prendre l’air, besoin de marcher. En passant devant la porte de la cave, il sourit. Il s’assura cependant de la solidité du crochet qui fermait cette porte. Dehors, il marcha à pas lents, dans l’air frais du matin, sur les trottoirs déserts. Ilétait environ cinq heures.

Laurent passa une journée atroce. Il dut lutter contre le sommeil accablant qui le saisit dans l’après-midi à son bureau. Sa tête, lourde et endolorie, se penchait malgré lui, et il la relevait brusquement, dès qu’il entendait le pas d’un de ses chefs. Cette lutte, ces secousses achevèrent de briser ses membres, en lui causant des anxiétés intolérables.

Le soir, malgré sa lassitude, il voulut aller voir Thérèse. Il la trouva fiévreuse, accablée, lasse comme lui.

«Notre pauvre Thérèse a passé une mauvaise nuit, lui dit Mme Raquin, lorsqu’il se fut assis. Il paraît qu’elle a eu des cauchemars, une insomnie terrible… À plusieurs reprises, je l’ai entendue crier. Ce matin, elle était toute malade.»

Pendant que sa tante parlait, Thérèse regardait fixement Laurent. Sans doute, ils devinèrent leurs communes terreurs, car un même frisson nerveux courut sur leurs visages. Ils restèrent en face l’un de l’autre jusqu’à dix heures, parlant de banalités, se comprenant, se conjurant tous deux du regard de hâter le moment où ils pourraient s’unir contre le noyé.

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