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L'abîme

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Les guides, sachant que le grand abîme se trouvait à droite, inclinèrent vers la gauche; on perdit le chemin. Celui qui marchait en tête fit halte, cherchant à consulter de loin le poteau indicateur. Tout à coup l'un des chiens se mit à gratter la neige. Le guide s'avança; la pensée lui vint qu'un malheureux voyageur pouvait bien être enseveli dans ce champ de neige… Mais il vit cette neige souillée… et jeta un cri en découvrant une tache rouge.

L'autre chien regardait attentivement au bord du gouffre, raidissant ses pattes, tremblant de tous ses membres. Le premier revint sur la trace sanglante, et tous deux se mirent à courir en hurlant; puis d'un commun accord, ils s'arrêtèrent tous les deux sur la margelle du précipice en poussant des gémissements prolongés.

– Quelqu'un est couché au fond de ce gouffre, – dit Marguerite.

– Je le crois, – dit le premier guide, – tenez-vous en arrière, vous autres, et laissez-moi regarder.

L'autre guide alluma deux torches qu'il portait dans son panier. Le premier en prit une, Marguerite l'autre; ils regardaient de tous leurs yeux, abritant la torche dans leurs mains, ils la dirigeaient de tous côtés, l'élevant en l'air, puis l'abaissant brusquement. La lune, malheureusement, projetait autour d'eux une clarté qui contrariait celle des torches…

Un long cri perçant, jeté par Marguerite, interrompit le silence.

– Mon Dieu!.. Voyez-vous là-bas, où se dresse cette muraille de glace… là au bord du torrent. Voyez-vous?.. il y a une forme humaine.

– Oui, Mademoiselle, oui…

– Là, sur cette glace… là au-dessous des chiens.

Le conducteur, avec une vive expression d'effroi, se rejeta en arrière; tous se turent… Marguerite, sans dire un mot, s'était détachée de la corde.

– Voyons les paniers, – s'écria-t-elle. – N'avez-vous que ces deux cordes seulement?

– Pas d'autres, – répondit le guide; – mais à l'Hospice…

– S'il est encore vivant?.. Oh! je vous ai dit que c'était mon fiancé!.. Il serait mort avant votre retour… Chers guides, amis bénis des voyageurs, regardez-moi! Voyez mes mains; si elles tremblent, retenez-moi par la force… si elles sont fermes, aidez-moi à sauver celui qui est là.

Elle noua l'une des cordes autour de sa taille et de ses bras, et s'en fit une sorte de ceinture assujettie par des nœuds. Elle souda le bout de cette première corde à la seconde, plaça les nœuds sous son pied et tira; puis elle présenta son ouvrage aux guides, pour qu'ils pussent tirer à leur tour.

– Elle est inspirée? – se disaient-ils l'un à l'autre.

– Par le Dieu tout-puissant, ayez pitié du blessé! – s'écria-t-elle, – vous savez que je suis bien plus légère que vous. Donnez-moi l'eau-de-vie et le vin, et faites-moi descendre vers lui. Quand je serai descendue, vous irez chercher du secours et une corde plus forte. Lorsque vous me la jetterez d'en haut… voyez celle que j'ai attachée autour de moi… vous êtes sûrs que je pourrai la lier solidement à son corps. Vivant ou mort, je le ramènerai ou je mourrai avec lui. Je l'aime… Que puis-je vous dire après cela?

Les deux hommes se retournèrent vers le compagnon de cette fille étrange. Joey s'était évanoui dans la neige.

– Descendez-moi vers lui, – s'écria Marguerite, en prenant deux petits bidons, qu'elle avait apportés et en les assujettissant autour d'elle, – ou j'irai seule, dussé-je me briser en pièces sur les roches. Je suis une paysanne, je ne connais ni le vertige ni la crainte, et le péril n'est rien à mes yeux, car je l'aime… Descendez-moi, par pitié!

– Mademoiselle, il doit être mort ou si près de l'être…

– Expirant ou mort, je veux le voir. La tête de mon époux vivante ou inanimée reposera sur mon sein. Descendez moi, ou je descendrai seule.

Ils obéirent enfin. Avec toutes les précautions que leur suggérèrent leur adresse et leur compassion, ils firent glisser la jeune fille du bord du gouffre… Elle dirigeait la descente elle-même le long de la muraille de glace. Ils lâchèrent la corde plus bas, encore plus bas, jusqu'à ce que ce cri arrivât à leurs oreilles.

– Assez!..

– Est-ce réellement lui?.. Est-il mort?.. – crièrent-ils à leur tour, penchés sur l'abîme.

– C'est lui. Il ne m'entend point, il est insensible; mais son cœur bat encore; son cœur bat contre le mien!

– Où est-il tombé?

– Sur une pointe de glace… Hâtez-vous!.. Ah! si je meurs ici, je serai satisfaite.

L'un des deux hommes s'élança suivi des chiens; l'autre planta les torches dans la neige, et s'efforça de ranimer le pauvre Joey. Quelques frictions de neige et un peu d'eau-de-vie le firent revenir à lui; mais il avait le délire et ne savait plus où il était.

Le guide, alors, revint au bord du gouffre.

– Courage! – criait-il. – On vient… Comment êtes-vous?.. Comment est-il?

– Son cœur bat toujours contre le mien… Je le réchauffe dans mes bras… je n'ai pas peur…

La lune descendit derrière les hautes cimes, et le désert et l'abîme ne furent plus que ténèbres, et le guide jeta encore son cri d'espérance au fond du gouffre.

– Comment êtes-vous?.. comment est-il?.. On vient…

Et le même cri passionné monta des profondeurs du glacier où Marguerite était ensevelie avec son époux.

– Son cœur bat toujours contre le mien.

Enfin les aboiements des chiens, une lueur lointaine répandue sur la neige annoncèrent que les secours arrivaient. Vingt hommes, des lanternes, des torches, une litière, des cordes, des draps, du bois pour faire un grand feu, tout cela venait à la fois. Les chiens couraient aux hommes, s'élançaient vers le gouffre, puis revenaient priant, dans leur langage muet, qu'on fît diligence. Le cri sauveur descendit encore.

– Dieu merci tout est prêt!.. Comment vous trouvez-vous?.. Est-il mort?..

Le cri désespéré répondit.

– Nous enfonçons dans la glace et nous avons un froid mortel. Son cœur ne bat plus contre le mien. Ne laissez descendre personne, car le poids de nos deux corps est assez lourd. Faites seulement glisser la corde.

On alluma le feu. La clarté des torches illumina le bord de l'abîme, on y fixa les lanternes, et la corde descendit.

D'en haut on la voyait, la vaillante jeune fille, attacher la corde, de ses doigts engourdis, au corps de son fiancé.

Le cri monta au milieu d'un silence mortel.

– Tirez doucement.

Elle, on la voyait toujours au fond du gouffre tandis que, lui, il flottait déjà dans l'air.

Aucun vivat ne se fit entendre lorsqu'on le déposa dans la litière. Quelques-uns des hommes prirent soin de lui tandis que l'on faisait redescendre la corde.

Le cri monta une dernière fois au milieu du même silence de mort.

– Tirez.

Mais lorsqu'ils la saisirent, elle, au bord du précipice, alors ils firent retentir l'air de leurs cris de joie; ils pleuraient, ils remerciaient le ciel, ils baisaient ses pieds et sa robe; les chiens la caressaient, léchaient ses doigts glacés.

Elle s'échappa, courut vers la litière, et, se jetant sur le corps de son fiancé, posa ses deux belles mains sur ce cher cœur qui ne battait plus.

QUATRIÈME ACTE

L'horloge de sûreté

L'action se passe maintenant à Neufchâtel. C'est l'agréable mois d'Avril; l'agréable lieu où nous transportons nos lecteurs est l'étude d'un notaire; l'agréable personne que nous y trouvons, c'est le notaire lui-même, beau vieillard au teint vermeil, le premier notaire de Neufchâtel, universellement connu dans le canton, Maître Voigt. Par sa profession et ses qualités personnelles, Maître Voigt est un citoyen populaire. Les nombreux services qu'il a rendus, et ses originalités aussi nombreuses que ses services, ont fait de lui l'un des personnages les plus fameux de cette jolie ville de Suisse. Sa longue redingote brune et son bonnet noir ont pris rang parmi les institutions du pays; sa tabatière n'est pas moins renommée, et bien des gens pensent que dans l'Europe entière il n'y en a pas de plus grande.

Une autre personne est là, dans l'élude, une personne moins agréable que Maître Voigt. C'est Obenreizer.

Cette étude, quelque peu champêtre, ne rappelait en rien le solennel logis du notaire Anglais. Elle était située dans le fond d'une cour, riante et proprette, et s'ouvrait sur un joli parterre tout rempli de fleurs. Des chèvres broutaient non loin de la porte; la vache paissait si près de la maison que l'excellente bête, en avançant seulement d'une dizaine de pieds, aurait pu venir faire compagnie au clerc. Le cabinet de Maître Voigt était petit, clair, et tout verni; les murs étaient recouverts de panneaux de bois; il ressemblait à ces chambres rustiques qu'on voit dans les boites de jouets d'enfants; la fenêtre, suivant la saison, était ornée de roses, d'hélianthes, de roses trémières. Les abeilles de Maître Voigt bourdonnaient à travers l'étude pendant tout l'été, entrant par une fenêtre et sortant par l'autre, comme si elles eussent été tentées de faire leur miel avec le doux caractère de Maître Voigt. De temps en temps, une grande boîte à musique, placée sur la cheminée, partait en cadence sur l'ouverture de Fra Diavolo, ou bien chantait des morceaux de Guillaume Tell avec gazouillements joyeux. Survenait-il quelque client, il fallait bien arrêter le ressort; mais l'harmonieux instrument se remettait à chanter de plus belle, dès que le client était parti.

– Courage, courage, mon brave garçon, – dit Maître Voigt, en caressant les genoux d'Obenreizer d'un air paternel: – vous allez commencer une nouvelle vie, auprès de moi dans mon étude, et cela demain matin.

Obenreizer, en habit de deuil, l'air humble et soumis, mit sur son cœur une de ses mains qui tenait un mouchoir.

– Ma reconnaissance est là, Monsieur, – dit-il, – mais je ne trouve point de mots pour vous l'exprimer.

 

– Ta, ta, ta, ne me parlez pas de reconnaissance, – dit Maître Voigt. – Je déteste de voir un homme persécuté. Je vous ai vu souffrir: je vous ai naturellement tendu la main. Oh! je ne suis pas encore assez vieux pour ne pas me rappeler mes jeunes années. Savez-vous bien que c'est votre père qui m'a amené mon premier client. Il s'agissait de la moitié d'un acre de terre qui ne donnait jamais de raisin. Ne dois-je rien à son fils? J'ai envers lui une dette d'amitié, je m'en acquitte envers vous… Voilà qui est assez bien dit, je pense, – ajouta Maître Voigt, enchanté de lui-même. – Permettez-moi de récompenser mes propres mérites par une prise de tabac.

Obenreizer laissa tomber son regard sur le plancher comme s'il ne se sentait pas même digne de contempler cet honnête vieillard savourant sa prise.

– Accordez-moi une dernière grâce, Monsieur, – dit-il. – N'agissez pas envers moi par impulsion généreuse. Jusqu'ici, vous n'avez connu que vaguement la situation où je me trouve. Eh bien! Écoutez les raisons qui s'élèvent pour et contre moi, avant de me prendre avec vous dans votre étude. Je veux que mon droit à votre bienveillance soit reconnu par votre bon jugement en même temps que par votre excellent cœur. Ah! je peux lever la tête devant mes ennemis, je peux me refaire une réputation sur les ruines de celle que j'avais autrefois et qu'on m'a ravie!..

– Comme il vous plaira, – dit Maître Voigt. – Vous parlez bien, mon fils. Vous ferez quelque jour un bon avocat.

– Les détails de ma triste affaire ne sont pas bien nombreux, – poursuivit Obenreizer, – mes chagrins ont commencé après la mort par accident de mon dernier compagnon de voyage, mon pauvre et cher ami Monsieur Vendale.

– Monsieur Vendale, – répéta le notaire. – C'est bien cela. J'ai souvent entendu ce nom depuis deux mois. C'est cet infortuné Anglais qui a été tué dans le Simplon, alors que vous-même vous avez été blessé, ainsi que le témoignent les deux cicatrices que vous portez au col et à la joue.

– Blessé par mon propre couteau, – dit Obenreizer, en touchant ces marques sinistres, témoins parlants de l'horrible lutte.

– Par votre propre couteau, en essayant de sauver votre ami, – affirma le notaire. – Bien, très bien… C'est singulier. J'ai trouvé plaisant de penser que j'ai eu autrefois un client de ce nom de Vendale.

– Le monde est si petit! – fit Obenreizer.

Toutefois, il prit note intérieurement que Maître Voigt avait eu jadis un client de ce nom.

– Je vous disais donc, – reprit-il, – qu'après la mort de mon cher compagnon de voyage, mes chagrins avaient commencé. Je me rendis à Milan. Je suis reçu avec froideur par Defresnier et Compagnie. Peu de temps après ils me chassent. Pourquoi? On ne m'en donne aucune raison. Je demande à ces Messieurs s'ils prétendent attaquer mon honneur? Point de réponse. Où sont leurs preuves contre moi? Point de réponse encore. Ce que j'en dois penser? Cette fois on me répond! «M. Obenreizer est libre de penser ce que bon lui semble et ce qu'il pensera n'importe guères à Defresnier et Compagnie.» Et voilà tout.

– Voilà tout, – dit le notaire.

Et il prit une forte prise de tabac.

– Cela suffit-il, Monsieur?

– Non, vraiment, – fit Maître Voigt. – La maison Defresnier et Compagnie est de cette ville, très estimée, très respectée. Mais la maison Defresnier et Compagnie n'a point le droit de détruire sans raison la réputation d'un homme. Vous pourriez répondre à une accusation. Mais que répondrez-vous à des gens qui ne disent rien?

– Justement, mon cher maître. Votre équité naturelle vient de définir en un mot la cruelle situation où l'on m'a placé. Et si encore ce malheur était le seul!.. Mais vous savez quelles en ont été les suites?

– Je le sais, mon pauvre garçon, – fit le notaire en remuant la tête d'un air compatissant, – votre pupille se révolte contre vous.

– Se révolte!.. c'est un mot bien doux, – reprit Obenreizer. – Ma pupille s'est élevée avec horreur contre moi; elle s'est soustraite à mon autorité, et s'est réfugiée avec Madame Dor chez cet homme de loi Anglais, Monsieur Bintrey, qui répond à nos sommations de revenir et de se soumettre que jamais elle n'en fera rien.

– Et qui écrit ensuite, – continua le notaire en soulevant sa large tabatière pour chercher parmi ses papiers, – qui écrit qu'il va venir en conférer avec moi.

– Il écrit cela? – s'écria Obenreizer. – Eh bien Monsieur, n'ai-je pas des droits légaux?

– Eh! mon pauvre garçon, tout le monde, à l'exception des criminels, tout le monde a son droit légal.

– Qui dit que je suis criminel? – dit Obenreizer d'un air farouche.

– Personne ne le dit. Un peu de calme dans vos chagrins, par pitié. Si la maison Defresnier donnait à entendre que vous avez commis quelque action… oh! nous saurions alors comment nous comporter avec elle.

Tout en parlant, il avait passé la lettre fort brève de Bintrey à Obenreizer, qui l'avait lue et qui la lui rendit.

– Lorsque cet homme de loi Anglais vous annonce qu'il va venir conférer avec vous, – s'écria-t-il, – cela veut dire qu'il vient pour repousser mon autorité sur Marguerite…

– Vous le croyez?

– J'en suis sûr, je le connais. Il est opiniâtre et chicanier. Dites-moi, Monsieur, si mon autorité est inattaquable jusqu'à la majorité de cette jeune fille?

– Absolument inattaquable.

– Je prétends donc la garder. Je l'obligerai bien à s'y soumettre!.. Mais, – reprit Obenreizer, passant de cet emportement à un grand air de douceur et de soumission, – je vous devrai encore cette satisfaction, Monsieur, à vous qui, avec tant de confiance, avez pris sous votre protection et à votre service un homme si cruellement outragé.

– Tenez-vous l'esprit tranquille, – interrompit Maître Voigt. – Pas un mot de plus sur ce sujet, et pas de remerciements. Soyez ici demain matin, avant l'arrivée de l'autre clerc, entre sept et huit heures; vous me trouverez dans cette chambre. Je veux vous initier moi-même à votre besogne… Maintenant, allez-vous-en, allez-vous-en. J'ai des lettres à écrire; je ne veux pas entendre un mot de plus.

Congédié avec cette brusquerie amicale, et satisfait de l'impression favorable qu'il avait produite sur l'esprit du vieillard, Obenreizer put réfléchir à son aise. Alors la mémoire lui revint de certaine note qu'il avait prise mentalement durant cet entretien. Ainsi donc, Maître Voigt avait eu jadis un client dont le nom était Vendale.

– Je connais assez bien l'Angleterre à présent, – se disait-il tout en faisant courir ses pensées devant lui, assis sur un banc devant le parterre. – Ce nom de Vendale y est bien rare. Jamais je n'avais rencontré personne qui le portât avant…

Il regarda involontairement derrière lui par-dessus son épaule.

– Le monde est-il en effet si petit, que je ne puisse m'éloigner de lui, même après sa mort?.. Il m'a confessé à ses derniers moments qu'il avait trahi la confiance d'un homme qui est mort comme lui… qu'il jouissait d'une fortune qui n'était pas la sienne… que je devais y songer! Et il me demandait de m'éloigner d'un pas, afin qu'il me vît mieux et que ma figure lui appelât ce souvenir!.. Pourquoi ma figure?.. C'est donc moi que cette confession étrange intéresse!.. Oh! je suis sûr de ses paroles; elles n'ont point quitté mon oreille… Et si je les rapproche de ce que me disait tout à l'heure ce vieil idiot de notaire… Eh! quoi que ce soit, tant mieux, si j'y trouve de quoi réparer ma fortune et ternir sa mémoire!.. Pourquoi, dans la nuit que nous avons passée ensemble à Bâle, s'est-il appesanti avec tant d'insistance sur mes premiers souvenirs. Sûrement il avait un motif alors!..

Il ne put achever, car les deux plus gros béliers de Maître Voigt vinrent l'assaillir à coups de tête, comme s'ils voulaient venger la réflexion irrévérencieuse qu'Obenreizer s'était permise sur le compte de leur maître. Il céda devant l'ennemi et se retira. Mais ce fut pour se promener longtemps, seul, sur les bords du lac, la tête penchée sur sa poitrine, en proie à des réflexions profondes.

Le lendemain matin, entre sept et huit heures, il se présentait à l'étude. Il y trouva le notaire qui l'attendait en compulsant des titres et des papiers arrivés de la veille. En quelques mots bien simples, Maître Voigt le mit au courant de la routine de l'étude et des devoirs qu'il aurait à remplir. Il était huit heures moins cinq minutes lorsque le digne homme se leva, en déclarant à son nouveau clerc que cette instruction préliminaire était terminée.

– Je vais vous montrer la maison et les communs, – dit-il. – mais il faut auparavant que je serre ces papiers. Ils me viennent des autorités municipales, je dois en prendre un grand soin.

Obenreizer devint attentif, car il voyait la une occasion de s'instruire. Il allait savoir où son patron serrait ses papiers particuliers.

– Ne pourrais-je pas vous épargner cette peine Monsieur? – dit-il. – Ne pourrais-je ranger et serrer ces papiers pour vous, avec vos indications?

Maître Voigt se mit à rire sous cape. Il referma le portefeuille qui contenait ces documents précieux, et le passa à Obenreizer.

– Essayez! – dit-il. – Tous mes papiers importants sont la!..

Et il lui montrait du doigt, au bout de là chambre, une lourde porte de chêne parsemée de clous. Obenreizer s'approcha, le portefeuille à la main, et regardant la porte, s'aperçut avec surprise que, de l'extérieur au moins, il n'y avait aucun moyen de l'ouvrir. Ni poignée, ni verrou, ni clef, pas même de serrure.

– C'est qu'il y a une seconde porte à cette chambre, – dit-il.

– Non, – fit Maître Voigt. – Cherchez encore.

– Il y a certainement une fenêtre.

– Murée, mon ami, murée avec des briques. La seule entrée est bien par cette porte; est-ce que vous y renoncez? – s'écria le notaire triomphant. – Écoutez maintenant, mon brave garçon, et dites-moi si vous n'entendez rien à l'intérieur.

Obenreizer écouta et recula, tout effrayé.

– Oh! – dit-il, – je sais de quoi il s'agit. J'ai entendu parler de cela quand j'étais apprenti chez un horloger. Perrin frères ont donc enfin terminé leur fameuse horloge de sûreté. Et c'est vous qui l'avez achetée?

– Moi-même. C'est bien l'horloge de sûreté. Voilà, mon fils, voilà une preuve de plus de ce que les braves gens de ce pays appellent les enfantillages du Père Voigt. Eh bien! laissons rire. Il n'en est pas moins vrai qu'aucun voleur au monde ne méprendra jamais mes clefs. Aucun pouvoir ici-bas, un bélier même, un tonneau de poudre ne fera jamais bouger cette porte. Ma petite sentinelle à l'intérieur, ma petite amie qui fait: Tic, Tic, m'obéit quand je lui dis: «ouvre.» La porte massive n'obéira jamais qu'à ce: Tic, Tic; et ce petit Tic, Tic, n'obéira jamais qu'à moi… et voilà ce qu'a imaginé ce vieil enfant de Voigt, à la plus grande confusion de tous les voleurs de la Chrétienté.

– Puis-je voir l'horloge en mouvement? – dit Obenreizer. – Pardonnez ma curiosité, Monsieur. Vous savez que j'ai passé autrefois pour un assez bon ouvrier horloger.

– Oui, vous la verrez en mouvement, – dit Maître Voigt. – Quelle heure est-il?.. Huit heures moins une minute. Attention! dans une minute vous verrez la porte s'ouvrir d'elle-même.

Une minute après, doucement, lentement, sans bruit, et comme poussée par des mains invisibles, la porte s'ouvrit et laissa voir une chambre obscure.

Sur trois des côtés, des planches garnissaient les murs du haut en bas. Sur ces planches étaient rangées, en bon ordre et par étage, des boîtes de bois, ornées de marqueteries Suisses et portant toutes, en lettres de couleur, des lettres fantastiques, le nom des clients de l'étude. Maître Voigt alluma un flambeau.

– Vous allez voir l'horloge, – dit-il avec orgueil, – je peux dire que je possède la première curiosité de l'Europe… et ce ne sont que des yeux privilégiés à qui je permets de la voir. Or, ce privilège je l'accorde au fils de votre excellent père. Oui, oui, vous serez l'un des rares favorisés qui entrent dans cette chambre avec moi. Voyez là, sur le mur de droite du côté de la porte.

– Mais c'est une horloge ordinaire! – s'écria Obenreizer. – Non, elle n'a qu'une seule aiguille.

– Non, – dit Maître Voigt, – ce n'est pas une horloge ordinaire: Non… non… cette seule aiguille tourne autour du cadran, et le point où je la mets moi-même règle l'heure à laquelle la porte doit s'ouvrir. Tenez! L'aiguille marque huit heures: la porte ne s'est-elle pas ouverte à huit heures sonnant?

– Est-ce qu'elle s'ouvre plus d'une fois par jour? – demanda le jeune homme.

– Plus d'une fois? – répéta le notaire avec un air de parfait mépris pour la simplicité de son nouveau clerc – Vous ne connaissez pas mon ami: Tic, Tic. Il ouvrira bien autant de fois que je le lui dirai. Tout ce qu'il demande, ce sont des instructions, et voilà que je les lui donne… Regardez au-dessous du cadran: il y a ici un demi-cercle en acier qui pénètre dans la muraille; là est une aiguille appelée le régulateur, qui voyage tout autour du cadran, suivant le caprice de mes mains. Remarquez, je vous prie, ces chiffres qui doivent me guider sur ce demi-cercle. Le chiffre 1 signifie qu'il faut ouvrir une fois dans les vingt-quatre heures; le chiffre 2 veut dire: ouvrez deux fois, et ainsi de suite jusqu'à la fin. Tous les matins je place le régulateur après avoir lu mon courrier, et quand je sais quelle sera ma besogne du jour. Aimeriez-vous à me le voir placer? Quel jour aujourd'hui?.. Mercredi. Bon. C'est la réunion des tireurs à la carabine, je n'aurai pas grand'chose à faire, je suis sûr d'une demi-journée de congé. On pourra bien quitter l'étude après trois heures. Serrons d'abord le portefeuille avec les papiers de la Municipalité. Voilà qui est fait! Je crois qu'il n'est pas nécessaire d'ennuyer Tic Tic, et de lui demander d'ouvrir avant demain matin, à huit heures. Je fais reculer le régulateur jusqu'au numéro 1. Je referme la porte; et bien fin qui l'ouvrira avant huit heures demain matin.

 

Obenreizer sourit. Il avait déjà vu le côté faible de l'invention préconisée par le notaire; il savait comment l'horloge à secret pouvait trahir la confiance de Maître Voigt et laisser ses papiers à la merci de son clerc.

– Arrêtez! Monsieur, – cria-t-il, au moment où le notaire allait fermer la porte. – Quelque chose a remué parmi les boîtes.

Maître Voigt se retourna.

Une seconde suffît à la main agile d'Obenreizer pour faire avancer le régulateur du chiffre 1 au chiffre 2. À moins que le notaire, regardant de nouveau le cercle d'acier, ne s'aperçût de ce changement, la porte allait s'ouvrir à huit heures du soir, et personne, Obenreizer excepté, n'en saurait rien.

– Je n'ai point vu remuer ces boîtes, – dit Maître Voigt, – Vos chagrins, mon fils, vous ont ébranlé les nerfs. Vous avez vu l'ombre projetée par le vacillement de ma bougie. Ou bien encore quelque pauvre petit coléoptère qui se promène au milieu des secrets du vieil homme de loi… Écoutez! J'entends votre camarade, l'autre clerc dans l'étude. À l'ouvrage! Posez aujourd'hui la première pierre de votre nouvelle fortune!

Il poussa gaiement Obenreizer hors de la chambre noire; avant d'éteindre sa lumière, il jeta un dernier regard de tendresse sur son horloge, – un regard qui ne s'arrêta pas sur le régulateur, – et referma la porte de chêne derrière lui.

À trois heures, l'étude était fermée. Le notaire, ses employés, et ses serviteurs se rendirent au tir à la carabine. Obenreizer, pour s'excuser de les accompagner, avait fait entendre qu'il n'était point d'humeur à assister à une fête publique. Il sortit, on ne le vit plus; on pensa qu'il faisait au loin quelque promenade solitaire.

À peine la maison était-elle close et déserte, qu'une garde-robe s'ouvrit, une garde-robe reluisante, qui donnait dans le cabinet reluisant du notaire. Obenreizer en sortit. Il s'approcha d'une croisée, ouvrit les volets, s'assura qu'il pourrait s'évader, sans être aperçu par le jardin, rentra dans sa chambre, et s'assit dans le fauteuil de Maître Voigt. Il avait cinq heures à attendre.

Il tua le temps comme il put, lisant les livres et journaux épars sur la table, tantôt réfléchissant, tantôt marchant de long en large, suivant sa chère coutume. Le soleil enfin se coucha.

Obenreizer referma les volets avec soin avant d'allumer la bougie. Le moment approchait; il s'assit, montre en main, guettant la porte de chêne.

À huit heures, doucement, lentement, sans bruit, comme poussée par une main invisible, la porte s'ouvrit.

Il lut, l'un après l'autre, tous les noms inscrits sur les bottes de bois. Nulle part ce qu'il cherchait!.. Il écarta la rangée extérieure et continua son examen.

Là, les boites étaient plus vieilles, quelques-unes même fort endommagées. Les quatre premières portaient leur nom écrit en Français et en Allemand; le nom de la cinquième était illisible. Obenreizer la prit, l'emporta dans l'étude pour l'examiner plus à l'aise… Miracle! Sous une couche épaisse de taches produites par la poussière et par le temps, il lut:

VENDALE

La clef tenait par une ficelle à une boite. Il ouvrit, tira quatre papiers détachés, les posa sur la table et commença de les parcourir.

Tout à coup, ses yeux animés par une expression d'avidité sauvage se troublèrent. Un cruel désenchantement, une surprise mortelle se peignit en même temps sur son visage blêmi. Il mit sa tête dans ses mains pour réfléchir, puis il se décida, prit copie de ces papiers qu'il venait de lire, les remit dans la boîte, la boite à sa place, dans la chambre noire, referma la porte de chêne, éteignit la bougie, et s'esquiva par la croisée.

Tandis que le voleur, le meurtrier, franchissait le mur du jardin, le notaire, accompagné d'un étranger, s'arrêtait devant sa maison, tenant sa clef dans la main.

– De grâce, Monsieur Bintrey, – disait-il, – ne passez pas devant chez moi sans me faire l'honneur d'y entrer. C'est presque un jour de fête dans la ville… le jour de notre tir… mais tout le monde sera de retour avant une heure… N'est-il pas plaisant que vous vous soyez justement adressé à moi pour demander le chemin de l'hôtel… Eh bien, buvons et mangeons ensemble, avant que vous vous y rendiez.

– Non, pas ce soir, – répliqua Bintrey, – je vous remercie. Puis-je espérer de vous rencontrer demain matin vers dix heures?

– Je serai ravi de saisir l'occasion la plus prompte de réparer, avec votre permission, le mal que vous faites à mon client offensé, – repartit le bon notaire.

– Oui, oui, – fit Bintrey, – votre client offensé! C'est bon! Mais un mot à l'oreille, Monsieur Voigt.

Il parla pendant une seconde à voix basse et continua sa route. Lorsque la femme de charge du notaire revint à la maison, elle le trouva debout devant la porte, immobile, tenant toujours sa clef à la main et la porte toujours fermée.

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