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Le vicomte de Bragelonne, Tome II.

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Alors de Wardes vit que la menace était on ne peut plus sérieuse; la Bastille, à cette époque, était déjà chose effrayante. Il fit un pas vers Raoul, et d'une voix presque inintelligible:

– Monsieur, dit-il, je vous fais les excuses que m'a dictées tout à l'heure M. d'Artagnan, et que force m'est de vous faire.

– Un instant, un instant, monsieur, dit le mousquetaire avec la plus grande tranquillité; vous vous trompez sur les termes. Je n'ai pas dit: «Et que force m'est de vous faire.» J'ai dit: «Et que ma conscience me porte à vous faire.» Ce mot vaut mieux que l'autre, croyez-moi; il vaudra d'autant mieux qu'il sera l'expression plus vraie de vos sentiments.

– J'y souscris donc, dit de Wardes; mais, en vérité messieurs, avouez qu'un coup d'épée au travers du corps, comme on se le donnait autrefois, valait mieux qu'une pareille tyrannie.

– Non, monsieur, répondit Buckingham, car le coup d'épée ne signifie pas, si vous le recevez, que vous avez tort ou raison; il signifie seulement que vous êtes plus ou moins adroit.

– Monsieur! s'écria de Wardes.

– Ah! vous allez dire quelque mauvaise chose, interrompit d'Artagnan coupant la parole à de Wardes, et je vous rends service en vous arrêtant là.

– Est-ce tout, monsieur? demanda de Wardes.

– Absolument tout, répondit d'Artagnan, et ces messieurs et moi sommes satisfaits de vous.

– Croyez-moi, monsieur, répondit de Wardes, vos conciliations ne sont pas heureuses!

– Et pourquoi cela?

– Parce que nous allons nous séparer, je le gagerais, M. de

Bragelonne et moi, plus ennemis que jamais.

– Vous vous trompez quant à moi, monsieur, répondit Raoul, et je ne conserve pas contre vous un atome de fiel dans le coeur.

Ce dernier coup écrasa de Wardes. Il jeta les yeux autour de lui en homme égaré.

D'Artagnan salua gracieusement les gentilshommes qui avaient bien voulu assister à l'explication, et chacun se retira en lui donnant la main.

Pas une main ne se tendit vers de Wardes.

– Oh! s'écria le jeune homme succombant à la rage qui lui mangeait le coeur; oh! je ne trouverai donc personne sur qui je puisse me venger!

– Si fait, monsieur, car je suis là, moi, dit à son oreille une voix toute chargée de menaces.

De Wardes se retourna et vit le duc de Buckingham qui, resté sans doute dans cette intention, venait de s'approcher de lui.

– Vous, monsieur! s'écria de Wardes.

– Oui, moi. Je ne suis pas sujet du roi de France, moi, monsieur; moi, je ne reste pas sur le territoire, puisque je pars pour l'Angleterre. J'ai amassé aussi du désespoir et de la rage, moi. J'ai donc, comme vous, besoin de me venger sur quelqu'un. J'approuve fort les principes de M. d'Artagnan, mais je ne suis pas tenu de les appliquer à vous. Je suis Anglais, et je viens vous proposer à mon tour ce que vous avez inutilement proposé aux autres.

– Monsieur le duc!

– Allons, cher monsieur de Wardes, puisque vous êtes si fort courroucé, prenez-moi pour quintaine. Je serai à Calais dans trente-quatre heures. Venez avec moi, la route nous paraîtra moins longue ensemble que séparés. Nous tirerons l'épée là-bas, sur le sable que couvre la marée, et qui, six heures par jour, est le territoire de la France, mais pendant six autres heures le territoire de Dieu.

– C'est bien, répliqua de Wardes; j'accepte.

– Pardieu! dit le duc, si vous me tuez, mon cher monsieur de Wardes, vous me rendrez, je vous en réponds, un signalé service.

– Je ferai ce que je pourrai pour vous être agréable, duc, dit de Wardes.

– Ainsi, c'est convenu, je vous emmène.

– Je serai à vos ordres. Pardieu! j'avais besoin pour me calmer d'un bon danger, d'un péril mortel.

– Eh bien! je crois que vous avez trouvé votre affaire. Serviteur, monsieur de Wardes; demain, au matin, mon valet de chambre vous dira l'heure précise du départ; nous voyagerons ensemble comme deux bons amis. Je voyage d'ordinaire en homme pressé. Adieu!

Buckingham salua de Wardes et rentra chez le roi. De Wardes, exaspéré, sortit du Palais-Royal et prit rapidement le chemin de la maison qu'il habitait.

Chapitre XCV – M. Baisemeaux de Montlezun

Après la leçon un peu dure donnée à de Wardes, Athos et d'Artagnan descendirent ensemble l'escalier qui conduit à la cour du Palais- Royal.

– Voyez-vous, disait Athos à d'Artagnan, Raoul ne peut échapper tôt ou tard à ce duel avec de Wardes; de Wardes est brave autant qu'il est méchant.

– Je connais ces drôles-là, répliqua d'Artagnan; j'ai eu affaire au père. Je vous déclare, et en ce temps j'avais de bons muscles et une sauvage assurance, je vous déclare, dis-je, que le père m'a donné du mal. Il fallait voir cependant comme j'en décousais. Ah! mon ami, on ne fait plus des assauts pareils aujourd'hui; j'avais une main qui ne pouvait rester un moment en place, une main de vif-argent, vous le savez, Athos, vous m'avez vu à l'oeuvre. Ce n'était plus un simple morceau d'acier, c'était un serpent qui prenait toutes ses formes et toutes ses longueurs pour parvenir à placer convenablement sa tête, c'est-à-dire sa morsure; je me donnais six pieds, puis trois, je pressais l'ennemi corps à corps, puis je me jetais à dix pieds. Il n'y avait pas force humaine capable de résister à ce féroce entrain. Eh bien! de Wardes le père, avec sa bravoure de race, sa bravoure hargneuse, m'occupa fort longtemps, et je me souviens que mes doigts, à l'issue du combat, étaient fatigués.

– Donc, je vous le disais bien, reprit Athos, le fils cherchera toujours Raoul et finira par le rencontrer, car on trouve Raoul facilement lorsqu'on le cherche.

– D'accord, mon ami, mais Raoul calcule bien; il n'en veut point à de Wardes, il l'a dit: il attendra d'être provoqué; alors sa position est bonne. Le roi ne peut se fâcher; d'ailleurs, nous saurons le moyen de calmer le roi. Mais pourquoi ces craintes, ces inquiétudes chez vous qui ne vous alarmez pas aisément?

– Voici: tout me trouble. Raoul va demain voir le roi qui lui dira sa volonté sur certain mariage. Raoul se fâchera comme un amoureux qu'il est, et, une fois dans sa mauvaise humeur, s'il rencontre de Wardes, la bombe éclatera.

– Nous empêcherons l'éclat, cher ami.

– Pas moi, car je veux retourner à Blois. Toute cette élégance fardée de cour, toutes ces intrigues me dégoûtent. Je ne suis plus un jeune homme pour pactiser avec les mesquineries d'aujourd'hui. J'ai lu dans le grand livre de Dieu beaucoup de choses trop belles et trop larges pour m'occuper avec intérêt des petites phrases que se chuchotent ces hommes quand ils veulent se tromper. En un mot, je m'ennuie à Paris, partout où je ne vous ai pas, et, comme je ne puis toujours vous avoir, je veux m'en retourner à Blois.

– Oh! que vous avez tort, Athos! que vous mentez à votre origine et à la destinée de votre âme! Les hommes de votre trempe sont faits pour aller jusqu'au dernier jour dans la plénitude de leurs facultés. Voyez ma vieille épée de La Rochelle, cette lame espagnole; elle servit trente ans aussi parfaite; un jour d'hiver, en tombant sur le marbre du Louvre, elle se cassa net, mon cher. On m'en a fait un couteau de chasse qui durera cent ans encore. Vous, Athos, avec votre loyauté, votre franchise, votre courage froid et votre instruction solide, vous êtes l'homme qu'il faut pour avertir et diriger les rois. Restez ici: M. Fouquet ne durera pas aussi longtemps que ma lame espagnole.

– Allons, dit Athos en souriant, voilà d'Artagnan qui, après m'avoir élevé aux nues, fait de moi une sorte de dieu, me jette du haut de l'Olympe et m'aplatit sur terre. J'ai des ambitions plus grandes, ami. Être ministre, être esclave, allons donc! Ne suis-je pas plus grand? je ne suis rien. Je me souviens de vous avoir entendu m'appeler quelquefois le grand Athos. Or, je vous défie, si j'étais ministre, de me confirmer cette épithète. Non, non, je ne me livre pas ainsi.

– Alors n'en parlons plus; abdiquez tout, même la fraternité!

– Oh! cher ami, c'est presque dur, ce que vous me dites là!

D'Artagnan serra vivement la main d'Athos.

– Non, non, abdiquez sans crainte. Raoul peut se passer de vous, je suis à Paris.

– Eh bien! alors, je retournerai à Blois. Ce soir, vous me direz adieu; demain, au point du jour, je remonterai à cheval.

– Vous ne pouvez pas rentrer seul à votre hôtel; pourquoi n'avez- vous pas amené Grimaud?

– Mon ami, Grimaud dort; il se couche de bonne heure. Mon pauvre vieux se fatigue aisément. Il est venu avec moi de Blois, et je l'ai forcé de garder le logis; car s'il lui fallait, pour reprendre haleine, remonter les quarante lieues qui nous séparent de Blois, il en mourrait sans se plaindre. Mais je tiens à mon Grimaud.

– Je vais vous donner un mousquetaire pour porter le flambeau.

Holà! quelqu'un!

Et d'Artagnan se pencha sur la rampe dorée. Sept ou huit têtes de mousquetaires apparurent.

– Quelqu'un de bonne volonté pour escorter M. le comte de La

Fère, cria d'Artagnan.

– Merci de votre empressement, messieurs, dit Athos. Je ne saurais ainsi déranger des gentilshommes.

– J'escorterais bien Monsieur, dit quelqu'un, si je n'avais à parler à M. d'Artagnan.

– Qui est là? fit d'Artagnan en cherchant dans la pénombre.

– Moi, cher monsieur d'Artagnan.

– Dieu me pardonne, si ce n'est pas la voix de Baisemeaux!

– Moi-même, monsieur.

– Eh! mon cher Baisemeaux, que faites-vous là dans la cour?

– J'attends vos ordres, mon cher monsieur d'Artagnan.

– Ah! malheureux que je suis, pensa d'Artagnan; c'est vrai, vous avez été prévenu pour une arrestation; mais venir vous-même au lieu d'envoyer un écuyer!

– Je suis venu parce que j'avais à vous parler.

– Et vous ne m'avez pas fait prévenir?

– J'attendais, dit timidement M. Baisemeaux.

 

– Je vous quitte. Adieu, d'Artagnan, fit Athos à son ami.

– Pas avant que je vous présente M. Baisemeaux de Montlezun, gouverneur du château de la Bastille.

Baisemeaux salua. Athos également.

– Mais vous devez vous connaître, ajouta d'Artagnan.

– J'ai un vague souvenir de Monsieur, dit Athos.

– Vous savez bien, mon cher ami, Baisemeaux, ce garde du roi avec qui nous fîmes de si bonnes parties autrefois sous le cardinal.

– Parfaitement, dit Athos en prenant congé avec affabilité.

– M. le comte de La Fère, qui avait nom de guerre Athos, dit d'Artagnan à l'oreille de Baisemeaux.

– Oui, oui, un galant homme, un des quatre fameux, dit

Baisemeaux.

– Précisément. Mais, voyons, mon cher Baisemeaux, causons-nous?

– S'il vous plaît!

– D'abord, quant aux ordres, c'est fait, pas d'ordres. Le roi renonce à faire arrêter la personne en question.

– Ah! tant pis, dit Baisemeaux avec un soupir.

– Comment, tant pis? s'écria d'Artagnan en riant.

– Sans doute, s'écria le gouverneur de la Bastille, mes prisonniers sont mes rentes, à moi.

– Eh! c'est vrai. Je ne voyais pas la chose sous ce jour-là.

– Donc, pas d'ordres?

Et Baisemeaux soupira encore.

– C'est vous, reprit-il, qui avez une belle position: capitaine- lieutenant des mousquetaires!

– C'est assez bon, oui. Mais je ne vois pas ce que vous avez à m'envier: gouverneur de la Bastille, qui est le premier château de France.

– Je le sais bien, dit tristement Baisemeaux.

– Vous dites cela comme un pénitent, mordioux! Je changerai mes bénéfices contre les vôtres, si vous voulez?

– Ne parlons pas bénéfices, dit Baisemeaux, si vous ne voulez pas me fendre l'âme.

– Mais vous regardez de droite et de gauche comme si vous aviez peur d'être arrêté, vous qui gardez ceux qu'on arrête.

– Je regarde qu'on nous voit et qu'on nous entend, et qu'il serait plus sûr de causer à l'écart, si vous m'accordiez cette faveur.

– Baisemeaux! Baisemeaux! vous oubliez donc que nous sommes des connaissances de trente-cinq ans. Ne prenez donc pas avec moi des airs contrits. Soyez à l'aise. Je ne mange pas crus des gouverneurs de la Bastille.

– Plût au Ciel!

– Voyons, venez dans la cour, nous nous prendrons par le bras; il fait un clair de lune superbe, et le long des chênes, sous les arbres, vous me conterez votre histoire lugubre. Venez.

Il attira le dolent gouverneur dans la cour, lui prit le bras, comme il l'avait dit, et avec sa brusque bonhomie:

– Allons, flamberge au vent! dit-il, dégoisez. Baisemeaux, que voulez vous me dire?

– Ce sera bien long.

– Vous aimez donc mieux vous lamenter? M'est avis que ce sera plus long encore. Gage que vous vous faites cinquante mille livres sur vos pigeons de la Bastille.

– Quand cela serait, cher monsieur d'Artagnan?

– Vous m'étonnez, Baisemeaux; regardez-vous donc, mon cher. Vous faites l'homme contrit, mordioux! je vais vous conduire devant une glace, vous y verrez que vous êtes grassouillet, fleuri, gras et rond comme un fromage; que vous avez des yeux comme des charbons allumés, et que, sans ce vilain pli que vous affectez de vous creuser au front, vous ne paraîtriez pas cinquante ans. Or, vous en avez soixante, hein?

– Tout cela est vrai…

– Pardieu! je le sais bien que c'est vrai, vrai comme les cinquante mille livres de bénéfice.

Le petit Baisemeaux frappa du pied.

– Là, là! dit d'Artagnan, je m'en vais vous faire votre compte; vous étiez capitaine des gardes de M. de Mazarin: douze mille livres par an; vous les avez touchées douze ans, soit cent quarante mille livres.

– Douze mille livres! Êtes-vous fou! s'écria Baisemeaux Le vieux grigou n'a jamais donné que six mille, et les charges de la place allaient à six mille cinq cents. M. Colbert, qui m'avait fait rogner les six mille autres livres, daignait me faire toucher cinquante pistoles comme gratification. En sorte que, sans ce petit fief de Montlezun, qui donne douze mille livres, je n'eusse pas fait honneur à mes affaires.

– Passons condamnation, arrivons aux cinquante mille livres de la Bastille. Là, j'espère, vous êtes nourri, logé; vous avez six mille livres de traitement.

– Soit.

– Bon an mal an, cinquante prisonniers qui, l'un dans l'autre, vous rapportent mille livres.

– Je n'en disconviens pas.

– C'est bien cinquante mille livres par an; vous occupez depuis trois ans, c'est donc cent cinquante mille livres que vous avez.

– Vous oubliez un détail, cher monsieur d'Artagnan.

– Lequel?

– C'est que, vous, vous avez reçu la charge de capitaine des mains du roi.

– Je le sais bien.

– Tandis que, moi, j'ai reçu celle de gouverneur de MM. Tremblay et Louvière.

– C'est juste, et Tremblay n'était pas homme à vous laisser sa charge pour rien.

– Oh! Louvière non plus. Il en résulte que j'ai donné soixante- quinze mille livres à Tremblay pour sa part.

– Joli! Et à Louvière?

– Autant.

– Tout de suite?

– Non pas, c'eût été impossible. Le roi ne voulait pas, ou plutôt M. de Mazarin ne voulait pas paraître destituer ces deux gaillards issus de la barricade; il a donc souffert qu'ils fissent pour se retirer des conditions léonines.

– Quelles conditions?

– Frémissez!.. trois années du revenu comme pot-de-vin.

– Diable! en sorte que les cent cinquante mille livres ont passé dans leurs mains?

– Juste.

– Et outre cela?

– Une somme de quinze mille écus ou cinquante mille pistoles, comme il vous plaira, en trois paiements.

– C'est exorbitant.

– Ce n'est pas tout.

– Allons donc!

– Faute à moi de remplir l'une des conditions, ces messieurs rentrent dans leur charge. On a fait signer cela au roi.

– C'est énorme, c'est incroyable!

– C'est comme cela.

– Je vous plains, mon pauvre Baisemeaux. Mais alors, cher ami, pourquoi diable M. de Mazarin vous a-t-il accordé cette prétendue faveur? Il était plus simple de vous la refuser.

– Oh! oui! mais il a eu la main forcée par mon protecteur.

– Votre protecteur! qui cela?

– Parbleu! un de vos amis, M. d'Herblay.

– M. d'Herblay? Aramis?

– Aramis, précisément, il a été charmant pour moi.

– Charmant! de vous faire passer sous ces fourches?

– Écoutez donc! je voulais quitter le service du cardinal. M. d'Herblay parla pour moi à Louvière et à Tremblay; ils résistèrent; j'avais envie de la place, car je sais ce qu'elle peut donner; je m'ouvris à M. d'Herblay sur ma détresse: il m'offrit de répondre pour moi à chaque paiement.

– Bah! Aramis? Oh! vous me stupéfiez. Aramis répondit pour vous?

– En galant homme. Il obtint la signature; Tremblay et Louvière se démirent; j'ai fait payer vingt-cinq mille livres chaque année de bénéfice à un de ces deux messieurs; chaque année aussi, en mai, M. d'Herblay vint lui-même à la Bastille m'apporter deux mille cinq cents pistoles pour distribuer à mes crocodiles.

– Alors, vous devez cent cinquante mille livres à Aramis?

– Eh! voilà mon désespoir, je ne lui en dois que cent mille.

– Je ne vous comprends pas parfaitement.

– Eh! sans doute, il n'est venu que deux ans. Mais aujourd'hui nous sommes le 31 mai, et il n'est pas venu, et c'est demain l'échéance, à midi. Et demain, si je n'ai pas payé, ces messieurs, aux termes du contrat, peuvent rentrer dans le marché; je serai dépouillé et j'aurai travaillé trois ans et donné deux cent cinquante mille livres pour rien, mon cher monsieur d'Artagnan, pour rien absolument.

– Voilà qui est curieux, murmura d'Artagnan.

– Concevez-vous maintenant que je puisse avoir un pli sur le front?

– Oh! oui.

– Concevez-vous que, malgré cette rondeur de fromage et cette fraîcheur de pomme d'api, malgré ces yeux brillants comme des charbons allumés, je sois arrivé à craindre de n'avoir plus même un fromage ni une pomme d'api à manger, et de n'avoir plus que des yeux pour pleurer?

– C'est désolant.

– Je suis donc venu à vous, monsieur d'Artagnan, car vous seul pouvez me tirer de peine.

– Comment cela?

– Vous connaissez l'abbé d'Herblay?

– Pardieu!

– Vous le connaissez mystérieux?

– Oh! oui.

– Vous pouvez me donner l'adresse de son presbytère, car j'ai cherché à Noisy-le-Sec, et il n'y est plus.

– Parbleu! il est évêque de Vannes.

– Vannes, en Bretagne?

– Oui.

Le petit homme se mit à s'arracher les cheveux.

– Hélas! dit-il, comment aller à Vannes d'ici demain à midi?..

Je suis un homme perdu. Vannes! Vannes! criait Baisemeaux.

– Votre désespoir me fait mal. Écoutez donc, un évêque ne réside pas toujours; Mgr d'Herblay pourrait n'être pas si loin que vous le craignez.

– Oh! dites-moi son adresse.

– Je ne sais, mon ami.

– Décidément me voilà perdu! Je vais aller me jeter aux pieds du roi.

– Mais, Baisemeaux, vous m'étonnez; comment, la Bastille pouvant produire cinquante mille livres, n'avez-vous pas poussé la vis pour en faire produire cent mille?

– Parce que je suis un honnête homme, cher monsieur d'Artagnan, et que mes prisonniers sont nourris comme des potentats.

– Pardieu! vous voilà bien avancé; donnez-vous une bonne indigestion avec vos belles nourritures, et crevez-moi d'ici à demain midi.

– Cruel! il a le coeur de rire.

– Non, vous m'affligez… Voyons, Baisemeaux, avez-vous une parole d'honneur?

– Oh! capitaine!

– Eh bien! donnez-moi votre parole que vous n'ouvrirez la bouche à personne de ce que je vais vous dire.

– Jamais! jamais!

– Vous voulez mettre la main sur Aramis?

– À tout prix!

– Eh bien! allez trouver M. Fouquet.

– Quel rapport…

– Mais que vous êtes!.. Où est Vannes?

– Dame!..

– Vannes est dans le diocèse de Belle-Île, ou Belle-Île dans le diocèse de Vannes. Belle-Île est à M. Fouquet: M. Fouquet a fait nommer M. d'Herblay à cet évêché.

– Vous m'ouvrez les yeux et vous me rendez la vie.

– Tant mieux. Allez donc dire tout simplement à M. Fouquet que vous désirez parler à M. d'Herblay.

– C'est vrai! c'est vrai! s'écria Baisemeaux transporté.

– Et, fit d'Artagnan en l'arrêtant avec un regard sévère, la parole d'honneur?

– Oh! sacrée! répliqua le petit homme en s'apprêtant à courir.

– Où allez-vous?

– Chez M. Fouquet.

– Non pas, M. Fouquet est au jeu du roi. Que vous alliez chez M. Fouquet demain de bonne heure, c'est tout ce que vous pouvez faire.

– J'irai; merci!

– Bonne chance!

– Merci!

– Voilà une drôle d'histoire, murmura d'Artagnan, qui, après avoir quitté Baisemeaux, remonta lentement son escalier. Quel diable d'intérêt Aramis peut-il avoir à obliger ainsi Baisemeaux? Hein!.. nous saurons cela un jour ou l'autre.

Chapitre XCVI – Le jeu du roi

Fouquet assistait, comme l'avait dit d'Artagnan, au jeu du roi.

Il semblait que le départ de Buckingham eût jeté du baume sur tous les coeurs ulcérés la veille.

Monsieur, rayonnant, faisait mille signaux affectueux à sa mère.

Le comte de Guiche ne pouvait se séparer de Buckingham, et, tout en jouant, il s'entretenait avec lui des éventualités de son voyage…

Buckingham, rêveur et affectueux comme un homme de coeur qui a pris son parti, écoutait le comte et adressait de temps en temps à Madame un regard de regrets et de tendresse éperdue.

La princesse, au sein de son enivrement, partageait encore sa pensée entre le roi, qui jouait avec elle, Monsieur, qui la raillait doucement sur des gains considérables, et de Guiche, qui témoignait une joie extravagante.

Quant à Buckingham, elle s'en occupait légèrement; pour elle, ce fugitif, ce banni était un souvenir, non plus un homme. Les coeurs légers sont ainsi faits; entiers au présent, ils rompent violemment avec tout ce qui peut déranger leurs petits calculs de bien-être égoïste. Madame se fût accommodée des sourires, des gentillesses, des soupirs de Buckingham présent; mais de loin, soupirer, sourire, s'agenouiller, à quoi bon?

Le vent du détroit, qui enlève les navires pesants, où balaie-t-il les soupirs? Le sait-on?

Le duc ne se dissimula point ce changement; son coeur en fut mortellement blessé.

Nature délicate, fière et susceptible de profond attachement, il maudit le jour où la passion était entrée dans son coeur. Les regards qu'il envoyait à Madame se refroidirent peu à peu au souffle glacial de sa pensée. Il ne pouvait mépriser encore, mais il fut assez fort pour imposer silence aux cris tumultueux de son coeur. À mesure que Madame devinait ce changement, elle redoublait d'activité pour recouvrer le rayonnement qui lui échappait; son esprit, timide et indécis d'abord, se fit jour en brillants éclats; il fallait à tout prix qu'elle fût remarquée par-dessus tout, par-dessus le roi lui-même. Elle le fut. Les reines, malgré leur dignité, le roi, malgré les respects de l'étiquette, furent éclipsés. Les reines, roides et guindées, dès l'abord, s'humanisèrent et rirent. Madame Henriette, reine mère, fut éblouie de cet éclat qui revenait sur sa race, grâce à l'esprit de la petite-fille de Henri IV. Le roi, si jaloux comme jeune homme, si jaloux comme roi de toutes les supériorités qui l'entouraient, ne put s'empêcher de rendre les armes à cette pétulance française dont l'humeur anglaise rehaussait encore l'énergie. Il fut saisi comme un enfant par cette radieuse beauté que suscitait l'esprit.

 

Les yeux de Madame lançaient des éclairs. La gaieté s'échappait de ses lèvres de pourpre comme la persuasion des lèvres du vieux Grec Nestor.

Autour des reines et du roi, toute la cour, soumise à ces enchantements, s'apercevait, pour la première fois, qu'on pouvait rire devant le plus grand roi du monde, comme des gens dignes d'être appelés les plus polis et les plus spirituels du monde.

Madame eut, dès ce soir, un succès capable d'étourdir quiconque n'eût pas pris naissance dans ces régions élevées qu'on appelle un trône et qui sont à l'abri de semblables vertiges, malgré leur hauteur. À partir de ce moment, Louis XIV regarda Madame comme un personnage.

Buckingham la regarda comme une coquette digne des plus cruels supplices.

De Guiche la regarda comme une divinité. Les courtisans, comme un astre dont la lumière devait devenir un foyer pour toute faveur, pour toute puissance.

Cependant Louis XIV, quelques années auparavant, n'avait pas seulement daigné donner la main à ce laideron pour un ballet.

Cependant Buckingham avait adoré cette coquette à deux genoux.

Cependant de Guiche avait regardé cette divinité comme une femme.

Cependant les courtisans n'avaient pas osé applaudir sur le passage de cet astre dans la crainte de déplaire au roi, à qui cet astre avait autrefois déplu.

Voilà ce qui se passait, dans cette mémorable soirée, au jeu du roi.

La jeune reine, quoique Espagnole et nièce d'Anne d'Autriche, aimait le roi et ne savait pas dissimuler.

Anne d'Autriche, observatrice, comme toute femme et impérieuse comme toute reine, sentit la puissance de Madame et s'inclina tout aussitôt.

Ce qui détermina la jeune reine à lever le siège et à rentrer chez elle.

À peine le roi fit-il attention à ce départ, malgré les symptômes affectés d'indisposition qui l'accompagnaient.

Fort des lois de l'étiquette qu'il commençait à introduire chez lui comme élément de toute relation, Louis XIV ne s'émut point; il offrit la main à Madame sans regarder Monsieur, son frère, et conduisit la jeune princesse jusqu'à la porte de son appartement.

On remarqua que, sur le seuil de la porte, Sa Majesté, libre de toute contrainte ou moins forte que la situation, laissa échapper un énorme soupir.

Les femmes, car elles remarquent tout, Mlle de Montalais, par exemple, ne manquèrent pas de dire à leurs compagnes:

– Le roi a soupiré.

– Madame a soupiré.

C'était vrai.

Madame avait soupiré sans bruit, mais avec un accompagnement bien plus dangereux pour le repos du roi.

Madame avait soupiré en fermant ses beaux yeux noirs, puis elle les avait rouverts, et, tout chargés qu'ils étaient d'une indicible tristesse, elle les avait relevés sur le roi, dont le visage, à ce moment, s'était empourpré visiblement.

Il résultait de cette rougeur, de ces soupirs échangés et de tout ce mouvement royal, que Montalais avait commis une indiscrétion, et que cette indiscrétion avait certainement affecté sa compagne, car Mlle de La Vallière, moins perspicace sans doute, pâlit quand rougit le roi, et, son service l'appelant chez Madame, entra toute tremblante derrière la princesse, sans songer à prendre les gants, ainsi que le cérémonial le voulait.

Il est vrai que cette provinciale pouvait alléguer pour excuse le trouble où la jetait la majesté royale. En effet, Mlle de La Vallière, tout occupée de refermer la porte, avait involontairement les yeux attachés sur le roi, qui marchait à reculons.

Le roi rentra dans la salle de jeu; il voulut parler à diverses personnes mais l'on put voir qu'il n'avait pas l'esprit fort présent. Il brouilla divers comptes dont profitèrent divers seigneurs qui avaient retenu ces habitudes depuis M. de Mazarin, mauvaise mémoire, mais bonne arithmétique.

Ainsi Manicamp, distrait personnage s'il en fut, que le lecteur ne s'y trompe pas, Manicamp, l'homme le plus honnête du monde, ramassa purement et simplement vingt mille livres qui traînaient sur le tapis et dont la propriété ne paraissait légitimement acquise à personne. Ainsi M. de Wardes, qui avait la tête un peu embarrassée par les affaires de la soirée, laissa-t-il soixante louis doubles qu'il avait gagnés à M. de Buckingham, et que celui- ci, incapable comme son père de salir ses mains avec une monnaie quelconque, abandonna au chandelier, ce chandelier dût il être vivant.

Le roi ne recouvra un peu de son attention qu'au moment où M. Colbert, qui guettait depuis quelques instants, s'approcha, et, fort respectueusement sans doute, mais avec insistance, déposa un de ses conseils dans l'oreille encore bourdonnante de Sa Majesté.

Au conseil, Louis prêta une attention nouvelle, et, aussitôt, jetant ses regards devant lui:

– Est-ce que M. Fouquet, dit-il, n'est plus là?

– Si fait, si fait, Sire, répliqua la voix du surintendant, occupé avec Buckingham.

Et il s'approcha. Le roi fit un pas vers lui d'un air charmant et plein de négligence.

– Pardon, monsieur le surintendant, si je trouble votre conversation, dit Louis; mais je vous réclame partout où j'ai besoin de vous.

– Mes services sont au roi toujours, répliqua Fouquet.

– Et surtout votre caisse, dit le roi en riant d'un sourire faux.

– Ma caisse plus encore que le reste, dit froidement Fouquet.

– Voici le fait, monsieur: je veux donner une fête à

Fontainebleau. Quinze jours de maison ouverte. J'ai besoin de…

Il regarda obliquement Colbert. Fouquet attendit sans se troubler.

– De… dit-il.

– De quatre millions, fit le roi, répondant au sourire cruel de

Colbert.

– Quatre millions? dit Fouquet en s'inclinant profondément.

Et ses ongles, entrant dans sa poitrine, y creusèrent un sillon sanglant sans que la sérénité de son visage en fût un moment altérée.

– Oui, monsieur, dit le roi.

– Quand, Sire?

– Mais… prenez votre temps… C'est-à-dire… non… le plus tôt possible.

– Il faut le temps.

– Le temps! s'écria Colbert triomphant.

– Le temps de compter les écus, fit le surintendant avec un majestueux mépris; l'on ne tire et l'on ne pèse qu'un million par jour, monsieur.

– Quatre jours, alors, dit Colbert.

– Oh! répliqua Fouquet en s'adressant au roi, mes commis font des prodiges pour le service de Sa Majesté. La somme sera prête dans trois jours.

Colbert pâlit à son tour. Louis le regarda étonné. Fouquet se retira sans forfanterie, sans faiblesse, souriant aux nombreux amis dans le regard desquels, seul, il sait une véritable amitié, un intérêt allant jusqu'à la compassion.

Il ne fallait pas juger Fouquet sur ce sourire; Fouquet avait, en réalité, la mort dans le coeur.

Quelques gouttes de sang tachaient, sous son habit, le fin tissu qui couvrait sa poitrine.

L'habit cachait le sang, le sourire, la rage. À la façon dont il aborda son carrosse, ses gens devinèrent que le maître n'était pas de joyeuse humeur. Il résulta de cette intelligence que les ordres s'exécutèrent avec cette précision de manoeuvre que l'on trouve sur un vaisseau de guerre commandé pendant l'orage par un capitaine irrité.

Le carrosse ne roula point, il vola.

À peine si Fouquet eut le temps de se recueillir durant le trajet.

En arrivant, il monta chez Aramis. Aramis n'était point encore couché.

Quant à Porthos, il avait soupé fort convenablement d'un gigot braisé, de deux faisans rôtis et d'une montagne d'écrevisses; puis il s'était fait oindre le corps avec des huiles parfumées, à la façon des lutteurs antiques; puis, l'onction achevée, il s'était étendu dans des flanelles et fait transporter dans un lit bassiné.

Aramis, nous l'avons dit, n'était point couché. À l'aise dans une robe de chambre de velours, il écrivait lettres sur lettres, de cette écriture si fine et si pressée dont une page tient un quart de volume. La porte s'ouvrit précipitamment; le surintendant parut, pâle, agité, soucieux.

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