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Nouveaux Contes à Ninon

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– Serrez les rangs, serrez les rangs!

Nous serrions les rangs comme des moutons, marchant sur les morts, hébétés, tirant toujours. Jusque-là, l'ennemi ne nous avait envoyé que des balles; un éclat sourd se fit entendre, un boulet nous emporta cinq hommes. Une batterie, qui devait être en face de nous et que nous ne pouvions voir, venait d'ouvrir son feu. Les boulets frappaient en plein tas, presqu'au même endroit, faisant une trouée sanglante que nous bouchions sans cesse, avec un entêtement de brutes farouches.

– Serrez les rangs, serrez les rangs! répétait froidement le colonel.

Nous donnions de la chair humaine au canon. A chaque soldat qui tombait, je faisais un pas de plus vers la mort, je me rapprochais de l'endroit où les boulets ronflaient sourdement, écrasant les hommes dont le tour était venu de mourir. Les cadavres s'amoncelaient à cette place, et bientôt les boulets ne frappèrent plus que dans un tas de chairs meurtries; des lambeaux de membres volaient, à chaque nouveau coup de canon. Nous ne pouvions plus serrer les rangs.

Les soldats hurlaient, les chefs eux-mêmes furent entraînés.

– A la baïonnette, à la baïonnette!

Et, sous une pluie de balles, le bataillon courut avec rage au-devant des boulets. Le rideau de fumée se déchira; sur un petit monticule, nous aperçûmes la batterie ennemie rouge de flammes, qui faisait feu sur nous de toutes les gueules de ses pièces. Mais l'élan était pris, les boulets n'arrêtaient que les morts.

Je courais à côté du colonel Montrevert, dont le cheval venait d'être tué, et qui se battait comme un simple soldat. Brusquement, je fus foudroyé; il me sembla que ma poitrine s'ouvrait et que mon épaule était emportée. Un vent terrible me passa sur la face.

Et je tombai. Le colonel s'abattit à mon côté. Je me sentis mourir, je songeai à mes chères affections, je m'évanouis en cherchant d'une main défaillante la lettre de mon oncle Lazare.

Lorsque je revins à moi, j'étais couché sur le flanc, dans la poussière. Une stupeur profonde m'anéantissait. Les yeux grands ouverts, je regardais devant moi, sans rien voir; il me semblait que je n'avais plus de membres et que mon cerveau était vide. Je ne souffrais pas, car la vie paraissait s'en être allée de ma chair.

Un soleil lourd, implacable, tombait sur ma face comme du plomb fondu. Je ne le sentais pas. Peu à peu la vie me revint; mes membres devinrent plus légers, mon épaule seule resta broyée par un poids énorme. Alors, avec l'instinct d'une bête blessée, je voulus me mettre sur mon séant. Je poussai un cri de douleur et je retombai sur le sol.

Mais je vivais maintenant, je voyais, je comprenais. La plaine s'élargissait nue et déserte, toute blanche au grand soleil. Elle étalait sa désolation sous la sérénité ardente du ciel; des tas de cadavres dormaient dans la chaleur, et les arbres abattus semblaient d'autres morts qui séchaient. Il n'y avait pas un souffle d'air. Un silence effrayant sortait des tas de cadavres; puis, par instants, des plaintes sourdes qui traversaient ce silence, lui donnaient un long frisson. A l'horizon, sur les coteaux, de minces nuages de fumée traînaient, tachaient seuls de gris le bleu éclatant du ciel. La tuerie continuait sur les hauteurs.

Je pensai que nous étions vainqueurs, je goûtai un plaisir égoïste à me dire que je pourrais mourir en paix dans cette plaine déserte. Autour de moi, la terre était noire. En levant la tête, je vis, à quelques mètres, la batterie ennemie sur laquelle nous nous étions rués. La lutte avait dû être horrible; le monticule était couvert de corps hachés et défigurés; le sang avait coulé si abondamment, que la poussière semblait un large tapis rouge. Au-dessus des cadavres, les canons allongeaient leurs gueules sombres. Je frissonnai, en écoutant le silence de ces canons.

Alors, doucement, avec de précautions infinies, je parvins à me mettre sur le ventre. J'appuyai ma tête sur une grosse pierre tout éclaboussée, et je tirai de ma poitrine la lettre de mon oncle Lazare. Je la posai devant mes yeux; mes larmes m'empêchaient de la lire.

Et le soleil me brûlait le dos, des odeurs âcres de sang me prenaient à la gorge. Je sentais autour de moi la plaine navrante, j'étais comme roidi par la rigidité des morts. C'était dans le silence chaud et nauséabond du meurtre que mon pauvre coeur pleurait.

L'oncle Lazare m'écrivait:

«Mon cher enfant,

«J'apprends que la guerre est déclarée, et j'espère encore que tu recevras ton congé avant l'ouverture de la campagne. Chaque matin, je prie Dieu de t'épargner de nouveaux dangers; il m'exaucera, il voudra bien que tu puisses un jour me fermer les yeux.

«Ah! mon pauvre Jean, je deviens vieux, j'ai grand besoin de ton bras. Depuis ton départ, je ne sens plus à mon côté ta jeunesse qui me rendait mes vingt ans. Te souviens-tu de nos promenades du matin dans l'allée de chênes? Maintenant, je n'ose plus aller sous ces arbres; je suis seul, j'ai peur. La Durance pleure. Viens vite me consoler, apaiser mes inquiétudes…»

Les sanglots me suffoquaient, je ne pus continuer. A ce moment, un cri déchirant se fit entendre à quelques pas de moi; je vis un soldat se dresser brusquement, la face contractée; il leva les bras avec angoisse, et s'abattit sur le sol, où il se tordit dans des convulsions effroyables; puis, il ne bougea plus.

«J'ai mis mon espoir en Dieu, continuait mon oncle, il te ramènera à Dourgues sain et sauf, nous recommencerons notre douce vie. Laisse-moi rêver tout haut, te dire mes projets d'avenir. Tu n'iras plus à Grenoble, tu resteras près de moi; je ferai de mon enfant un fils de la terre, un paysan qui vivra gaiement au milieu des travaux de la campagne.

«Et moi, je me retirerai dans ta ferme. Mes mains tremblantes ne pourront bientôt plus tenir l'hostie. Je ne demande au ciel que deux années d'une pareille existence. Ce sera la récompense des quelques bonnes oeuvres que j'ai pu faire. Alors tu me conduiras parfois dans les sentiers de notre chère vallée, où chaque rocher, chaque haie me rappellera ta jeunesse que j'ai tant aimée…»

Je dus m'arrêter de nouveau. J'éprouvai à l'épaule une douleur si vive, que je faillis m'évanouir une seconde fois. Une inquiétude terrible venait de me prendre; il me semblait que le bruit de la fusillade se rapprochait, et je me disais avec terreur que notre armée reculait peut-être, que dans sa fuite elle allait descendre me passer sur le corps. Mais je ne voyais toujours que les minces nuages de fumée qui traînaient sur les coteaux.

Mon oncle Lazare ajoutait:

«Et nous serons trois à nous aimer. Ah! mon bien-aimé Jean, comme tu as eu raison de lui donner à boire, un matin, au bord de la Durance. Moi, je redoutais Babet, j'étais de méchante humeur, et maintenant je suis jaloux, car je vois bien que jamais je ne pourrais t'aimer autant qu'elle t'aime. «Dites-lui, me répétait-elle hier en rougissant, que s'il se fait tuer, j'irai me jeter dans la rivière, à l'endroit où il m'a donné à boire.»

«Pour l'amour de Dieu! ménage ta vie. Il est des choses que je ne puis comprendre, mais je sens bien que le bonheur t'attend ici. J'appelle déjà Babet ma fille; je la vois à ton bras, dans l'église, lorsque je bénirai votre union. Je veux que ce soit là ma dernière messe.

«Babet est une grande et belle fille maintenant. Elle t'aidera dans tes travaux…»

Le bruit de la fusillade s'était éloigné. Je pleurais des larmes douces. Il y avait des plaintes sourdes parmi les soldats qui râlaient entre les roues des canons. J'en apercevais un qui faisait des efforts pour se débarrasser d'un de ses camarades, blessé comme lui, dont le corps lui écrasait la poitrine; et, comme ce blessé se déballait en se plaignant, le soldat le repoussa brutalement, le fit rouler sur la pente du monticule, où le misérable hurla de douleur. A ce gémissement, une rumeur monta de l'entassement des cadavres. Le soleil, qui baissait, avait des rayons d'un blond fauve. Le bleu du ciel était plus doux.

J'achevai la lettre de mon oncle Lazare.

«Je voulais simplement, disait-il encore, te donner de nos nouvelles, te supplier de venir au plus tôt nous rendre heureux. Et voilà que je pleure, que je bavarde comme un vieil enfant. Espère, mon pauvre Jean, je prie, et Dieu est bon.

«Réponds-moi vite, fixe-moi, s'il est possible, l'époque de ton retour. Nous comptons les semaines, Babet et moi. A bientôt, bonne espérance.»

L'époque de mon retour!.. Je baisai la lettre en sanglotant, je crus un instant que j'embrassais Babet et mon oncle. Jamais, sans doute, je ne les reverrais. J'allais mourir comme un chien, dans la poussière, sous le soleil de plomb. Et c'était dans cette plaine désolée, au milieu de râles d'agonie, que mes chères affections me disaient adieu. Un silence bourdonnant m'emplissait les oreilles; je regardais la terre blanche tachée de sang, qui s'étendait déserte jusqu'aux lignes grises de l'horizon. Je répétais: «Il faut mourir.» Alors, je fermai les yeux, j'évoquai le souvenir de Babet et de mon oncle Lazare.

Je ne sais combien je passai de temps dans une sorte de somnolence douloureuse. Mon coeur souffrait autant que ma chair. Des larmes coulaient sur mes joues, lentes et chaudes. Au milieu des cauchemars que me donnait la fièvre, j'entendais un râle pareil à la plainte continue d'un enfant qui souffre. Par instants, je m'éveillais, je regardais le ciel avec étonnement.

Je compris enfin que c'était M. de Montrevert, gisant à quelques pas, qui râlait ainsi. Je l'avais cru mort. Il était couché la face contre terre, les bras écartés. Cet homme avait été bon pour moi; je me dis que je ne pouvais le laisser mourir ainsi, le visage dans la terre, et je me mis à ramper doucement vers lui.

Deux cadavres nous séparaient. J'eus un instant la pensée de passer sur le ventre de ces morts pour abréger le chemin; car, à chaque mouvement, mon épaule me faisait horriblement souffrir. Mais je n'osai pas. J'avançai sur les genoux, m'aidant d'une main. Quand je fus arrivé auprès du colonel, je poussai un soupir de soulagement; il me sembla que j'étais moins seul; nous allions mourir ensemble, et cette mort partagée ne m'épouvantait plus.

 

Je voulais qu'il vît le soleil, je le retournai le plus délicatement possible. Quand les rayons tombèrent sur son visage, il souffla fortement; il ouvrit les yeux. Penché sur lui, j'essayai de lui sourire. Il abaissa de nouveau les paupières; à ses lèvres qui tremblaient, je compris qu'il avait conscience de ses souffrances.

– C'est vous, Gourdon, me dit-il enfin d'une voix faible; la bataille est-elle gagnée?

– Je le crois, colonel, lui répondis-je.

Il y eut un instant de silence. Puis, ouvrant les yeux et me regardant:

– Où êtes-vous blessé? me demanda-t-il.

– A l'épaule… Et vous, colonel?

– Je dois avoir le coude broyé… Je me rappelle, c'est le même boulet qui nous a arrangés comme cela, mon garçon.

Il fit un effort pour se remettre sur son séant.

– Ah! ça, dit-il avec une gaieté brusque, nous n'allons pas coucher ici?

Vous ne sauriez croire combien cette bonhomie courageuse me donna des forces et de l'espoir. Je me sentais tout autre depuis que nous étions deux à lutter contre la mort.

– Attendez, m'écriai-je, je vais bander votre bras avec mon mouchoir, et nous tâcherons de nous porter l'un l'autre jusqu'à la prochaine ambulance.

– C'est ça, mon garçon… Ne serrez pas trop fort… Maintenant, prenons-nous chacun par notre bonne main et essayons de nous lever.

Nous nous levâmes en chancelant. Nous avions perdu beaucoup de sang; nos têtes tournaient, nos jambes se dérobaient. On nous aurait pris pour des hommes ivres, trébuchant, nous soutenant, nous poussant, faisant des détours pour éviter les morts. Le soleil se couchait dans une lueur rose, et nos ombres gigantesques dansaient bizarrement sur le champ de bataille. C'était la fin d'un beau jour.

Le colonel plaisantait; des frissons crispaient ses lèvres, ses rires ressemblaient à des sanglots. Je sentais bien que nous allions tomber dans un coin pour ne plus nous relever. Par instants, des vertiges nous prenaient, nous étions obligés de nous arrêter, fermant les yeux. Au fond de la plaine, les ambulances faisaient de petites taches grises sur la terre sombre.

Nous heurtâmes un gros caillou, et nous fûmes renversés l'un sur l'autre. Le colonel jura comme un païen. Nous essayâmes de marcher à quatre pattes, en nous accrochant aux ronces. Nous fîmes ainsi, sur les genoux, une centaine de mètres. Mais nos genoux saignaient.

– J'en ai assez, dit le colonel en se couchant; on viendra me ramasser si l'on veut. Dormons.

J'eus encore la force de me dresser à demi et de crier de tout le souffle qui me restait. Des hommes passaient au loin, ramassant les blessés; ils accoururent, ils nous couchèrent côte à côte sur une civière.

– Mon camarade, me dit le colonel pendant le trajet, la mort ne veut pas de nous. Je vous dois la vie, je m'acquitterai de ma dette, le jour où vous aurez besoin de moi… Donnez-moi votre main.

Je mis ma main dans la sienne, et c'est ainsi que nous arrivâmes aux ambulances. On avait allumé des torches; les chirurgiens coupaient et sciaient, au milieu de hurlements épouvantables; une odeur fade s'exhalait des linges ensanglantés, tandis que les torches jetaient dans les cuvettes des moires d'un rose sombre.

Le colonel supporta courageusement l'amputation de son bras; je vis seulement ses lèvres blanchir et ses yeux se voiler. Quand mon tour fut venu, un chirurgien me visita l'épaule.

– C'est un boulet qui vous a fait cela, dit-il, deux centimètres plus bas, et vous aviez l'épaule emportée. La chair seule a été meurtrie.

Et, comme je demandais à l'aide qui me pansait si ma blessure était grave:

– Grave! me répondit-il en riant, vous en avez pour trois semaines à garder le lit et à vous refaire du sang.

Je me tournai contre le mur, ne voulant pas laisser voir mes larmes. Et j'aperçus des yeux du coeur Babet et mon oncle Lazare qui me tendaient les bras. J'en avais fini avec les luttes sanglantes de ma journée d'été.

III AUTOMNE

Il y avait près de quinze ans que j'avais épousé Babet dans la petite église de mon oncle Lazare. Nous avions demandé le bonheur à notre chère vallée. Je m'étais fait cultivateur; la Durance, ma première amante, était maintenant pour moi une bonne mère qui semblait se plaire à rendre mes champs gras et fertiles. Peu à peu, appliquant les méthodes nouvelles de culture, je devenais un des plus riches propriétaires du pays.

A la mort des parents de ma femme, nous avions acheté l'allée de chênes et les prairies qui s'étendaient le long de la rivière. J'avais fait bâtir sur ce terrain une habitation modeste qu'il nous fallut bientôt agrandir; chaque année, je trouvais moyen d'arrondir nos terres de quelque champ voisin, et nos greniers étaient trop étroits pour nos moissons.

Ces quinze premières années furent simples et heureuses. Elles s'écoulèrent dans une joie sereine, et elles n'ont laissé en moi que le souvenir vague d'un bonheur calme et continu. Mon oncle Lazare avait réalisé son rêve en se retirant chez nous; son grand âge ne lui permettait même plus de lire chaque matin son bréviaire; il regrettait parfois sa chère église, il se consolait en allant rendre visite au jeune vicaire qui l'avait remplacé. Dès le lever du soleil, il descendait de la petite chambre qu'il occupait, et souvent il m'accompagnait aux champs, se plaisant au grand air, retrouvant une jeunesse au milieu des senteurs fortes de la campagne.

Une seule tristesse nous faisait soupirer parfois. Dans la fécondité qui nous entourait, Babet restait stérile. Bien que nous fussions trois à nous aimer, certains jours, nous nous trouvions trop seuls: nous aurions voulu avoir dans nos jambes une tête blonde qui nous eût tourmentés et caressés.

L'oncle Lazare avait une peur terrible de mourir avant d'être grand-oncle. Il était redevenu enfant, il se désolait de ce que Babet ne lui donnait pas un camarade qui aurait joué avec lui. Le jour où ma femme nous confia en hésitant que nous allions sans doute être bientôt quatre, je vis le cher oncle tout pâle, se retenant pour ne pas pleurer. Il nous embrassa, songeant déjà au baptême, parlant de l'enfant comme s'il était âgé de trois ou quatre ans.

Et les mois passèrent dans une tendresse recueillie. Nous parlions bas entre nous, attendant quelqu'un. Je n'aimais plus Babet, je l'adorais à mains jointes, je l'adorais pour deux, pour elle et pour le petit.

Le grand jour approchait. J'avais fait venir de Grenoble une sage-femme qui ne quittait plus la ferme. L'oncle était dans des transes horribles; il n'entendait rien à de pareilles aventures, il alla jusqu'à me dire qu'il avait eu tort de se faire prêtre et qu'il regrettait beaucoup de n'être pas médecin.

Un matin de septembre, vers six heures, j'entrai dans la chambre de ma chère Babet qui sommeillait encore. Son visage souriant reposait paisiblement sur la toile blanche de l'oreiller. Je me penchai, retenant mon souffle. Le ciel me comblait de ses biens. Je songeai tout à coup à cette journée d'été où je râlais dans la poussière, et je sentis en même temps, autour de moi, le bien-être du travail, la paix du bonheur. Ma brave femme dormait, toute rose, au milieu de son grand lit; tandis que la chambre entière me rappelait nos quinze années de tendresse.

J'embrassai doucement Babet sur les lèvres. Elle ouvrit les yeux, me sourit, sans parler. J'avais des envies folles de la prendre dans mes bras, de la serrer contre mon coeur; mais, depuis quelque temps, j'osais à peine lui presser la main, tant elle me semblait fragile et sacrée.

Je m'assis sur le bord de la couche, et, à voix basse:

– Est-ce pour aujourd'hui? lui demandai-je.

– Non, je ne crois pas, me répondit-elle… Je rêvais que j'avais un garçon: il était déjà très-grand et portait d'adorables petites moustaches noires… L'oncle Lazare me disait hier qu'il l'avait aussi vu en rêve.

Je commis une grosse maladresse.

– Je connais l'enfant mieux que vous, repris-je. Je le vois chaque nuit. C'est une fille…

Et comme Babet se tournait vers la muraille, près de pleurer, je compris ma bêtise, je me hâtai d'ajouter:

– Quand je dis une fille… je ne suis pas bien sûr. Je vois l'enfant tout petit, avec une longue robe blanche… C'est certainement un garçon.

Babet m'embrassa pour cette bonne parole.

– Va surveiller les vendanges, reprit-elle. Je me sens calme, ce matin.

– Tu me ferais prévenir s'il arrivait quelque chose?

– Oui, oui… Je suis très-lasse. Je vais encore dormir. Tu ne m'en veux pas de ma paresse?..

Et Babet ferma les yeux, languissante et attendrie. Je restai penché sur elle, recevant au visage le souffle tiède de ses lèvres. Elle s'endormit peu à peu, sans cesser de sourire. Alors, je dégageai ma main de la sienne avec des précautions infinies; je travaillai pendant cinq minutes pour mener à bien cette besogne délicate. Puis, je posai sur son front un baiser qu'elle ne sentit pas, et je me retirai, palpitant, le coeur débordant d'amour.

Je trouvai, en bas, dans la cour, mon oncle Lazare qui regardait avec inquiétude la fenêtre de la chambre de Babet. Dès qu'il m'aperçut:

– Eh bien! me demanda-t-il, est-ce pour aujourd'hui?

Depuis un mois il m'adressait régulièrement cette question chaque matin.

– Il paraît que non, lui répondis-je. Venez-vous avec moi voir vendanger?

Il alla chercher sa canne, et nous descendîmes l'allée de chênes. Lorsque nous fûmes au bout de l'allée, sur cette terrasse qui dominait la Durance, nous nous arrêtâmes tous deux, regardant la vallée.

De petits nuages blancs frissonnaient dans le ciel pâle. Le soleil avait des rayons blonds qui jetaient comme une poussière d'or sur la campagne, dont la nappe jaune s'étendait toute mûre, n'ayant plus les lumières ni les ombres énergiques de l'été. Les feuillages doraient, par larges plaques, la terre noire. La rivière coulait plus lente, lasse d'avoir fécondé les champs pendant une saison. Et la vallée restait calme et forte. Elle portait déjà les premières rides de l'hiver, mais son flanc gardait la chaleur de ses derniers enfantements, étalant ses formes amples, dépouillée des herbes folles du printemps, plus orgueilleusement belle de cette seconde jeunesse de la femme qui a fait oeuvre de vie.

Mon oncle Lazare resta silencieux; puis, se tournant vers moi:

– Te souviens-tu? Jean, me dit-il, il y a plus de vingt ans, je t'ai conduit ici par une jeune matinée de mai. Ce jour-là, je t'ai montré la vallée prise d'une activité folle, travaillant aux fruits de l'automne. Regarde: la vallée vient encore une fois d'achever son travail.

– Je me souviens, cher oncle, répondis-je. J'avais grand'peur ce jour-là; mais vous étiez bon, et votre leçon fut convaincante. Je vous dois toutes mes joies.

– Oui, tu en es à l'automne, tu as travaillé et tu récoltes. L'homme, mon enfant, a été créé à l'image de la terre. Et, comme la mère commune, nous sommes éternels: les feuilles vertes renaissent chaque année des feuilles sèches; moi, je renais en toi, et toi, tu renaîtras dans tes enfants. Je te dis cela pour que la vieillesse ne t'effraye pas, pour que tu saches mourir en paix, comme meurt cette verdure, qui repoussera de ses propres germes au printemps prochain.

J'écoutais mon oncle, et je songeais à Babet, qui dormait dans son grand lit de toile blanche. La chère créature allait enfanter, à l'image de ce sol puissant qui nous avait donné la fortune. Elle aussi en était à l'automne: elle avait le sourire fort, l'ampleur sereine de la vallée. Je croyais la voir sous le soleil blond, lasse et heureuse, trouvant une généreuse volupté à être mère. Et je ne savais plus si mon oncle Lazare me parlait de ma chère vallée ou de ma chère Babet.

Nous montâmes lentement sur les coteaux. En bas, le long de la Durance, étaient les prairies, de larges tapis d'un vert cru; puis venaient des terres jaunes que, ça et là, les oliviers grisâtres et les maigres amandiers coupaient en allées largement espacées; puis, tout en haut, se trouvaient les vignes, des souches puissantes dont les ceps traînaient sur le sol.

Dans le midi de la France, on traite la vigne en rude commère, et non en délicate demoiselle, comme dans le nord. Elle pousse un peu à l'aventure, selon le bon plaisir de la pluie et du soleil. Les souches, alignées sur deux rangs, en longues files, jettent autour d'elles des jets d'une verdure sombre. Dans les intervalles, on sème du blé ou de l'avoine. Un vignoble ressemble à une immense pièce d'étoffe rayée, faite de la bande verte des pampres et du ruban jaune des chaumes.

 

Des hommes et des femmes, accroupis dans les vignes, coupaient les grappes de raisin, qu'ils jetaient ensuite au fond de grands paniers. Nous marchions lentement, mon oncle et moi, le long des allées de chaume. Lorsque nous passions, les vendangeurs tournaient la tête et nous saluaient. Mon oncle s'arrêtait parfois pour causer avec les plus vieux des travailleurs.

– Hé! père André, disait-il, le raisin est-il bien mûr, le vin sera-t-il bon, cette année?

Et les paysans, levant leurs bras nus, montraient au soleil de longues grappes d'un noir d'encre, dont les grains pressés semblaient éclater d'abondance et de force.

– Voyez, monsieur le curé, criaient-ils, ce sont là les petites. Il y en a qui pèsent plusieurs livres. Voici dix ans que nous n'avions eu une pareille besogne.

Puis, ils rentraient dans les feuilles. Leurs vestes brunes faisaient des taches sur la verdure. Et les femmes, nu-tête, ayant au cou un mince fichu bleu, se courbaient en chantant. Il y avait des enfants qui se roulaient au soleil, dans les chaumes, poussant des rires aigus, égayant de leur turbulence l'atelier en plein air. Au bord du champ, de grosses charrettes immobiles attendaient le raisin; elles se détachaient sur le ciel clair, tandis que des hommes allaient et venaient sans cesse, portant les paniers pleins, rapportant les paniers vides.

Je l'avoue, au milieu de ce champ, il me vint des pensées d'orgueil. J'entendais la terre enfanter sous mes pas; la vie mûre et toute-puissante coulait dans les veines de la vigne, et chargeait l'air de souffles larges. Un sang chaud battait dans ma chair, j'étais comme soulevé par la fécondation qui débordait du sol et qui montait en moi. Le labeur de ce peuple d'ouvriers était mon oeuvre, ces vignes étaient mes enfants; cette campagne entière devenait ma famille plantureuse et obéissante. J'avais plaisir à sentir mes pieds s'enfoncer dans la terre grasse.

Alors, j'embrassai d'un coup d'oeil les terrains qui descendaient jusqu'à la Durance, et je possédai ces vignobles, ces prés, ces chaumes, ces oliviers. La maison blanchissait à côté de l'allée de chênes; la rivière semblait une frange d'argent posée au bord du grand manteau vert de mes pâturages. Je crus un instant que ma taille grandissait, qu'en étendant les bras, j'allais pouvoir serrer contre ma poitrine la propriété entière, les arbres et les prairies, la maison et les terres labourées.

Et comme je regardais, je vis, dans l'étroit sentier qui montait le coteau, une de nos servantes courant à perdre haleine. Elle se heurtait aux cailloux, emportée par son élan, agitant les deux bras, nous appelant de ses gestes éperdus. Une émotion inexprimable me prit à la gorge.

– Mon oncle, mon oncle! criai-je, voyez donc courir Marguerite… Je crois que c'est pour aujourd'hui.

Mon oncle Lazare devint tout pâle. La servante était enfin arrivée sur le plateau; elle venait à nous, en sautant par-dessus les vignes. Quand elle fut devant moi, l'haleine lui manqua; elle étouffait, appuyant les mains sur sa poitrine.

– Parlez donc! lui dis-je. Qu'arrive-t-il?

Elle poussa un gros soupir, fit aller les mains, put enfin prononcer ce seul mot:

– Madame…

Je n'attendis pas davantage.

– Venez, venez vite, oncle Lazare! Ah! ma pauvre et chère Babet!

Et je descendis le sentier, lancé à me briser les os. Les vendangeurs, qui s'étaient mis debout, me regardaient courir en souriant. L'oncle Lazare, ne pouvant me rejoindre, agitait sa canne avec désespoir.

– Hé! Jean, que diable! criait-il, attends-moi. je ne veux pas arriver le dernier.

Mais je n'entendais plus l'oncle Lazare, je courais toujours.

J'arrivai à la ferme, haletant, plein de terreur et d'espérance. Je montai rapidement l'escalier, je frappai du poing à la porte de Babet, riant, pleurant, la tête perdue. La sage-femme entrebâilla la porte, pour me dire d'un ton fâché de ne point faire tant de bruit. Je demeurai désespéré et honteux.

– Vous ne pouvez entrer, ajouta-t-elle. Allez attendre dans la cour.

Et comme je ne bougeais pas:

– Tout va bien, continua la sage-femme. Je vous appellerai.

La porte se referma. Je restai droit devant elle, ne me décidant pas à descendre. J'entendais Babet se plaindre d'une voix brisée. Et, comme j'étais là, elle poussa un cri déchirant qui me frappa comme une balle en pleine poitrine. Il me prit une envie irrésistible d'enfoncer la porte d'un coup d'épaule. Pour ne pas céder à cette envie, je mis les mains à mes oreilles, je me précipitai follement dans l'escalier.

Je trouvai dans la cour mon oncle Lazare qui arrivait tout essoufflé.

Le cher homme fut obligé de s'asseoir sur la margelle du puits.

– Eh bien! me demanda-t-il, où est l'enfant?

– Je ne sais pas, répondis-je; on m'a mis à la porte… Babet souffre et pleure.

Nous nous regardâmes, n'osant prononcer une parole. Nous tendions l'oreille avec angoisse, nous ne quittions pas des yeux la fenêtre de Babet, cherchant à voir au travers des petits rideaux blancs. L'oncle, tremblant, restait immobile, les deux mains appuyées fortement sur sa canne; moi, pris de fièvre, je marchais devant lui à grands pas. Par moments, nous échangions des sourires inquiets.

Les charrettes des vendangeurs arrivaient une à une. Les paniers de raisin étaient posés contre un des murs de la cour, et des hommes, les jambes nues, foulaient les grappes sous leurs pieds, dans des auges de bois. Les mulets hennissaient, les charretiers juraient, tandis que le vin tombait avec des bruits sourds au fond de la cuve. Des odeurs âcres montaient dans l'air tiède.

Et j'allais toujours de long en large, comme grisé par ces odeurs. Ma pauvre tête éclatait, je songeais à Babet, en regardant couler le sang du raisin. Je me disais avec une joie toute physique que mon enfant naissait à l'époque féconde de la vendange, dans les senteurs du vin nouveau.

L'impatience me torturait, je montai de nouveau. Mais je n'osai frapper, je collai mon oreille contre le bois de la porte, et j'entendis les plaintes de Babet, qui sanglotait tout bas. Alors le coeur me manqua, je maudis la souffrance. L'oncle Lazare, qui était doucement monté derrière moi, dut me ramener dans la cour. Il voulut me distraire, il me dit que le vin serait excellent; mais il parlait sans s'écouter lui-même. Et, par instants, nous nous taisions tous deux, écoutant avec anxiété une plainte plus prolongée de Babet.

Peu à peu, les cris s'adoucirent, ce ne fut plus qu'un murmure douloureux, une voix d'enfant qui s'endort en pleurant. Puis, un grand silence se fit. Bientôt ce silence me causa une épouvante indicible. La maison me paraissait vide, maintenant que Babet ne sanglotait plus. J'allais monter, lorsque la sage-femme ouvrit sans bruit la fenêtre. Elle se pencha, et, me faisant signe de la main:

– Venez, me dit-elle.

Je montai lentement, goûtant des joies plus profondes à chaque marche. Mon oncle Lazare frappait déjà à la porte, que j'étais encore au milieu de l'escalier, prenant une sorte de plaisir étrange à retarder le moment où j'embrasserais ma femme.

Sur le seuil je m'arrêtai, le coeur battant à grands coups. Mon oncle était penché sur le berceau. Babet, toute blanche, les yeux fermés, semblait dormir. J'oubliai l'enfant, j'allai droit à Babet, je pris sa chère tête entre mes mains. Les larmes n'avaient pas séché sur ses joues, et ses lèvres, encore frémissantes, souriaient, trempées de pleurs. Elle leva paresseusement les paupières. Elle ne me parla pas, mais je l'entendis me dire: «J'ai bien souffert, mon brave Jean, mais j'étais si heureuse de souffrir! Je te sentais en moi.»

Alors, je me penchai, je baisai les yeux de Babet, je bus ses larmes. Elle riait doucement, elle s'abandonnait avec une langueur caressante. La fatigue la tenait endolorie. Elle dégagea lentement ses mains du drap de lit, et, me prenant par le cou, approchant sa bouche de mon oreille:

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