Бесплатно

Le vicomte de Bragelonne, Tome I.

Текст
0
Отзывы
iOSAndroidWindows Phone
Куда отправить ссылку на приложение?
Не закрывайте это окно, пока не введёте код в мобильном устройстве
ПовторитьСсылка отправлена

По требованию правообладателя эта книга недоступна для скачивания в виде файла.

Однако вы можете читать её в наших мобильных приложениях (даже без подключения к сети интернет) и онлайн на сайте ЛитРес.

Отметить прочитанной
Шрифт:Меньше АаБольше Аа

Chapitre XXXV – Sur le canal

Sur le canal aux eaux d'un vert opaque, bordé de margelles de marbre où le temps avait déjà semé ses taches noires et des touffes d'herbes moussues, glissait majestueusement une longue barque plate, pavoisée aux armes d'Angleterre, surmontée d'un dais et tapissée de longues étoffes damassées qui traînaient leurs franges dans l'eau. Huit rameurs, pesant mollement sur les avirons, la faisaient mouvoir sur le canal avec la lenteur gracieuse des cygnes, qui, troublés dans leur antique possession par le sillage de la barque, regardaient de loin passer cette splendeur et ce bruit. Nous disons ce bruit, car la barque renfermait quatre joueurs de guitare et de luth, deux chanteurs et plusieurs courtisans, tout chamarrés d'or et de pierreries, lesquels montraient leurs dents blanches à l'envi pour plaire à lady Stuart, petite-fille de Henri IV, fille de Charles Ier, soeur de Charles II, qui occupait sous le dais de cette barque la place d'honneur. Nous connaissons cette jeune princesse, nous l'avons vue au Louvre avec sa mère, manquant de bois, manquant de pain, nourrie par le coadjuteur et les parlements. Elle avait donc, comme ses frères, passé une dure jeunesse; puis tout à coup elle venait de se réveiller de ce long et horrible rêve, assise sur les degrés d'un trône, entourée de courtisans et de flatteurs.

Comme Marie Stuart au sortir de la prison, elle aspirait donc la vie et la liberté, et, de plus, la puissance et la richesse.

Lady Henriette en grandissant était devenue une beauté remarquable que la restauration qui venait d'avoir lieu avait rendue célèbre. Le malheur lui avait ôté l'éclat de l'orgueil, mais la prospérité venait de le lui rendre. Elle resplendissait dans sa joie et son bien-être, pareille à ces fleurs de serre qui, oubliées pendant une nuit aux premières gelées d'automne, ont penché la tête, mais qui le lendemain, réchauffées à l'atmosphère dans laquelle elles sont nées, se relèvent plus splendides que jamais. Lord Villiers de Buckingham, fils de celui qui joue un rôle si célèbre dans les premiers chapitres de cette histoire, lord Villiers de Buckingham, beau cavalier, mélancolique avec les femmes, rieur avec les hommes, et Vilmot de Rochester, rieur avec les deux sexes, se tenaient en ce moment debout devant lady Henriette, et se disputaient le privilège de la faire sourire.

Quant à cette jeune et belle princesse, adossée à un coussin de velours brodé d'or, les mains inertes et pendantes qui trempaient dans l'eau, elle écoutait nonchalamment les musiciens sans les entendre, et elle entendait les deux courtisans sans avoir l'air de les écouter. C'est que lady Henriette, cette créature pleine de charmes, cette femme qui joignait les grâces de la France à celles de l'Angleterre, n'ayant pas encore aimé, était cruelle dans sa coquetterie.

Aussi le sourire, cette naïve faveur des jeunes filles, n'éclairait pas même son visage, et si parfois elle levait les yeux, c'était pour les attacher avec tant de fixité sur l'un ou l'autre cavalier, que leur galanterie, si effrontée qu'elle fût d'habitude, s'en alarmait et en devenait timide.

Cependant le bateau marchait toujours, les musiciens faisaient rage, et les courtisans commençaient à s'essouffler comme eux. D'ailleurs, la promenade paraissait sans doute monotone à la princesse, car, secouant tout à coup la tête d'impatience:

– Allons, dit-elle, assez comme cela, messieurs, rentrons.

– Ah! madame, dit Buckingham, nous sommes bien malheureux, nous n'avons pu réussir à faire trouver la promenade agréable à Votre Altesse.

– Ma mère m'attend, répondit lady Henriette; puis, je vous l'avouerai franchement, messieurs, je m'ennuie.

Et tout en disant ce mot cruel, la princesse essayait de consoler par un regard chacun des deux jeunes gens, qui paraissaient consternés d'une pareille franchise. Le regard produisit son effet, les deux visages s'épanouirent; mais aussitôt, comme si la royale coquette eût pensé qu'elle venait de faire trop pour de simples mortels, elle fit un mouvement, tourna le dos à ses deux orateurs et parut se plonger dans une rêverie à laquelle il était évident qu'ils n'avaient aucune part. Buckingham se mordit les lèvres avec colère, car il était véritablement amoureux de lady Henriette, et, en cette qualité, il prenait tout au sérieux. Rochester se les mordit aussi; mais, comme son esprit dominait toujours son coeur, ce fut purement et simplement pour réprimer un malicieux éclat de rire. La princesse laissait donc errer sur la berge aux gazons fins et fleuris ses yeux, qu'elle détournait des deux jeunes gens. Elle aperçut au loin Parry et d'Artagnan.

– Qui vient là-bas? demanda-t-elle.

Les deux jeunes gens firent volte-face avec la rapidité de l'éclair.

– Parry, répondit Buckingham, rien que Parry.

– Pardon, dit Rochester, mais je lui vois un compagnon, ce me semble.

– Oui d'abord, reprit la princesse avec langueur; puis, que signifient ces mots: «Rien que Parry», dites, milord?

– Parce que, madame, répliqua Buckingham piqué, parce que le fidèle Parry, l'errant Parry, l'éternel Parry, n'est pas, je crois, de grande importance.

– Vous vous trompez, monsieur le duc: Parry, l'errant Parry, comme vous dites, a erré toujours pour le service de ma famille, et voir ce vieillard est toujours pour moi un doux spectacle.

Lady Henriette suivait la progression ordinaire aux jolies femmes, et surtout aux femmes coquettes; elle passait du caprice à la contrariété; le galant avait subi le caprice, le courtisan devait plier sous l'humeur contrariante.

Buckingham s'inclina, mais ne répondit point.

– Il est vrai, madame, dit Rochester en s'inclinant à son tour, que Parry est le modèle des serviteurs; mais, madame, il n'est plus jeune, et nous ne rions, nous, qu'en voyant les choses gaies. Est-ce bien gai, un vieillard?

– Assez, milord, dit sèchement lady Henriette, ce sujet de conversation me blesse.

Puis, comme se parlant à elle-même:

– Il est vraiment inouï, continua-t-elle, combien les amis de mon frère ont peu d'égards pour ses serviteurs!

– Ah! madame, s'écria Buckingham, Votre Grâce me perce le coeur avec un poignard forgé par ses propres mains.

– Que veut dire cette phrase tournée en manière de madrigal français, monsieur le duc? Je ne la comprends pas.

– Elle signifie, madame, que vous-même, si bonne, si charmante, si sensible, vous avez ri quelquefois, pardon, je voulais dire souri, des radotages futiles de ce bon Parry, pour lequel Votre Altesse se fait aujourd'hui d'une si merveilleuse susceptibilité.

– Eh bien! milord, dit lady Henriette, si je me suis oubliée à ce point, vous avez tort de me le rappeler.

Et elle fit un mouvement d'impatience.

– Ce bon Parry veut me parler, je crois. Monsieur de Rochester, faites donc aborder, je vous prie.

Rochester s'empressa de répéter le commandement de la princesse.

Une minute après, la barque touchait le rivage.

– Débarquons, messieurs, dit lady Henriette en allant chercher le bras que lui offrait Rochester, bien que Buckingham fût plus près d'elle et eût présenté le sien.

Alors Rochester, avec un orgueil mal dissimulé qui perça d'outre en outre le coeur du malheureux Buckingham, fit traverser à la princesse le petit pont que les gens de l'équipage avaient jeté du bateau royal sur la berge.

– Où va Votre Grâce? demanda Rochester.

– Vous le voyez, milord, vers ce bon Parry qui erre, comme disait milord Buckingham, et me cherche avec ses yeux affaiblis par les larmes qu'il a versées sur nos malheurs.

– Oh! mon Dieu! dit Rochester, que Votre Altesse est triste aujourd'hui, madame! nous avons, en vérité, l'air de lui paraître des fous ridicules.

– Parlez pour vous, milord, interrompit Buckingham avec dépit; moi, je déplais tellement à Son Altesse que je ne lui parais absolument rien.

Ni Rochester ni la princesse ne répondirent; on vit seulement lady Henriette entraîner son cavalier d'une course plus rapide. Buckingham resta en arrière et profita de cet isolement pour se livrer, sur son mouchoir, à des morsures tellement furieuses que la batiste fut mise en lambeaux au troisième coup de dents.

– Parry, bon Parry, dit la princesse avec sa petite voix, viens par ici; je vois que tu me cherches, et j'attends.

– Ah! madame, dit Rochester venant charitablement au secours de son compagnon, demeuré, comme nous l'avons dit, en arrière, si Parry ne voit pas Votre Altesse, l'homme qui le suit est un guide suffisant, même pour un aveugle; car, en vérité, il a des yeux de flamme; c'est un fanal à double lampe que cet homme.

– Éclairant une fort belle et fort martiale figure, dit la princesse décidée à rompre en visière à tout propos.

Rochester s'inclina.

– Une de ces vigoureuses têtes de soldat comme on n'en voit qu'en France, ajouta la princesse avec la persévérance de la femme sûre de l'impunité.

Rochester et Buckingham se regardèrent comme pour se dire: «Mais qu'a-t-elle donc?»

– Voyez, monsieur de Buckingham, ce que veut Parry, dit lady

Henriette: allez.

Le jeune homme, qui regardait cet ordre comme une faveur, reprit courage et courut au-devant de Parry, qui, toujours suivi par d'Artagnan, s'avançait avec lenteur du côté de la noble compagnie. Parry marchait avec lenteur à cause de son âge. D'Artagnan marchait lentement et noblement, comme devait marcher d'Artagnan doublé d'un tiers de million, c'est-à-dire sans forfanterie, mais aussi sans timidité. Lorsque Buckingham, qui avait mis un grand empressement à suivre les intentions de la princesse, laquelle s'était arrêtée sur un banc de marbre, comme fatiguée des quelques pas qu'elle venait de faire, lorsque Buckingham, disons-nous, ne fut plus qu'à quelques pas de Parry, celui-ci le reconnut.

– Ah! milord, dit-il tout essoufflé, Votre Grâce veut-elle obéir au roi?

 

– En quoi, monsieur Parry? demanda le jeune homme avec une sorte de froideur tempérée par le désir d'être agréable à la princesse.

– Eh bien! Sa Majesté prie Votre Grâce de présenter Monsieur à lady Henriette Stuart.

– Monsieur qui, d'abord? demanda le duc avec hauteur.

D'Artagnan, on le sait, était facile à effaroucher; le ton de milord Buckingham lui déplut. Il regarda le courtisan à la hauteur des yeux, et deux éclairs brillèrent sous ses sourcils froncés. Puis, faisant un effort sur lui-même:

– Monsieur le chevalier d'Artagnan, milord, répondit-il tranquillement.

– Pardon, monsieur, mais ce nom m'apprend votre nom, voilà tout.

– C'est-à-dire?

– C'est-à-dire que je ne vous connais pas.

– Je suis plus heureux que vous, monsieur, répondit d'Artagnan, car, moi, j'ai eu l'honneur de connaître beaucoup votre famille et particulièrement milord duc de Buckingham, votre illustre père.

– Mon père? fit Buckingham. En effet, monsieur, il me semble maintenant me rappeler… M. le chevalier d'Artagnan, dites-vous?

D'Artagnan s'inclina.

– En personne, dit-il.

– Pardon, n'êtes-vous point l'un de ces Français qui eurent avec mon père certains rapports secrets?

– Précisément, monsieur le duc, je suis un de ces Français-là.

– Alors, monsieur, permettez-moi de vous dire qu'il est étrange que mon père, de son vivant, n'ait jamais entendu parler de vous.

– Non, monsieur, mais il en a entendu parler au moment de sa mort; c'est moi qui lui ai fait passer, par le valet de chambre de la reine Anne d'Autriche, l'avis du danger qu'il courait; malheureusement l'avis est arrivé trop tard.

– N'importe! monsieur, dit Buckingham, je comprends maintenant qu'ayant eu l'intention de rendre un service au père, vous veniez réclamer la protection du fils.

– D'abord, milord, répondit flegmatiquement d'Artagnan, je ne réclame la protection de personne. Sa Majesté le roi Charles II, à qui j'ai eu l'honneur de rendre quelques services (il faut vous dire, monsieur, que ma vie s'est passée à cette occupation), le roi Charles II, donc, qui veut bien m'honorer de quelque bienveillance, a désiré que je fusse présenté à lady Henriette, sa soeur, à laquelle j'aurai peut-être aussi le bonheur d'être utile dans l'avenir. Or, le roi vous savait en ce moment auprès de Son Altesse, et m'a adressé à vous, par l'entremise de Parry. Il n'y a pas d'autre mystère. Je ne vous demande absolument rien, et si vous ne voulez pas me présenter à Son Altesse, j'aurai la douleur de me passer de vous et la hardiesse de me présenter moi-même.

– Au moins, monsieur, répliqua Buckingham, qui tenait à avoir le dernier mot, vous ne reculerez pas devant une explication provoquée par vous.

– Je ne recule jamais, monsieur, dit d'Artagnan.

– Vous devez savoir alors, puisque vous avez eu des rapports secrets avec mon père, quelque détail particulier?

– Ces rapports sont déjà loin de nous, monsieur, car vous n'étiez pas encore né, et pour quelques malheureux ferrets de diamant que j'ai reçus de ses mains et rapportés en France, ce n'est vraiment pas la peine de réveiller tant de souvenirs.

– Ah! monsieur, dit vivement Buckingham en s'approchant de d'Artagnan et en lui tendant la main, c'est donc vous! vous que mon père a tant cherché et qui pouviez tant attendre de nous!

– Attendre, monsieur! en vérité, c'est là mon fort, et toute ma vie j'ai attendu.

Pendant ce temps, la princesse, lasse de ne pas voir venir à elle l'étranger, s'était levée et s'était approchée.

– Au moins, monsieur, dit Buckingham, n'attendrez-vous point cette présentation que vous réclamez de moi.

Alors, se retournant et s'inclinant devant lady Henriette:

– Madame, dit le jeune homme, le roi votre frère désire que j'aie l'honneur de présenter à Votre Altesse M. le chevalier d'Artagnan.

– Pour que Votre Altesse ait au besoin un appui solide et un ami sûr, ajouta Parry.

D'Artagnan s'inclina.

– Vous avez encore quelque chose à dire, Parry? répondit lady Henriette souriant à d'Artagnan, tout en adressant la parole au vieux serviteur.

– Oui, madame, le roi désire que Votre Altesse garde religieusement dans sa mémoire le nom et se souvienne du mérite de M. d'Artagnan, à qui Sa Majesté doit, dit-elle, d'avoir recouvré son royaume.

Buckingham, la princesse et Rochester se regardèrent étonnés.

– Cela, dit d'Artagnan, est un autre petit secret dont, selon toute probabilité, je ne me vanterai pas au fils de Sa Majesté le roi Charles II, comme j'ai fait à vous à l'endroit des ferrets de diamant.

– Madame, dit Buckingham, Monsieur vient, pour la seconde fois, de rappeler à ma mémoire un événements qui excite tellement ma curiosité, que j'oserai vous demander la permission de l'écarter un instant de vous, pour l'entretenir en particulier.

– Faites, milord, dit la princesse, mais rendez bien vite à la soeur cet ami si dévoué au frère.

Et elle reprit le bras de Rochester, pendant que Buckingham prenait celui de d'Artagnan.

– Oh! racontez-moi donc, chevalier, dit Buckingham, toute cette affaire des diamants, que nul ne sait en Angleterre, pas même le fils de celui qui en fut le héros.

– Milord, une seule personne avait le droit de raconter toute cette affaire, comme vous dites, c'était votre père; il a jugé à propos de se taire, je vous demanderai la permission de l'imiter.

Et d'Artagnan s'inclina en homme sur lequel il est évident qu'aucune instance n'aura de prise.

– Puisqu'il en est ainsi, monsieur, dit Buckingham, pardonnez-moi mon indiscrétion, je vous prie; et si quelque jour, moi aussi, j'allais en France…

Et il se retourna pour donner un dernier regard à la princesse, qui ne s'inquiétait guère de lui, toute occupée qu'elle était ou paraissait être de la conversation de Rochester.

Buckingham soupira.

– Eh bien? demanda d'Artagnan.

– Je disais donc que si quelque jour, moi aussi, j'allais en

France…

– Vous irez, milord, dit en souriant d'Artagnan, c'est moi qui vous en réponds.

– Et pourquoi cela?

– Oh! j'ai d'étranges manières de prédiction, moi; et une fois que je prédis, je me trompe rarement. Si donc vous venez en France?

– Eh bien! monsieur, vous à qui les rois demandent cette précieuse amitié qui leur rend des couronnes, j'oserai vous demander un peu de ce grand intérêt que vous avez voué à mon père.

– Milord, répondit d'Artagnan, croyez que je me tiendrai pour fort honoré, si, là-bas, vous voulez bien encore vous souvenir que vous m'avez vu ici. Et maintenant, permettez…

Se retournant alors vers lady Henriette:

– Madame, dit-il, Votre Altesse est fille de France, et, en cette qualité, j'espère la revoir à Paris. Un de mes jours heureux sera celui où Votre Altesse me donnera un ordre quelconque qui me rappelle, à moi, qu'elle n'a point oublié les recommandations de son auguste frère.

Et il s'inclina devant la jeune princesse, qui lui donna sa main à baiser avec une grâce toute royale.

– Ah! madame, dit tout bas Buckingham, que faudrait-il faire pour obtenir de Votre Altesse une pareille faveur?

– Dame! milord, répondit lady Henriette, demandez à

M. d'Artagnan, il vous le dira.

Chapitre XXXVI – Comment d'Artagnan tira, comme eût fait une fée, une maison de plaisance d'une boîte de sapin

Les paroles du roi, touchant l'amour-propre de Monck, n'avaient pas inspiré à d'Artagnan une médiocre appréhension. Le lieutenant avait eu toute sa vie le grand art de choisir ses ennemis, et lorsqu'il les avait pris implacables et invincibles, c'est qu'il n'avait pu, sous aucun prétexte, faire autrement. Mais les points de vue changent beaucoup dans la vie. C'est une lanterne magique dont l'oeil de l'homme modifie chaque année les aspects. Il en résulte que, du dernier jour d'une année où l'on voyait blanc, au premier jour de l'autre où l'on verra noir, il n'y a que l'espace d'une nuit. Or, d'Artagnan, lorsqu'il partit de Calais avec ses dix sacripants, se souciait aussi peu de prendre à partie Goliath, Nabuchodonosor ou Holopherne, que de croiser l'épée avec une recrue, ou que de discuter avec son hôtesse. Alors il ressemblait à l'épervier qui à jeun attaque un bélier. La faim aveugle. Mais d'Artagnan rassasié, d'Artagnan riche, d'Artagnan vainqueur, d'Artagnan fier d'un triomphe si difficile, d'Artagnan avait trop à perdre pour ne pas compter chiffre à chiffre avec la mauvaise fortune probable.

Il songeait donc, tout en revenant de sa présentation, à une seule chose, c'est-à-dire à ménager un homme aussi puissant que Monck, un homme que Charles ménageait aussi, tout roi qu'il était; car, à peine établi, le protégé pouvait encore avoir besoin du protecteur, et ne lui refuserait point par conséquent, le cas échéant, la mince satisfaction de déporter M. d'Artagnan, ou de le renfermer dans quelque tour du Middlesex, ou de le faire un peu noyer dans le trajet maritime de Douvres à Boulogne. Ces sortes de satisfactions se rendent de rois à vice-rois, sans tirer autrement à conséquence.

Il n'était même pas besoin que le roi fût actif dans cette contrepartie de la pièce où Monck prendrait sa revanche. Le rôle du roi se bornerait tout simplement à pardonner au vice-roi d'Irlande tout ce qu'il aurait entrepris contre d'Artagnan. Il ne fallait rien autre chose pour mettre la conscience du duc d'Albermale en repos qu'un te absolvo dit en riant, ou le griffonnage du Charles, the king, tracé au bas d'un parchemin; et avec ces deux mots prononcés, ou ces trois mots écrits, le pauvre d'Artagnan était à tout jamais enterré sous les ruines de son imagination. Et puis, chose assez inquiétante pour un homme aussi prévoyant que l'était notre mousquetaire, il se voyait seul, et l'amitié d'Athos ne suffisait point pour le rassurer. Certes, s'il se fût agi d'une bonne distribution de coups d'épée, le mousquetaire eût compté sur son compagnon; mais dans des délicatesses avec un roi, lorsque le peut-être d'un hasard malencontreux viendrait aider à la justification de Monck ou de Charles II, d'Artagnan connaissait assez Athos pour être sûr qu'il ferait la plus belle part à la loyauté du survivant, et se contenterait de verser force larmes sur la tombe du mort, quitte, si le mort était son ami, à composer ensuite son épitaphe avec les superlatifs les plus pompeux.

«Décidément, pensait le Gascon, et cette pensée était le résultat des réflexions qu'il venait de faire tout bas, et que nous venons de faire tout haut, décidément il faut que je me réconcilie avec M. Monck, et que j'acquière la preuve de sa parfaite indifférence pour le passé. Si, ce qu'à Dieu ne plaise, il est encore maussade et réservé dans l'expression de ce sentiment, je donne mon argent à emporter à Athos, je demeure en Angleterre juste assez de temps pour le dévoiler; puis, comme j'ai l'oeil vif et le pied léger, je saisis le premier signe hostile, je décampe, je me cache chez milord de Buckingham, qui me paraît bon diable au fond, et auquel, en récompense de son hospitalité, je raconte alors toute cette histoire de diamants, qui ne peut plus compromettre qu'une vieille reine, laquelle peut bien passer, étant la femme d'un ladre vert comme M. de Mazarin, pour avoir été autrefois la maîtresse d'un beau seigneur comme Buckingham. Mordioux! c'est dit, et ce Monck ne me surmontera pas. Eh! d'ailleurs, une idée!»

On sait que ce n'étaient pas, en général, les idées qui manquaient à d'Artagnan. C'est que, pendant son monologue, d'Artagnan venait de se boutonner jusqu'au menton, et rien n'excitait en lui l'imagination comme cette préparation à un combat quelconque, nommée accinction par les Romains. Il arriva tout échauffé au logis du duc d'Albermale. On l'introduisit chez le vice-roi avec une célérité qui prouvait qu'on le regardait comme étant de la maison. Monck était dans son cabinet de travail.

– Milord, lui dit d'Artagnan avec cette expression de franchise que le Gascon savait si bien étendre sur son visage rusé, milord, je viens demander un conseil à Votre Grâce.

Monck, aussi boutonné moralement que son antagoniste l'était physiquement, Monck répondit:

– Demandez, mon cher.

Et sa figure présentait une expression non moins ouverte que celle de d'Artagnan.

– Milord, avant toute chose, promettez-moi secret et indulgence.

– Je vous promets tout ce que vous voudrez. Qu'y a-t-il? dites!

– Il y a, milord, que je ne suis pas tout à fait content du roi.

– Ah! vraiment! Et en quoi, s'il vous plaît, mon cher lieutenant?

– En ce que Sa Majesté se livre parfois à des plaisanteries fort compromettantes pour ses serviteurs, et la plaisanterie, milord, est une arme qui blesse fort les gens d'épée comme nous.

 

Monck fit tous ses efforts pour ne pas trahir sa pensée; mais d'Artagnan le guettait avec une attention trop soutenue pour ne pas apercevoir une imperceptible rougeur sur ses joues.

– Mais quant à moi, dit Monck de l'air le plus naturel du monde, je ne suis pas ennemi de la plaisanterie, mon cher monsieur d'Artagnan; mes soldats vous diront même que bien des fois, au camp, j'entendais fort indifféremment, et avec un certain goût même, les chansons satiriques qui, de l'armée de Lambert, passaient dans la mienne, et qui, bien certainement, eussent écorché les oreilles d'un général plus susceptible que je ne le suis.

– Oh! milord, fit d'Artagnan, je sais que vous êtes un homme complet, je sais que vous êtes placé depuis longtemps au-dessus des misères humaines, mais il y a plaisanteries et plaisanteries, et certaines, quant à moi, ont le privilège de m'irriter au-delà de toute expression.

– Peut-on savoir lesquelles, my dear?

– Celles qui sont dirigées contre mes amis ou contre les gens que je respecte, milord.

Monck fit un imperceptible mouvement que d'Artagnan aperçut.

– Et en quoi, demanda Monck, en quoi le coup d'épingle qui égratigne autrui peut-il vous chatouiller la peau? Contez-moi cela, voyons!

– Milord, je vais vous l'expliquer par une seule phrase; il s'agissait de vous.

Monck fit un pas vers d'Artagnan.

– De moi? dit-il.

– Oui, et voilà ce que je ne puis m'expliquer; mais aussi peut- être est-ce faute de connaître son caractère. Comment le roi a-t- il le coeur de railler un homme qui lui a rendu tant et de si grands services? Comment comprendre qu'il s'amuse à mettre aux prises un lion comme vous avec un moucheron comme moi?

– Aussi je ne vois cela en aucune façon, dit Monck.

– Si fait! Enfin, le roi, qui me devait une récompense, pouvait me récompenser comme un soldat, sans imaginer cette histoire de rançon qui vous touche, milord.

– Non, fit Monck en riant, elle ne me touche en aucune façon, je vous jure.

– Pas à mon endroit, je le comprends; vous me connaissez, milord, je suis si discret que la tombe paraîtrait bavarde auprès de moi; mais… comprenez-vous, milord?

– Non, s'obstina à dire Monck.

– Si un autre savait le secret que je sais…

– Quel secret?

– Eh! milord, ce malheureux secret de Newcastle.

– Ah! le million de M. le comte de La Fère?

– Non, milord, non; l'entreprise faite sur Votre Grâce.

– C'était bien joué, chevalier, voilà tout; et il n'y avait rien à dire; vous êtes un homme de guerre, brave et rusé à la fois, ce qui prouve que vous réunissez les qualités de Fabius et d'Annibal. Donc, vous avez usé de vos moyens, de la force et de la ruse; il n'y a rien à dire à cela, et c'était à moi de me garantir.

– Eh! je le sais, milord, et je n'attendais pas moins de votre impartialité, aussi, s'il n'y avait que l'enlèvement en lui-même, mordioux! ce ne serait rien; mais il y a…

– Quoi?

– Les circonstances de cet enlèvement.

– Quelles circonstances?

– Vous savez bien, milord, ce que je veux dire.

– Non, Dieu me damne!

– Il y a… c'est qu'en vérité c'est fort difficile à dire.

– Il y a?

– Eh bien! il y a cette diable de boîte.

Monck rougit visiblement.

– Cette indignité de boîte, continua d'Artagnan, de boîte en sapin, vous savez?

– Bon! je l'oubliais.

– En sapin, continua d'Artagnan, avec des trous pour le nez et la bouche. En vérité, milord, tout le reste était bien; mais la boîte, la boîte! décidément, c'était une mauvaise plaisanterie.

Monck se démenait dans tous les sens.

– Et cependant, que j'aie fait cela, reprit d'Artagnan, moi, un capitaine d'aventures, c'est tout simple, parce que, à côté de l'action un peu légère que j'ai commise, mais que la gravité de la situation peut faire excuser, j'ai la circonspection et la réserve.

– Oh! dit Monck, croyez que je vous connais bien, monsieur d'Artagnan, et que je vous apprécie.

D'Artagnan ne perdait pas Monck de vue, étudiant tout ce qui se passait dans l'esprit du général au fur et à mesure qu'il parlait.

– Mais il ne s'agit pas de moi, reprit-il.

– Enfin, de qui s'agit-il donc? demanda Monck, qui commençait à s'impatienter.

– Il s'agit du roi, qui jamais ne retiendra sa langue.

– Eh bien! quand il parlerait, au bout du compte? dit Monck en balbutiant.

– Milord, reprit d'Artagnan, ne dissimulez pas, je vous en supplie, avec un homme qui parle aussi franchement que je le fais. Vous avez le droit de hérisser votre susceptibilité, si bénigne qu'elle soit. Que diable! ce n'est pas la place d'un homme sérieux comme vous, d'un homme qui joue avec des couronnes et des sceptres comme un bohémien avec des boules; ce n'est pas la place d'un homme sérieux, disais-je, que d'être enfermé dans une boîte, ainsi qu'un objet curieux d'histoire naturelle; car enfin, vous comprenez, ce serait pour faire crever de rire tous vos ennemis, et vous êtes si grand, si noble, si généreux, que vous devez en avoir beaucoup. Ce secret pourrait faire crever de rire la moitié du genre humain si l'on vous représentait dans cette boîte. Or, il n'est pas décent que l'on rie ainsi du second personnage de ce royaume.

Monck perdit tout à fait contenance à l'idée de se voir représenté dans sa boîte.

Le ridicule, comme l'avait judicieusement prévu d'Artagnan, faisait sur lui ce que ni les hasards de la guerre, ni les désirs de l'ambition, ni la crainte de la mort n'avaient pu faire.

«Bon! pensa le Gascon, il a peur; je suis sauvé.»

– Oh! quant au roi, dit Monck, ne craignez rien, cher monsieur d'Artagnan, le roi ne plaisantera pas avec Monck, je vous jure!

L'éclair de ses yeux fut intercepté au passage par d'Artagnan.

Monck se radoucit aussitôt.

– Le roi, continua-t-il, est d'un trop noble naturel, le roi a un coeur trop haut placé pour vouloir du mal à qui lui fait du bien.

– Oh! certainement s'écria d'Artagnan. Je suis entièrement de votre opinion sur le coeur du roi, mais non sur sa tête; il est bon, mais il est léger.

– Le roi ne sera pas léger avec Monck, soyez tranquille.

– Ainsi, vous êtes tranquille, vous, milord?

– De ce côté du moins, oui, parfaitement.

– Oh! je vous comprends, vous êtes tranquille du côté du roi.

– Je vous l'ai dit.

– Mais vous n'êtes pas aussi tranquille du mien?

– Je croyais vous avoir affirmé que je croyais à votre loyauté et à votre discrétion.

– Sans doute, sans doute; mais vous réfléchirez à une chose…

– À laquelle?..

– C'est que je ne suis pas seul, c'est que j'ai des compagnons; et quels compagnons!

– Oh! oui, je les connais.

– Malheureusement, milord, et ils vous connaissent aussi.

– Eh bien?

– Eh bien! ils sont là-bas, à Boulogne, ils m'attendent.

– Et vous craignez…?

– Oui, je crains qu'en mon absence… Parbleu! Si j'étais près d'eux, je répondrais bien de leur silence.

– Avais-je raison de vous dire que le danger, s'il y avait danger, ne viendrait pas de Sa Majesté, quelque peu disposée qu'elle soit à la plaisanterie, mais de vos compagnons, comme vous dites… Être raillé par un roi, c'est tolérable encore, mais par des goujats d'armée… Goddam!

– Oui, je comprends, c'est insupportable; et voilà pourquoi, milord, je venais vous dire: «Ne croyez-vous pas qu'il serait bon que je partisse pour la France le plus tôt possible?»

– Certes, si vous croyez que votre présence…

– Impose à tous ces coquins? De cela, oh! j'en suis sûr, milord.

– Votre présence n'empêchera point le bruit de se répandre s'il a transpiré déjà.

– Oh! il n'a point transpiré, milord, je vous le garantis. En tout cas, croyez que je suis bien déterminé à une grande chose.

– Laquelle?

– À casser la tête au premier qui aura propagé ce bruit et au premier qui l'aura entendu. Après quoi, je reviens en Angleterre chercher un asile et peut-être de l'emploi auprès de Votre Grâce.

– Oh! revenez, revenez!

– Malheureusement, milord, je ne connais que vous, ici, et je ne vous trouverai plus, ou vous m'aurez oublié dans vos grandeurs.

– Écoutez, monsieur d'Artagnan, répondit Monck, vous êtes un charmant gentilhomme, plein d'esprit et de courage; vous méritez toutes les fortunes de ce monde; venez avec moi en Écosse, et, je vous jure, je vous y ferai dans ma vice-royauté un sort que chacun enviera.

Купите 3 книги одновременно и выберите четвёртую в подарок!

Чтобы воспользоваться акцией, добавьте нужные книги в корзину. Сделать это можно на странице каждой книги, либо в общем списке:

  1. Нажмите на многоточие
    рядом с книгой
  2. Выберите пункт
    «Добавить в корзину»