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Acté

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Chapitre XIII

C'était une ville tout entière sous une autre ville.

La terre, les peuples et les hommes ont une existence pareille: la terre a ses cataclysmes, les peuples leurs révolutions, l'homme ses maladies; tous ont une enfance, une virilité et une vieillesse; leur âge diffère dans sa durée, et voilà tout; l'une compte par mille ans, les autres par siècles, les derniers par jours.

Dans cette période qui leur est accordée, il y a pour chacun des époques de transition pendant lesquelles s'accomplissent des choses inouïes, qui, tout en se rattachant au passé et en préparant l'avenir, se révèlent à l'investigation de la science sous le titre d'accidents de la nature, tandis qu'elles brillent à l'œil de la foi comme des préparations de la Providence. Or, Rome était arrivée à une de ces époques mystérieuses, et elle commençait à éprouver de ces frémissements étranges qui accompagnent la naissance ou la chute des empires: elle sentait tressaillir en elle l'enfant inconnu qu'elle devait mettre au jour, et qui déjà s'agitait sourdement dans ses vastes entrailles; un malaise mortel la tourmentait, et, comme un fiévreux qui ne peut trouver ni sommeil ni repos, elle consumait les dernières années de sa vie païenne, tantôt en accès de délire, tantôt en intervalles d'abattement: c'est que, comme nous l'avons dit, au dessous de la civilisation superficielle et extérieure qui s'agitait à la surface de la terre, s'était glissé un principe nouveau, souterrain et invisible, portant avec lui la destruction et la reconstruction, la mort et la vie, les ténèbres et la lumière. Aussi tous les jours s'accomplissaient au dessus d'elle, au dessous d'elle, autour d'elle, de ces événements inexplicables à son aveuglement, et que ses poètes racontent comme des prodiges. C'étaient des bruits souterrains et bizarres que l'on attribuait aux divinités de l'enfer; c'étaient des disparitions subites d'hommes, de femmes, de familles tout entières; c'étaient des apparitions de gens que l'on croyait morts, et qui sortaient tout à coup du royaume des ombres pour menacer et pour prédire. C'est que le feu souterrain qui échauffait cet immense creuset y faisait bouillonner, comme de l'or et du plomb, toutes les passions bonnes et mauvaises; seulement l'or se précipitait et le plomb restait à la surface. Les Catacombes étaient le récipient mystérieux où s'amassait goutte à goutte le trésor de l'avenir.

C'étaient, comme on le sait, de vastes carrières abandonnées: Rome tout entière, avec ses maisons, ses palais, ses théâtres, ses bains, ses cirques, ses aqueducs, en était sortie pierre à pierre; c'étaient les flancs qui avaient enfanté la ville de Romulus et de Scipion; mais, à compter d'Octave, et du jour où le marbre avait succédé à la pierre, les échos de ces vastes galeries avaient cessé de retentir des pas des travailleurs. Le travertin était devenu trop vulgaire, et les empereurs avaient fait demander à Babylone son porphyre, à Thèbes son granit, et à Corinthe son airain: les cavernes immenses qui s'étendaient au dessous de Rome étaient donc restées abandonnées, désertes et oubliées, lorsque, lentement et avec mystère, le christianisme naissant les repeupla: d'abord elles furent un temple, puis un asile, puis une cité.

À l'époque où Acté et le vieillard y descendirent, ce n'était encore qu'un asile: tout ce qui était esclave, tout ce qui était malheureux, tout ce qui était proscrit, était sûr d'y trouver un refuge, des consolations et une tombe; aussi des familles tout entières s'y étaient abritées dans l'ombre, et déjà les adeptes de la foi nouvelle se comptaient par milliers; mais au milieu de la foule immense qui couvrait la surface de Rome, nul n'avait pensé à remarquer cette infiltration souterraine, qui n'était pas assez considérable pour apparaître à la superficie de la société et faire baisser le niveau de la population.

Qu'on ne croie pas cependant que la vie des premiers chrétiens ne fût occupée qu'à se soustraire aux persécutions qui commençaient à naître; elle se rattachait par la sympathie, par la piété, par le courage, à tous les événements qui menaçaient les frères qu'une nécessité quelconque avait retenus dans les murailles de la ville païenne.

Souvent, lorsqu'un danger apparaissait, le néophyte de la cité supérieure sentait monter jusqu'à lui une aide inattendue; une trappe invisible s'ouvrait sous ses pieds et se refermait sur sa tête; la porte de son cachot tournait mystérieusement sur ses gonds, et le geôlier fuyait avec la victime; ou bien lorsque la colère était si prompte que, semblable à la foudre, elle avait frappé en même temps que l'éclair avait paru; lorsque le néophyte était devenu martyr, soit qu'il eût été étranglé dans la prison de Tullus, soit que sa tête fût tombée sur la place publique, soit qu'il eût été précipité du haut de la roche Tarpéienne, soit enfin qu'il eût été mis en croix sur le mont Esquilin; profitant des ténèbres de la nuit, quelques vieillards prudents, quelques jeunes gens aventureux, et parfois même quelques femmes timides, gravissant par des sentiers détournés la montagne maudite où l'on jetait les cadavres des condamnés, afin qu'ils y fussent dévorés par les bêtes féroces et les oiseaux de proie, allaient enlever les corps mutilés, et les apportaient religieusement dans les Catacombes, où d'objets de haine et d'exécration qu'ils avaient été pour leurs persécuteurs, ils devenaient un objet d'adoration, de respect pour leurs frères, qui s'exhortaient l'un l'autre à vivre et à mourir, comme l'élu qui les avait précédés au ciel avait vécu et était mort sur la terre.

Souvent il arrivait aussi que la mort, lasse de frapper au soleil, venait choisir quelque victime dans les Catacombes; dans ce cas, ce n'était pas une mère, un fils, une épouse, qui perdait un père ou un mari: c'était une famille tout entière qui pleurait un enfant; alors on le couchait dans son linceul; si c'était une jeune fille, on la couronnait de roses: si c'était un homme ou un vieillard, on lui mettait une palme à la main, le prêtre disait sur lui les prières des morts; puis on l'étendait doucement dans la tombe de pierre, creusée d'avance, et où il allait dormir dans l'attente de la résurrection éternelle: c'étaient là les cercueils qu'Acté avait vus en entrant pour la première fois sous ces voûtes inconnues; alors ils lui avaient inspiré une terreur profonde qui bientôt se changea en mélancolie: la jeune fille, encore païenne par le cœur, mais déjà chrétienne par l'âme, s'arrêtait quelquefois des heures entières devant ces tombes, où une mère, une épouse, ou une fille désolées, avaient gravé, à la pointe du couteau, le nom de la personne aimée, et quelque symbole religieux, quelque inscription sainte, qui exprimaient leur douleur ou leur espérance. Sur presque tous, c'était une croix, emblème de résignation pour les hommes, auxquels elle racontait les souffrances d'un Dieu; puis encore le chandelier aux sept branches qui brûlait dans le temple de Jérusalem, ou bien la colombe de l'arche, douce messagère de miséricorde, qui rapporte à la terre la branche d'olivier qu'elle a été cueillir dans les jardins du ciel.

Mais d'autres fois aussi, ses souvenirs de bonheur revenaient plus vifs et plus puissants dans le cœur d'Acté: alors elle épiait les rayons du jour et elle écoutait les bruits de la terre; alors elle allait s'asseoir seule et isolée, adossée à quelque pilier massif, et, les mains croisées, le front appuyé sur les genoux, couverte d'un long voile, elle eût semblé, à ceux qui passaient près d'elle, une statue assise sur un tombeau, si parfois on n'eût pas entendu un soupir sortir de sa bouche, si l'on n'eût pas vu courir par tout son corps un frémissement de douleur. Alors, Paul, qui seul savait ce qui se passait dans cette âme, Paul, qui avait vu le Christ pardonner à la Madeleine, s'en remettait au temps et à Dieu de fermer cette blessure, et, la voyant ainsi muette et immobile, disait aux plus pures des jeunes vierges:

– Priez pour cette femme, afin que le Seigneur lui pardonne et qu'elle soit un jour une des vôtres, et qu'à son tour elle prie avec vous; les jeunes filles obéissaient, et, soit que leurs prières montassent au ciel, soit que les pleurs adoucissent l'amertume de la douleur, on voyait bientôt la jeune Grecque rejoindre ses jeunes compagnes, le sourire sur les lèvres et les larmes dans les yeux.

Cependant, tandis que les chrétiens cachés dans les Catacombes vivaient de cette vie de charité, de prosélytisme et d'attente, les événements se pressaient au-dessus de leur tête: le monde païen tout entier chancelait comme un homme ivre, et Néron, prince du festin et roi de l'orgie, se gorgeait de plaisirs, de vin et de sang. La mort d'Agrippine avait brisé le dernier frein qui pouvait le retenir encore par cette crainte d'enfant que le jeune homme garde pour sa mère; mais du moment où la flamme du bûcher s'était éteinte, toute pudeur, toute conscience, tout remords avaient paru s'éteindre avec elle. Il avait voulu rester à Bauli; car, aux sentiments généreux disparus avait succédé la crainte, et Néron, quelque mépris qu'il eût des hommes, quelque impiété qu'il professât pour les dieux, ne pouvait penser qu'un pareil crime ne soulèverait pas contre lui la haine des uns et la colère des autres; il demeurait donc loin de Naples et de Rome, attendant les nouvelles que lui rapporteraient ses courriers; mais il avait douté à tort de la bassesse du sénat, et bientôt une députation des patriciens et des chevaliers vint le féliciter d'avoir échappé à ce péril nouveau et imprévu, et lui annoncer que non seulement Rome, mais toutes les villes de l'empire, encombraient les temples de leurs envoyés et témoignaient leur joie par des sacrifices. Quant aux dieux, s'il faut en croire Tacite, qui pourrait bien leur avoir prêté un peu de son rigorisme et de sa sévérité, ils furent moins faciles: à défaut du remords, ils envoyèrent l'insomnie au parricide, et pendant cette insomnie il entendait le retentissement d'une trompette sur le sommet des coteaux voisins, et des cris lamentables, inconnus et sans cause, arrivaient jusqu'à lui, venant du côté du tombeau de sa mère. En conséquence, il était reparti pour Naples.

 

Là il avait retrouvé Poppée, et avec elle la haine contre Octavie, cette malheureuse sœur de Britannicus, pauvre enfant qui, arrachée à celui qu'elle aimait avec une pureté de vierge, avait été poussée par Agrippine dans les bras de Néron; pauvre épouse dont le deuil avait commencé le jour des noces, qui n'entra dans la maison conjugale que pour y voir mourir, empoisonnés, son père et son frère, que pour y lutter vainement contre une maîtresse plus puissante, et qui, loin de Rome, restait à vingt ans exilée dans l'île de Pandataire: déjà séparée de la vie par le pressentiment de la mort, et n'ayant pour toute cour que des centurions et des soldats, cour terrible, aux regards incessamment tournés vers Rome, et qui n'attendait qu'un ordre, un geste, un signe, pour que chaque flatteur devint un bourreau. Hé bien! c'était cette vie, toute isolée, malheureuse et ignorée qu'elle était, qui tourmentait encore Poppée au milieu de ses splendeurs adultères et de son pouvoir sans bornes: car la beauté, la jeunesse et les malheurs d'Octavie l'avaient faite populaire: les Romains la plaignaient instinctivement, et par ce sentiment naturel à l'homme qui s'apitoie devant la faiblesse qui souffre; mais cet intérêt lui-même pouvait contribuer à la perdre, et jamais à la sauver, car il était plus tendre que fort, et pareil à celui qu'on éprouve pour une gazelle blessée ou pour une fleur brisée sur sa tige.

Aussi Néron, malgré son indifférence pour Octavie et les instances de Poppée, hésitait-il à frapper. Il y a de ces crimes si inutiles, que l'homme le plus cruel hésite à les commettre, car ce que le coupable couronné craint, ce n'est pas le remords, mais c'est le manque d'excuse. La courtisane comprit donc ce qui retenait l'empereur, car, sachant que ce n'était ni l'amour ni la pitié, elle se mit en quête de la véritable cause, et ne tarda point à la deviner; aussi un jour une sédition éclata, le nom d'Octavie fut prononcé avec des cris qui demandaient son retour; les statues de Poppée furent renversées et traînées dans la boue; puis vint une troupe d'hommes armés de fouets, qui dispersa les rebelles et replaça les effigies de Poppée sur leurs piédestaux: ce soulèvement avait duré une heure, et coûté un million; ce n'était pas payer trop cher la tête d'une rivale.

Car cette démonstration c'était tout ce qu'il fallait à Poppée. Poppée était à Rome, elle accourut à Naples: elle fuyait les assassins payés par Octavie, disait-elle; elle était ravissante de frayeur, elle se jeta aux genoux de Néron. Néron envoya l'ordre à Octavie de se donner la mort.

En vain la pauvre exilée offrit-elle de se réduire aux titres de veuve et de sœur; en vain invoqua-t-elle le nom des Germanicus, leurs aïeux communs, celui d'Agrippine qui, tant qu'elle avait vécu elle-même, avait veillé sur ses jours; tout fut inutile, et comme elle hésitait à obéir, et qu'elle n'osait se frapper elle-même, on lui lia les bras, on lui ouvrit les quatre veines, puis on lui coupa toutes les autres artères, car le sang, glacé par la peur, tardait à couler, et, comme il ne venait pas encore, on l'étouffa à la vapeur d'un bain bouillant. Enfin, pour qu'elle ne doutât pas du meurtre, de peur qu'elle n'eût l'idée qu'on avait substitué une victime vulgaire à la victime impériale, on sépara la tête du corps, et on la porta à Poppée qui la posa sur ses genoux, lui rouvrit les paupières, et qui croyant peut-être voir une menace dans ce regard atone et glacé, lui enfonça dans les yeux les épingles d'or qui retenaient sa chevelure.

Enfin Néron revint à Rome, et sa folie et sa dissolution furent portées à leur comble: il y eut des jeux où des sénateurs combattirent à la place des gladiateurs, des combats de chant, où l'on punit de mort ceux qui n'applaudissaient pas; un incendie qui brûla la moitié de Rome, et que Néron regarda en battant des mains et en chantant sur une lyre: enfin, Poppée comprit qu'il était temps de retenir celui qu'elle avait excité; que des plaisirs si inouïs et si monstrueux nuisaient à son influence toute basée sur les plaisirs. Sous le prétexte de sa grossesse, elle refusa d'aller au théâtre un jour que Néron devait y chanter: ce refus blessa l'artiste, il parla en empereur, Poppée résista en favorite, et Néron, impatienté, la tua d'un coup de pied.

Alors Néron prononça son éloge à la tribune, et, ne pouvant la louer sur ses vertus, il la loua sur sa beauté: puis il commanda lui-même les obsèques, ne voulant pas que le corps fût brûlé, mais embaumé à la manière des rois d'Orient; et Pline le naturaliste assure que l'Arabie en un an ne produit pas autant d'encens et de myrrhe qu'en consomma l'empereur pour les divines funérailles de celle qui ferrait ses mules avec de l'or, et épuisait tous les jours pour ses bains le lait de 500 ânesses.

Les larmes des mauvais rois retombent sur les peuples en pluie de sang; Néron accusa les chrétiens de ses propres crimes, et une nouvelle persécution commença, plus terrible encore que les précédentes.

Alors le zèle des catéchumènes redoubla avec le danger: chaque jour c'étaient de nouvelles veuves et de nouveaux orphelins à consoler; chaque nuit c'étaient de nouveaux corps à soustraire aux bêtes féroces et aux oiseaux de proie. Enfin, Néron s'aperçut qu'on lui volait ses cadavres: il mit une garde autour du mont Esquilin, et une nuit que quelques chrétiens, conduits par Paul, venaient, comme d'habitude, remplir leur mission sainte, une troupe de soldats cachés dans un ravin de la montagne tomba sur eux à l'improviste et les fit prisonniers, à l'exception d'un seul: celui-là, c'était Silas.

Il courut aux Catacombes, et arriva comme les fidèles se rassemblaient pour la prière. Il leur annonça la nouvelle fatale, et tous tombèrent à genoux pour implorer le Seigneur. Acté seule resta debout, car le Dieu des chrétiens n'était pas encore son Dieu. Quelques-uns crièrent à l'impiété et à l'ingratitude; mais Acté étendit le bras sur la foule pour réclamer le silence, et, lorsqu'elle fut obéie:

– Demain, dit-elle, j'irai à Rome, et je tâcherai de le sauver.

– Et moi, dit Silas, j'y retourne ce soir pour mourir avec lui, si tu ne réussis pas.

Chapitre XIV

Le lendemain matin, Acté, selon sa promesse, sortit des Catacombes et prit le chemin de Rome; elle était seule et à pied, vêtue d'une longue stole qui tombait de son cou à ses pieds, et couverte d'un voile qui lui cachait le visage; dans sa ceinture, elle avait passé un poignard court et aigu, car elle craignait d'être insultée par quelque chevalier ivre ou quelque soldat brutal: puis, si elle ne réussissait pas dans son entreprise, si elle n'obtenait pas la grâce de Paul, qu'elle venait solliciter, elle demanderait à le voir et lui donnerait cette arme, afin qu'il échappât à un supplice terrible et honteux. C'était donc encore, comme on le voit, la jeune fille de l'Achaïe, née pour être prêtresse de Diane et de Minerve, nourrie dans les idées et dans les exemples païens, se rappelant toujours Annibal buvant le poison, Caton s'ouvrant les entrailles, et Brutus se jetant sur son épée; elle ignorait que la religion nouvelle défendait le suicide et glorifiait le martyre, et que ce qui était une honte aux yeux des gentils était une apothéose aux regards des fidèles.

Arrivée à quelques pas de la porte Métroni, au-delà de laquelle se poursuivait dans Rome même la vallée d'Égérie, qu'elle avait suivie depuis les Catacombes, elle sentit ses genoux faiblir et son cœur battre avec tant de violence, qu'elle fut contrainte, pour ne pas tomber, de s'appuyer contre un arbre; elle allait revoir celui qu'elle n'avait pas revu depuis la terrible soirée des fêtes de Minerve. Retrouverait-elle Lucius ou Néron, le vainqueur des jeux olympiques ou l'empereur, un amant ou un juge? Quant à elle, elle sentait que cette espèce d'engourdissement dans lequel était tombé son cœur, pendant ce long séjour dans les Catacombes, tenait au froid, au silence et aux ténèbres de cette demeure, et qu'il se reprenait à la vie en retrouvant le jour et la lumière, et s'épanouissait de nouveau à l'amour comme une fleur au soleil.

Au reste, comme nous l'avons dit, tout ce qui s'était passé à la surface de la terre avait eu un écho dans les Catacombes, mais écho fugitif, éloigné, trompeur; Acté avait donc appris l'assassinat d'Octavie et la mort de Poppée; mais tous ces détails infâmes que les historiens nous ont transmis étaient encore enfermés dans un cercle de bourreaux et de courtisans, au-delà duquel n'avaient transpiré que de sourdes rumeurs et des récits tronqués: la mort seule des rois arrache le voile qui couvre leur vie, et ce n'est que lorsque Dieu a fait de leur majesté un cadavre impuissant, que la vérité, exilée de leur palais, revient s'asseoir sur leur tombe. Tout ce qu'Acté savait, c'est que l'empereur n'avait plus ni femme ni maîtresse, et qu'une espérance sourde lui disait qu'il avait peut-être gardé dans un coin de son cœur le souvenir de cet amour qui, à elle, était toute son âme.

Elle se remit donc promptement et franchit la porte de la ville: c'était par une belle et chaude matinée de juillet, le XV des Calendes, jour désigné parmi les jours heureux. C'était à la deuxième heure du matin, qui correspond chez nous à la septième heure, désignée parmi les heures heureuses aussi. Soit que cette coïncidence de dates propices conduisît chacun à l'accomplissement de ses affaires ou de ses plaisirs, soit qu'une fête promise attirât la foule, soit qu'un spectacle inattendu fût venu tirer le peuple de ses occupations journalières et matinales, les rues étaient encombrées de promeneurs qui presque tous se dirigeaient vers le Forum.

Acté les suivit. C'était le chemin du Palatin, et c'était au Palatin qu'elle comptait trouver Néron. Tout entière au sentiment que lui inspirait cette prochaine entrevue, elle marchait sans voir et sans entendre, côtoyant la longue rue qui s'étendait entre le Coello et l'Aventin, et qui était tapissée d'étoffes précieuses et jonchée de fleurs comme dans les solennités publiques; en arrivant à l'angle du Palatin, elle vit les dieux de la patrie revêtus de leurs vêtements de fête, et le front ceint de leurs couronnes de gazon, de chêne et de laurier; elle prit alors à droite, et bientôt se trouva sur la voie Sacrée, où elle avait passé en triomphe lors de sa première entrée à Rome. La foule devenait de plus en plus nombreuse et pressée, elle se dirigeait vers le Capitole où semblait se préparer quelque splendide solennité; mais qu'importait à Acté ce qui se passait au Capitole, c'était Lucius qu'elle cherchait. Lucius habitait la maison dorée; aussi, arrivée à la hauteur du temple de Rémus et de Romulus, elle prit à gauche, passa rapidement entre les temples de Phoebé et de Jupiter Stator, monta l'escalier qui conduisait au Palatin, et se trouva sous le vestibule de la maison dorée.

Là commença pour elle la première révélation de la scène étrange qui allait se passer sous ses yeux. Un lit magnifique était dressé en face de la porte de l'atrium, il était recouvert de pourpre tyrienne brochée d'or, élevé sur un piédestal d'ivoire incrusté d'écaille, et drapé d'étoffes attaliques, qui l'abritaient comme une tente. Acté frémit de tout son corps, une sueur froide s'amassa sur son front, un nuage passa devant ses yeux; ce lit, exposé aux regards de la multitude, c'était un lit nuptial; cependant elle voulut douter; elle s'approcha d'un esclave et lui demanda quel était ce lit, et l'esclave répondit que c'était celui de Néron qui se mariait à cette heure au temple de Jupiter Capitolin.

Alors il se fit dans l'âme de la jeune fille un terrible et soudain retour vers la passion insensée qui l'avait perdue: elle oublia tout, les Catacombes qui lui avaient donné un asile, les chrétiens qui avaient mis leur espoir en elle, et le danger de Paul qui l'avait sauvée et qu'elle était venue pour sauver à son tour: elle porta la main à ce poignard qu'elle avait pris comme une défense à la pudeur ou une ressource contre la honte, et, bondissante et le cœur plein de jalousie, elle descendit l'escalier, et s'élança vers le Capitole pour voir la nouvelle rivale qui, au moment où elle allait le reprendre peut-être, lui enlevait le cœur de son amant. La foule était immense, et cependant avec cette puissance que donne une passion réelle, elle s'y ouvrit un passage, car il était facile de voir, quoique sa rica lui cachât entièrement le visage, que cette femme au pas ferme et rapide marchait vers un but important et ne permettait pas qu'on l'arrêtât dans sa route. Elle suivit ainsi la voie Sacrée, jusqu'au point où elle bifurquait sous l'arc de Scipion, et, prenant le chemin le plus court, c'est-à-dire celui qui passait entre les prisons publiques et le temple de la Concorde, elle entra d'un pas ferme dans le temple de Jupiter Capitolin. Alors, au pied de la statue du dieu, entourés des dix témoins exigés par la loi, et qui étaient choisis parmi les plus nobles patriciens, assis chacun sur un siège recouvert de la toison d'une brebis qui avait servi de victime, elle vit les fiancés, la tête voilée, de sorte que d'abord elle ne put reconnaître quelle était cette femme; mais au même instant le grand pontife, assisté du flamine de Jupiter, après avoir fait une libation de lait et de vin miellé, s'avança vers l'empereur et lui dit:

 

– Lucius Domitius Claudius Néron, je te donne Sabina; sois son époux, son ami, son tuteur et son père; je te fais maître de tous ses biens et je les confie à ta bonne foi.

En même temps il mit la main de la femme dans celle de l'époux, et releva son voile pour que chacun pût saluer la nouvelle impératrice. Alors, Acté, qui avait douté tant qu'elle n'avait entendu que le nom, fut forcé de croire enfin, lorsqu'elle vit le visage. C'était bien la jeune fille du vaisseau et du bain, c'était bien Sabina, la sœur de Sporus. À la face des dieux et des hommes, l'empereur épousait une esclave!..

Alors Acté se rendit compte du sentiment étrange qu'elle avait toujours ressenti pour cet être mystérieux: c'était une répulsion pressentimentale, c'était une de ces haines instinctives, comme les femmes en ont pour les femmes qui doivent être leurs rivales un jour. Néron épousait cette jeune fille qu'il lui avait donnée, qui l'avait servie, qui avait été son esclave – qui déjà peut-être alors partageait avec elle l'amour de son amant – sur laquelle elle avait eu droit de vie et de mort, et qu'elle n'avait pas étouffée entre ses mains comme un serpent qui devait un jour lui dévorer le cœur. Oh! cela était impossible: elle reporta une seconde fois sur elle ses yeux pleins de doute; mais le prêtre ne s'était pas trompé, c'était bien Sabina, Sabina en costume de mariée, revêtue de la tunique blanche unie, et ornée de bandelettes, la taille serrée par la ceinture de laine de brebis dont la rupture était réservée à son époux, les cheveux traversés par le javelot d'or qui rappelait l'enlèvement des Sabines, et les épaules couvertes du voile couleur de flamme, ornement nuptial que la fiancée ne porte qu'un jour, et qui fut de tous temps choisi comme un heureux présage, parce qu'il est la parure habituelle de la femme du flamine, à qui les lois interdisent le divorce.

En ce moment les mariés se relevèrent et sortirent du temple: ils étaient attendus à la porte par des chevaliers romains portant les quatre divinités protectrices des mariages: et par quatre femmes de la première noblesse de Rome portant chacune une torche en bois de pin. Tigellin les attendait sur le seuil avec la dot de la nouvelle épouse. Néron la reçut, mit sur la tête de Sabina la couronne, et sur ses épaules le manteau des impératrices, puis il monta avec elle dans une litière splendide et découverte, l'embrassant aux yeux de tous et aux applaudissements du peuple, parmi lesquels on distinguait les voix courtisanesques des Grecs qui, dans leur langage fait pour la flatterie, osaient émettre des vœux pour la fécondité de cette étrange union.

Acté les suivit, croyant qu'ils allaient rentrer à la maison dorée; mais, en arrivant au bas du Capitole, ils tournèrent par le Vicus Tuscus, traversèrent le Vélabre, gagnèrent le quartier d'Argilète, et entrèrent dans le Champ-de-Mars par la porte triomphale. C'est ainsi qu'aux fêtes sigillaires de Rome, Néron voulait montrer au peuple sa nouvelle impératrice. Aussi la conduisit-il au forum Olitorium, au théâtre de Pompée, aux portiques d'Octavie. Acté les suivit partout, sans les perdre un instant des yeux, aux marchés, aux temples, aux promenades. Un dîner magnifique était offert à la colline des Jardins. Elle se tint debout contre un arbre pendant tout le temps que dura le dîner. Ils revinrent par le forum de César, où le sénat les attendait pour les complimenter. Elle écouta la harangue, appuyée à la statue du dictateur; tout le jour se passa ainsi, car ce ne fut que vers le soir qu'ils reprirent le chemin du palais; et tout le jour Acté demeura debout, sans prendre de nourriture, sans penser ni à la fatigue ni à la faim, soutenue par le feu de la jalousie qui brûlait son cœur, et qui courait par toutes ses veines. Ils rentrèrent enfin à la maison dorée, Acté y entra avec eux: c'était chose facile, toutes les portes en étaient ouvertes, car Néron, au contraire de Tibère, ne craignait pas le peuple. Il y a plus, ses prodigalités, ses jeux, ses spectacles, sa cruauté même, qui ne frappait que des têtes élevées ou des ennemis des croyances païennes, l'avaient fait aimer de la foule, et aujourd'hui encore c'est peut-être, à Rome, l'empereur dont le nom est resté le plus populaire.

Acté connaissait l'intérieur du palais pour l'avoir parcouru avec Lucius; son vêtement et son voile blanc lui donnaient l'apparence d'une des jeunes compagnes de Sabina; nul ne fit donc attention à elle, et tandis que l'empereur et l'impératrice passaient dans le triclinium pour y faire la coena, elle se glissa dans la chambre nuptiale, où le lit avait été reporté, et se cacha derrière un de ses rideaux.

Elle resta là deux heures, immobile, muette, sans que son souffle fit vaciller l'étoffe flottante qui pendait devant elle; pourquoi était-elle venue, elle n'en savait rien; mais pendant ces deux heures, sa main ne quitta pas le manche de son poignard. Enfin, elle entendit un léger bruit, des pas de femmes s'approchaient dans le corridor, la porte s'ouvrit, et Sabina, conduite par une matrone romaine, d'une des premières et des plus anciennes familles, nommée Calvia Crispinella, et qui lui servait de mère, comme Tigellin lui avait servi de père, entra dans la chambre, avec son vêtement de noces, excepté la ceinture de laine, que Néron avait rompue pendant le repas pour que Calvia pût ôter la toilette de la mariée; elle commença par dénouer les fausses nattes tressées sur le haut de sa tête en forme de tour, et ses cheveux retombèrent sur ses épaules; puis elle lui ôta le flammeum; enfin, elle détacha la robe, de sorte que la jeune fille resta avec une simple tunique, et, chose étrange, à mesure que ces différents ornements étaient enlevés, une métamorphose inouïe semblait s'opérer aux regards d'Acté: Sabina disparaissait pour faire place à Sporus, tel qu'Acté l'avait vu descendre du navire et marcher auprès de Lucius, avec sa tunique flottante, ses bras nus, ses longs cheveux. Était-ce un rêve, une réalité? Le frère et la sœur ne faisaient-ils qu'un? Acté devenait-elle insensée? Les fonctions de Calvia étaient achevées, elle s'inclina devant son étrange impératrice. L'être androgyne, quel qu'il fût, la remercia, et la jeune Grecque reconnut la voix de Sporus aussi bien que celle de Sabina; enfin Calvia sortit. La nouvelle mariée resta seule, regarda de tous les côtés, et croyant n'être vue ni entendue de personne, elle laissa tomber ses mains avec abattement et poussa un soupir, tandis que deux larmes coulaient de ses yeux; puis, avec un sentiment de dégoût profond, elle s'approcha du lit; mais au moment où elle mettait le pied sur la première marche, elle recula épouvantée en jetant un grand cri: elle avait aperçu, encadrée dans les rideaux de pourpre, la figure pâle de la jeune Corinthienne, qui, se voyant découverte, et sentant que sa rivale allait lui échapper, bondit jusqu'à elle comme une tigresse; mais l'être qu'elle poursuivait était trop faible pour fuir ou pour se défendre; il tomba à genoux, étendant les bras vers elle, et tremblant sous la lame du poignard qui brillait dans sa main; puis un rayon d'espoir passa tout à coup dans ses yeux:

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