Бесплатно

Le Rhin, Tome II

Текст
0
Отзывы
iOSAndroidWindows Phone
Куда отправить ссылку на приложение?
Не закрывайте это окно, пока не введёте код в мобильном устройстве
ПовторитьСсылка отправлена

По требованию правообладателя эта книга недоступна для скачивания в виде файла.

Однако вы можете читать её в наших мобильных приложениях (даже без подключения к сети интернет) и онлайн на сайте ЛитРес.

Отметить прочитанной
Шрифт:Меньше АаБольше Аа

LETTRE
BACHARACH

Les harmonies des vieilles femmes et des rouets. – Bacharach. – Bric-à-brac. – Les girouettes et les tourelles. – Les goîtreux et les jolies filles. – L'auteur est plongé dans l'admiration. – Une des malices que Sibo de Lorch faisait aux gnomes. A ville sévère paysage féroce. – L'auteur laisse entrevoir sa haine pour les façades blanches à contrevents verts. – Il appelle effroyable ce qu'il trouve admirable. – Où diable une marchande de modes va-t-elle se nicher? – L'auteur se souvient de ce que Thésée dit au lion dans le Songe d'une nuit d'été. – Le Wildes Gefæhrt. – Les grâces de Bacharach. – Quatre mots sur Frédéric II. – Effet que fait un voyageur aux gens de Bacharach. – L'Europe, la civilisation et le dix-neuvième siècle accrochés à un clou dans un cabinet. – Symptômes graves. – Ce que c'était que cette chose gaie, jolie et charmante que l'auteur avait sous sa croisée. – Saint-Werner.

Lorch, 23 août.

Je suis en ce moment dans les vieilles villes les plus jolies, les plus honnêtes et les plus inconnues du monde. J'habite des intérieurs de Rembrandt avec des cages pleines d'oiseaux aux fenêtres, des lanternes bizarres au plafond, et, dans le coin des chambres, des degrés en colimaçon qu'un rayon de soleil escalade lentement. Une vieille femme et un rouet à pieds torses bougonnent dans l'ombre ensemble à qui mieux mieux.

J'ai passé trois jours à Bacharach, façon de cour des Miracles oubliée au bord du Rhin par le bon goût voltairien, par la révolution française, par les batailles de Louis XIV, par les canonnades de 97 et de 1805, et par les architectes élégants et sages qui font des maisons en forme de commodes et de secrétaires. Bacharach est bien le plus antique monceau d'habitations humaines que j'aie vu de ma vie. Auprès de Bacharach, Oberwesel, Saint-Goar et Andernach sont des rues de Rivoli et des cités Bergère. Bacharach est l'ancienne Bacchi ara. On dirait qu'un géant, marchand de bric-à-brac, voulant tenir boutique sur le Rhin, a pris une montagne pour étagère et y a disposé du haut en bas, avec son goût de géant, un tas de curiosités énormes. Cela commence sous le Rhin même. Il y a là, à fleur d'eau, un rocher volcanique selon les uns, un peulven celtique selon les autres, un autel romain selon les derniers, qu'on appelle l'ara Bacchi. Puis, au bord du fleuve, deux ou trois vieilles coques de navires vermoulues, coupées en deux et plantées debout en terre, qui servent de cahutes à des pêcheurs. Puis, derrière les cahutes, une enceinte jadis crénelée, contre-butée par quatre tours carrées les plus ébréchées, les plus mitraillées, les plus croulantes qu'il y ait. Puis contre l'enceinte même, où les maisons se sont percé des fenêtres et des galeries, et au delà sur le pied de la montagne, un indescriptible pêle-mêle d'édifices amusant, masures bijoux, tourelles fantasques, façades bossues, pignons impossibles dont le double escalier porte un clocheton poussé comme une asperge sur chacun de ses degrés, lourdes poutres dessinant sur des cabanes de délicates arabesques, greniers en volutes, balcons à jour, cheminées figurant des tiares et des couronnes philosophiquement pleines de fumée, girouettes extravagantes, lesquelles ne sont plus des girouettes, mais des lettres majuscules de vieux manuscrits découpées dans la tôle à l'emporte-pièce, qui grincent au vent. (J'ai eu entre autres au-dessus de ma tête un R qui passait toute la nuit à se nommer: – rrrr.) Dans cet admirable fouillis une place, – une place tortue, faite par des blocs de maisons tombés du ciel au hasard, qui a plus de baies, d'îlots, de récifs et de promontoires qu'un golfe de Norwége. D'un côté de cette place deux polyèdres composés de constructions gothiques, surplombant, penchés, grimaçant, et se tenant effrontément debout contre toute géométrie et tout équilibre. De l'autre côté une belle et rare église romane, percée d'un portail à losanges, surmontée d'un haut clocher militaire, cordonné à l'abside d'une galerie de petites archivoltes à colonnettes de marbre noir, et partout incrustée de tombes de la renaissance comme une châsse de pierreries. Au-dessus de l'église byzantine, à mi-côte, la ruine d'une autre église, du quinzième siècle, en grès rouge, sans portes, sans toit et sans vitraux, magnifique squelette qui se profile fièrement sur le ciel. Enfin, pour couronnement, au haut de la montagne, les décombres et les arrachements couverts de lierre d'un schloss, le château de Stalech, résidences de comtes palatins au douzième siècle. Tout cela est Bacharach.

Ce vieux bourg-fée, où fourmillent les contes et les légendes, est occupé par une population d'habitants pittoresques, qui tous, les anciens et les jeunes, les marmots et les grands-pères, les goîtreux et les jolies filles, ont dans le regard, dans le profil et dans la tournure je ne sais quels airs du treizième siècle.

Ce qui n'empêche pas les jolies filles d'y être très-jolies; au contraire.

Du haut du schloss on a une vue immense, et l'on découvre dans les embrasures des montagnes cinq autres châteaux en ruines; sur la rive gauche, Furstemberg, Sonneck et Heimburg; de l'autre côté du fleuve, à l'ouest, on entrevoit le vaste Gutenfels, plein du souvenir de Gustave-Adolphe; et vers l'est, au-dessus d'une vallée qui est le fabuleux Wisperthal, au faîte d'une colline, sur une petite éminence qui lui sert de piédestal, cette botte de noires tours qui ressemble à l'ancienne Bastille de Paris, c'est le manoir inhospitalier dont Sibo de Lorch refusait d'ouvrir la porte aux gnomes dans les nuits d'orage.

Bacharach est dans un paysage farouche. Des nuées presque toujours accrochées à ses hautes ruines, des rochers abrupts, une eau sauvage, enveloppent dignement cette vieille ville sévère, qui a été romaine, qui a été romane, qui a été gothique, et qui ne veut pas devenir moderne. Chose remarquable, une ceinture d'écueils qui l'entoure de toutes parts empêche les bateaux à vapeur d'aborder et tient la civilisation à distance.

Aucune touche discordante, aucune façade blanche à contrevents verts ne dérange l'austère harmonie de cet ensemble. Tout y concourt, jusqu'à ce nom, Bacharach, qui semble un ancien cri des bacchanales, accommodé pour le sabbat.

Je dois pourtant dire, en historien fidèle, que j'ai vu une marchande de modes installée avec ses rubans roses et ses bonnets blancs sous une effroyable ogive toute noire du douzième siècle.

Le Rhin mugit superbement autour de Bacharach. Il semble qu'il aime et qu'il garde avec orgueil sa vieille cité. On est tenté de lui crier: Bien rugi, lion! A une portée d'arquebuse de la ville il s'engouffre et tourne sur lui-même dans un entonnoir de rochers en imitant l'écume et le bruit de l'Océan. Ce mauvais pas s'appelle le Wildes Gefært. Il est tout à la fois beaucoup plus effrayant et beaucoup moins dangereux que la Bank de Saint-Goar. – Il ne faut pas juger des gouffres, etc.

Quand le soleil écarte un nuage et vient rire à une lucarne du ciel, rien n'est plus ravissant que Bacharach. Toutes ces façades décrépites et rechignées se dérident et s'épanouissent. Les ombres des tourelles et des girouettes dessinent mille angles bizarres. Les fleurs – il y a là des fleurs partout – se mettent à la fenêtre en même temps que les femmes, et sur tous les seuils apparaissent, par groupes gais et paisibles, les enfants et les vieillards, se réchauffant pêle-mêle au rayon de midi, – les vieillards avec ce pâle sourire qui dit: Déjà plus! les enfants avec ce doux regard qui dit: Pas encore!

Au milieu de ce bon peuple va et vient et se promene un sergent prussien en uniforme avec une mine entre chien et loup.

Du reste, que ce soit esprit du pays, que ce soit jalousie de la Prusse, je n'ai pas vu dans les cadres qui pendent aux murailles des auberges d'autre grand homme que ce conquérant au profil quelque peu rococo, cette espèce de Napoléon-Louis XV, vrai héros, vrai penseur et vrai prince d'ailleurs, qu'on appelle Frédéric II.

A Bacharach un passant est un phénomène. On n'est pas seulement étranger, on est étrange. Le voyageur est regardé et suivi avec des yeux effarés. Cela tient à ce que, hors quelques pauvres peintres cheminant à pied, le sac sur le dos, personne ne daigne visiter l'antique capitale répudiée des comtes palatins, affreux trou dont s'écartent les dampfschiffs et que tous les répertoires du Rhin qualifient de ville triste.

Cependant je dois avouer encore qu'il y avait dans un cabinet voisin de ma chambre une lithographie représentant l'Europe, c'est-à-dire deux belles dames décolletées et un beau monsieur à moustaches chantant autour d'un piano, accompagnés de ce quatrain folâtre peu digne de Bacharach:

L'EUROPE
 
L'Europe enchanteresse où la France en jouant
Donne partout les lois de sa mode éphémère.
Les plaisirs, les beaux-arts et le sexe charmant
Sont les cultes chéris de cette heureuse terre.
 

La marchande de modes avec ses rubans roses, cette lithographie et ce quatrain-empire, c'est l'aube du dix-neuvième siècle qui commence à poindre à Bacharach.

J'avais sous ma croisée tout un petit monde heureux et charmant. C'était une sorte d'arrière-cour attenante à l'église romane, d'où l'on peut monter par un roide escalier en lave jusqu'aux ruines de l'église gothique. Là jouaient tout le jour, avec les hautes herbes jusqu'au menton, trois petits garçons et deux petites filles qui battaient volontiers les trois petits garçons. Ils pouvaient bien avoir à eux cinq une quinzaine d'années. Le gazon, légèrement ondulé par endroits, était tellement épais, qu'on ne voyait pas la terre. Sur ce gazon se dressaient joyeusement deux tonnelles vertes chargées de magnifiques raisins. Au milieu des pampres, deux mannequins-épouvantails, costumés en Lubins d'opéra-comique, emperruqués et coiffés d'affreux tricornes, s'efforçaient de faire peur aux petits oiseaux, ce qui n'empêchait pas d'abonder sur ces grappes les verdiers, les bergeronnettes et les hochequeues. Dans tous les coins du jardinet, des gerbes étoilées de soleils, de roses-trémières et de reines-marguerites, éclataient comme les bouquets d'un feu d'artifice. Autour de ces touffes flottait sans cesse une neige vivante de papillons blancs auxquels se mêlaient des plumes échappées d'un colombier voisin. Chaque fleur et chaque grappe avait en outre sa nuée de mouches de toutes couleurs qui resplendissaient au soleil. Les mouches bourdonnaient, les enfants babillaient et les oiseaux chantaient, et le bourdonnement des mouches, le babil des enfants et le chant des oiseaux se découpaient sur un roucoulement continu de colombes et de tourterelles.

 

Le soir de mon arrivée, après avoir admiré jusqu'à la nuit ce réjouissant jardin, l'escalier en lave s'offrit à moi et il me prit fantaisie de monter, par un beau clair d'étoiles, jusqu'aux ruines de l'église gothique, laquelle était dédiée à saint Werner, qui fut martyrisé à Oberwesel. Après avoir gravi les soixante ou quatre-vingts marches sans rampe et sans garde-fou, j'arrivai sur la plate-forme tapissée d'herbe, où s'enracine puissamment la belle nef démantelée. Là, pendant que la ville dormait dans une ombre profonde sous mes pieds, je contemplais le ciel et les ruines difformes du château palatin à travers le fenestrage noir des meneaux et des rosaces. Un doux vent de nuit courbait à peine les folles avoines desséchées. Tout à coup je sentis que la terre pliait et s'enfonçait sous moi. Je baissai les yeux, et, à la lueur des constellations, je reconnus que je marchais sur une fosse fraîchement creusée. Je regardai autour de moi; des croix noires avec des têtes de mort blanches surgissaient vaguement de toutes parts. Je me rappelai alors les molles ondulations du terrain d'en bas. J'avoue qu'en ce moment-là je ne pus me défendre de cette espèce de frisson que donne l'inattendu. Mon charmant jardinet plein d'enfants, d'oiseaux, de colombes, de papillons, de musique, de lumière, de vie et de joie, était un cimetière.

LETTRE XIX
FEUER! FEUER!

Comment on est réveillé à Bacharach. – Comment on est réveillé à Lorches. – L'échelle du diable. – Gilgen. – La fée Ave. – Le chevalier Heppius. – L'auteur va en Chine. – L'auteur recommande Lorch aux ivrognes. – Comment il se fait qu'une feuille de papier blanc devient rouge. – L'auteur ouvre sa croisée. – Effrayant spectacle qu'il voit. —Feuer! Feuer!– Silhouettes de gens en chemise. – L'auteur monte dans le grenier. – Le spectacle reste effrayant et devient magnifique. – L'auteur assiste à la plus éternelle de toutes les luttes et au plus ancien de tous les combats. – Paysage vu à travers cela. – Grande chose pleine de petites, comme toutes les grandes choses. – Feux de veuve. – Croisées qui s'ouvrent et qui se ferment. – Les flammes bleues. – Les poutres qui se dandinent. – Le papier à fleurs. – Première bucolique, le berger qui joue avec la bergère. – Deuxième bucolique, l'arbre qui joue avec le feu. – Les Anglaises. – Les marmots. – La catastrophe. – Ce qui reste de la chose à quatre heures du matin. – Propreté des servantes. – Probité des paysans. – Histoire de l'Anglais qui soupe et qui se couche et qui ne se dérange pas.

Lorch, août.

A Bacharah, minuit venu, on se couche, on ferme les yeux, on laisse tomber les idées qu'on a portées toute la journée, on arrive à cet instant où l'on a en soi tout ensemble quelque chose d'éveillé et quelque chose d'endormi, où le corps fatigué se repose déjà, où la pensée opiniâtre travaille encore, où il semble que le sommeil se sente vivre et que la vie se sente sommeiller. Tout à coup un bruit perce l'ombre et parvient jusqu'à vous, un bruit singulier, inexprimable, horrible, une espèce de grondement fauve, à la fois menaçant et plaintif, qui se mêle au vent de la nuit et qui semble venir de ce haut cimetière situé au-dessus de la ville où vous avez vu le matin même les onze gargouilles de pierre de l'église écroulée de Saint-Werner ouvrir la gueule comme si elles se préparaient à hurler. Vous vous réveillez en sursaut, vous vous dressez sur votre séant, vous écoutez: – Qu'est cela? – C'est le crieur de nuit qui souffle dans sa trompe et qui avertit la ville que tout est bien, qu'elle peut dormir tranquille. Soit; mais je ne crois pas qu'il soit possible de rassurer les gens d'une manière plus effrayante.

A Lorch on peut être réveillé d'une façon encore plus dramatique.

Mais d'abord, mon ami, laissez-moi vous dire ce que c'est que Lorch.

Lorch est un gros bourg d'environ dix-huit cents habitants, situé sur la rive droite du Rhin et se prolongeant en équerre le long de la Wisper, dont il marque l'embouchure. C'est la vallée des contes et des fables; c'est le pays des petites fées-sauterelles. Lorch est placé au pied de l'Echelle-du-Diable, haute roche presque à pic que le vaillant Gilgen escalada à cheval pour aller chercher sa fiancée, cachée par les gnomes sur le sommet du mont. C'est à Lorch que la fée Ave inventa, disent les légendes, l'art de faire du drap pour vêtir son amant, le frileux chevalier romain Heppius, – lequel a donné son nom à Heppenheim. Il est remarquable, soit dit en passant, que, chez tous les peuples et dans toutes les mythologies, l'art de tisser les étoffes a été inventé par une femme: pour les Egyptiens, c'est Isis; pour les Lydiens, Arachné; pour les Grecs, Minerve; pour les Péruviens, Menacella, femme de Manco-Capac; pour les villages du Rhin, c'est la fée Ave. Les Chinois seuls attribuent cette imagination à un homme, l'empereur Yas; et encore pour les Chinois l'empereur n'est-il pas un homme, c'est un être fantastique dont la réalité disparaît sous les titres bizarres dont ils l'affublent. Ils ne connaissent pas sa nature, car ils l'appellent le Dragon; ils ignorent son âge, car ils l'appellent Dix-Mille-Ans; ils ne savent pas son sexe, car ils l'appellent la Mère. Mais que vais-je faire en Chine? Je reviens à Lorch. Pardonnez-moi l'enjambée.

Le premier vin rouge du Rhin s'est fait à Lorch. Lorch existait avant Charlemagne et a laissé trace dans des chartes de 732. Henri III, archevêque de Mayence, s'y plaisait et y résida en 1348. Aujourd'hui il n'y a plus à Lorch ni chevaliers romains, ni fées, ni archevêques; mais la petite ville est heureuse, le paysage est magnifique, les habitants sont hospitaliers. La belle maison de la Renaissance qui est au bord du Rhin a une façade aussi originale et aussi riche en son genre que celle de notre manoir français de Meillan. La forteresse fabuleuse du vieux Sibo protége le bourg, que menace de l'autre rive du fleuve le château historique de Furstemberg avec sa grande tour, ronde au dehors, hexagone au dedans. Et rien n'est charmant comme de voir prospérer joyeusement cette petite colonie vivace de paysans entre ces deux effrayants squelettes qui ont été deux citadelles.

Maintenant voici comment une de mes nuits a été troublée à Lorch:

L'autre semaine, il pouvait être une heure du matin, tout le bourg dormait, j'écrivais dans ma chambre, lorsque tout à coup je m'aperçois que mon papier est devenu rouge sous ma plume. Je lève les yeux, je n'étais plus éclairé par ma lampe, mais par mes fenêtres. Mes deux fenêtres s'étaient changées en deux grandes tables d'opale rose à travers lesquelles se répandait autour de moi une réverbération étrange. Je les ouvre, je regarde. Une grosse voûte de flamme et de fumée se courbait à quelques toises au-dessus de ma tête avec un bruit effrayant. C'était tout simplement l'hôtel P., le gasthaus voisin du mien, qui avait pris feu et qui brûlait.

En un instant l'auberge se réveille, tout le bourg est sur pied, le cri Feuer! feuer! emplit le quai et les rues, le tocsin éclate. Moi, je ferme mes croisées et j'ouvre ma porte. Autre spectacle. Le grand escalier de bois de mon gasthaus, touchant presque à la maison incendiée et éclairé par de larges fenêtres, semblait lui-même tout en feu; et sur cet escalier, du haut en bas, se heurtait, se pressait et se foulait une cohue d'ombres surchargées de silhouettes bizarres. C'était toute l'auberge qui déménageait, l'un en caleçon, l'autre en chemise, les voyageurs avec leurs malles, les domestiques avec les meubles. Tous ces fuyards étaient encore à moitié endormis. Personne ne criait ni ne parlait. C'était le bruit d'une fourmilière.

Un horrible flamboiement remplissait les intervalles de toutes les têtes.

Quant à moi, car chacun pense à soi dans ces moments-là, j'ai fort peu de bagage, j'étais logé au premier, et je ne courais d'autre risque que d'être forcé de sortir de la maison par la fenêtre.

Cependant un orage était survenu, il pleuvait à verse. Comme il arrive toujours lorsqu'on se hâte, l'hôtel se vidait lentement; et il y eut un instant d'affreuse confusion. Les uns voulaient entrer, les autres sortir; les gros meubles descendaient lourdement des fenêtres attachés à des cordes, les matelas, les sacs de nuit et les paquets de linge tombaient du haut du toit sur le pavé; les femmes s'épouvantaient, les enfants pleuraient; les paysans, réveillés par le tocsin, accouraient de la montagne avec leurs grands chapeaux ruisselant d'eau et leurs seaux de cuir à la main. Le feu avait déjà gagné le grenier de la maison, et l'on se disait qu'il avait été mis exprès à l'auberge P.; circonstance qui ajoute toujours un intérêt sombre et une sorte d'arrière-scène dramatique à un incendie.

Bientôt les pompes sont arrivées, les chaînes de travailleurs se sont formées, et je suis monté dans le grenier, énorme enchevêtrement, à plusieurs étages, de charpentes pittoresques comme en recouvrent tous ces grands toits d'ardoise des bords du Rhin. Toute la charpente de la maison voisine brûlait dans une seule flamme. Cette immense pyramide de braise, surmontée d'un vaste panache rouge que secouait le vent de l'orage, se penchait avec des craquements sourds sur notre toit, déjà allumé et pétillant çà et là. La question était sérieuse; si notre toit prenait feu, dix maisons à coup sûr, et peut-être avec l'aide du vent, le tiers de la ville brûlaient. La besogne a été rude. Il a fallu, sous les flammèches et les tourbillons d'étincelles, écorcer les ardoises d'une partie du toit et couper les pignons-girouettes des lucarnes. Les pompes étaient admirablement servies.

Des lucarnes du grenier, je plongeais dans la fournaise et j'étais pour ainsi dire dans l'incendie même. C'est une effroyable et admirable chose qu'un incendie vu à brûle-pourpoint. Je n'avais jamais eu ce spectacle; – puisque j'y étais, – je l'ai accepté.

Au premier moment, quand on se voit comme enveloppé dans cette monstrueuse caverne de feu où tout flambe, reluit, petille, crie, souffre, éclate et croule, on ne peut se défendre d'un mouvement d'anxiété; il semble que tout est perdu et que rien ne saura lutter contre cette force affreuse qu'on appelle le feu; mais dès que les pompes arrivent on reprend courage.

On ne peut se figurer avec quelle rage l'eau attaque son ennemi. A peine la pompe, ce long serpent qu'on entend haleter en bas dans les ténèbres, a-t-elle passé au-dessus du mur sombre son cou effilé et fait étinceler dans la flamme sa fine tête de cuivre, qu'elle crache avec fureur un jet d'acier liquide sur l'épouvantable chimère à mille têtes. Le brasier, attaqué à l'improviste, hurle, se dresse, bondit effroyablement, ouvre d'horribles gueules pleines de rubis et lèche de ses innombrables langues toutes les portes et les fenêtres à la fois. La vapeur se mêle à la fumée; des tourbillons blancs et des tourbillons noirs s'en vont à tous les souffles du vent et se tordent et s'étreignent dans l'ombre sous les nuées. Le sifflement de l'eau répond au mugissement du feu. Rien n'est plus terrible et plus grand que cet ancien et éternel combat de l'hydre et du dragon.

La force de la colonne d'eau lancée par la pompe est prodigieuse. Les ardoises et les briques qu'elle touche se brisent et s'éparpillent comme des écailles. Quand la charpente enfin s'est écroulée, magnifique moment où le panache écarlate de l'incendie a été remplacé au milieu d'un bruit terrible par une immense et haute aigrette d'étincelles, une cheminée est restée debout sur la maison comme une espèce de petite tour de pierre. Un jet de pompe l'a jetée dans le gouffre.

Le Rhin, les villages, les montagnes, les ruines, tout le spectre sanglant du paysage reparaissant à cette lueur, se mêlaient à la fumée, aux flammes, au glas continuel du tocsin, au fracas des pans du mur s'abattant tout entiers comme des ponts-levis, aux coups sourds de la hache, au tumulte de l'orage et à la rumeur de la ville. Vraiment c'était hideux, mais c'était beau.

 

Si l'on regarde les détails de cette grande chose, rien de plus singulier. Dans l'intervalle d'un tourbillon de feu et d'un tourbillon de fumée, des têtes d'hommes surgissent au bout d'une échelle. On voit ces hommes inonder, en quelque sorte à bout portant, la flamme acharnée qui lutte et voltige et s'obstine sous le jet même de l'eau. Au milieu de cet affreux chaos, il y a des espèces de réduits silencieux où de petits incendies tranquilles petillent doucement dans des coins comme un feu de veuve. Les croisées des chambres devenues inaccessibles s'ouvrent et se ferment au vent. De jolies flammes bleues frissonnent aux pointes des poutres. De lourdes charpentes se détachent du bord du toit et restent suspendues à un clou, balancées par l'ouragan au-dessus de la rue et enveloppées d'une longue flamme. D'autres tombent dans l'étroit entre-deux des maisons et établissent là un pont de braise. Dans l'intérieur des appartements, les papiers parisiens à bordures prétentieuses disparaissent et reparaissent à travers des bouffées de cendre rouge. Il y avait au troisième étage un pauvre trumeau Louis XV, avec des arbres-rocaille et des bergers de Gentil-Bernard, qui a lutté longtemps. Je le regardais avec admiration. Je n'ai jamais vu une églogue faire si bonne contenance. Enfin une grande flamme est entrée dans la chambre, a saisi l'infortuné paysage vert-céladon, et le villageois embrassant la villageoise, et Tircis cajolant Glycère s'en est allé en fumée. Comme pendant, un pauvre petit jardinet, affreusement arrosé de charbons ardents, brûlait au bas de la maison. Un jeune acacia, appuyé à un treillage embrasé, s'est obstiné à ne pas prendre feu et est resté intact pendant quatre heures, secouant sa jolie tête verte sous une pluie d'étincelles.

Ajoutez à cela quelques blondes et pâles Anglaises demi-nues sous l'averse à côté de leurs valises, à quelques pas de l'auberge, et tous les enfants du lieu riant aux éclats et battant des mains chaque fois qu'un jet de pompe se dispersait jusqu'à eux, et vous aurez une idée assez complète de l'incendie de l'hôtel P. – à Lorch.

Une maison qui brûle, ce n'est qu'une maison qui brûle; mais le côté vraiment triste de la chose, c'est qu'un pauvre homme y a été tué.

Vers quatre heures du matin, on était ce qu'on appelle maître du feu; le gasthaus P. – , toits, plafonds, escaliers et planchers effondrés, flambait entre ses quatre murs, et nous avions réussi à sauver notre auberge.

Alors, et presque sans entr'acte, l'eau a succédé au feu. Une nuée de servantes, brossant, frottant, épongeant, essuyant, a envahi les chambres, et en moins d'une heure la maison a été lavée du haut en bas.

Chose remarquable, rien n'a été dérobé. Tous ces effets déménagés en hâte, sous la pluie, au milieu de la nuit, ont été religieusement rapportés par les très-pauvres paysans de Lorch.

Au reste, ces accidents ne sont pas rares sur les bords du Rhin. Toute maison de bois contient un incendie, et ici les maisons de bois abondent. A Saint-Goar seulement, il y a en ce moment, à différentes places de la ville, quatre ou cinq masures faites par des incendies.

Le lendemain matin, je remarquai avec quelque surprise au rez-de-chaussée de la maison incendiée deux ou trois chambres fermées, parfaitement entières, au dessus desquelles tout cet embrasement avait fait rage sans y rien déranger. Voici à ce propos une historiette qu'on raconte dans le pays. Je ne la garantis pas. – Il y a quelques années, un Anglais arriva assez tard à une auberge de Braubach, soupa et se coucha. Dans le milieu de la nuit, l'auberge prend feu. On entre en hâte dans la chambre de l'Anglais. Il dormait. On le réveille. On lui explique la chose, et que le feu est au logis, et qu'il faut décamper sur-le-champ. – Au diable! dit l'Anglais, vous me réveillez pour cela! Laissez-moi tranquille. Je suis fatigué et je ne me lèverai pas. Sont-ils fous de s'imaginer que je vais me mettre à courir les champs en chemise à minuit! Je prétends dormir mes neuf heures tout à mon aise. Eteignez le feu si bon vous semble, je ne vous en empêche pas. Quant à moi, je suis bien dans mon lit, j'y reste. Bonne nuit, mes amis, à demain. – Cela dit, il se recoucha. Il n'y eut aucun moyen de lui faire entendre raison, et, comme le feu gagnait, les gens se sauvèrent, après avoir refermé la porte sur l'Anglais rendormi et ronflant. L'incendie fut terrible, on l'éteignit à grand'peine. Le lendemain matin, les hommes qui déblayaient les décombres arrivèrent à la chambre de l'Anglais, ouvrirent la porte et trouvèrent le voyageur à demi éveillé, se frottant les yeux dans son lit, qui leur cria en bâillant dès qu'il les aperçut: «Pourriez-vous me dire s'il y a un tire-bottes dans cette maison?» Il se leva, déjeuna très-fort et repartit admirablement reposé et frais, au grand déplaisir des garçons du pays, lesquels comptaient bien faire avec la momie de l'Anglais ce qu'on appelle dans la vallée du Rhin un bourgmestre sec, c'est-à-dire un mort parfaitement fumé et conservé, qu'on montre pour quelques liards aux étrangers.

Купите 3 книги одновременно и выберите четвёртую в подарок!

Чтобы воспользоваться акцией, добавьте нужные книги в корзину. Сделать это можно на странице каждой книги, либо в общем списке:

  1. Нажмите на многоточие
    рядом с книгой
  2. Выберите пункт
    «Добавить в корзину»