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Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia

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Pendant la journée, Ortis fit demander une Bible à Odouard; celui-ci n'en avait point; il envoya alors chez le curé, et, lorsqu'on la lui eut remise, il s'enferma. Un peu après midi, il sortit pour faire partir la lettre suivante et revint se renfermer encore:

14 mars.

Lorenzo, j'ai un secret qui, depuis un mois, me pèse sur le cœur… Mais l'heure du départ va sonner pour moi… et il est temps que je le dépose dans le tien.

Ton ami a continuellement un cadavre devant les yeux… J'ai fait ce que je devais… Cette famille est depuis ce jour moins pauvre, mais je n'ai pu faire revivre leur père.

Il y a dix mois à peu près que, dans un de ces moments de douleur forcenée, je m'éloignai à cheval jusqu'à la distance de dix milles. La nuit approchait, le temps était noir et promettait une tempête, mon cheval dévorait le chemin; cependant, mes éperons l'ensanglantaient encore, et je lui laissais flotter la bride sur le cou, en souhaitant intérieurement qu'il m'abimât avec lui dans les précipices qui nous entouraient. – En entrant dans une route étroite, sombre et bordée d'arbres, je crus distinguer quelqu'un; je repris la bride; mon cheval s'en irrita davantage et s'emporta plus vite encore.

– Rangez-vous à gauche! m'écriai-je, rangez-vous à gauche!

Le malheureux y courut; mais, entendant à chaque instant se rapprocher les pas de mon cheval, il voulut essayer de passer à droite, espérant y trouver le sentier moins étroit… Dans ce moment, mon cheval l'atteignit, le renversa, et, de ses pieds de devant lui fracassant la tête, s'abattit et me jeta à dix pas de là…

Pourquoi restai-je vivant et sans blessures?.. Je courus aussitôt où j'entendais des gémissements, et je trouvai ce malheureux baigné dans une mare de sang… Je voulus le relever, il avait perdu le sentiment et la voix. Quelques minutes après, il expira!.. Je revins chez moi… Cette nuit fut fatale à toute la nature; la grêle ruina les moissons, la foudre brûla plusieurs arbres et fracassa une petite chapelle qui renfermait un crucifix. Je repartis bientôt et je passai la nuit errant dans ces montagnes, l'âme et les habits ensanglantés, espérant qu'au milieu de la destruction générale, je trouverais le châtiment de mon crime… Quelle nuit, Lorenzo! crois-tu que ce terrible spectre me pardonne jamais?

Le lendemain, – et cette aventure fit beaucoup de bruit, – on trouva le corps de cet infortuné un demi-mille environ plus loin, presque recouvert par un monceau de pierres qu'avait arrêtées en cet endroit un châtaignier déraciné, et qui y avaient été amenées avec lui par les torrents de pluie qui étaient tombés le matin; il avait la tête et les membres brisés; cependant, il fut reconnu par sa femme, qui le cherchait en pleurant… On n'accusa personne; mais quel mal m'ont fait les bénédictions que croyait me donner cette veuve, parce que je plaçai sa fille auprès du régisseur G… et que j'assurai une bourse à son fils, qui voulait se faire prêtre. Hier encore, elle vint me remercier de nouveau en me disant que je l'avais sauvée, elle et ses enfants, de la misère qui pesait sur eux depuis longtemps… Ah! sans doute il y a bien des malheureux comme eux; mais, du moins, il leur reste un père, un époux qui les console par son amour et qu'ils ne changeraient pas pour toutes les richesses de la terre. – Tandis qu'eux!..

C'est donc ainsi que les hommes sont destinés à se détruire mutuellement!

Les villageois, depuis ce jour, s'écartent de ce fatal sentier, et les laboureurs, au retour des travaux, préfèrent, pour ne point y passer, traverser la prairie… On dit que, la nuit, on y entend des plaintes; que l'oiseau de mauvais augure, s'arrêtant sur les arbres qui l'entourent, hurle trois fois à minuit, et que, l'autre soir, on y a vu un fantôme… Je n'ai pas le courage de les détromper ni de rire de tels prestiges… Mais je révélerai tout à ma mort… Le voyage est terrible et mon salut incertain; je ne veux pas partir avec ce remords… Que cette veuve et ces deux enfants soient sacrés dans ma maison… Adieu.

Quelques jours après, on trouva entre les feuillets de la Bible une traduction pleine de ratures et presque illisible de quelques versets du livre de Job, du second chapitre de l'Ecclésiaste, et de tout un cantique d'Ézéchiel.

Sur les quatre heures de l'après-midi, Ortis alla chez T***. On avait déjà fini de dîner, et Thérèse était descendue au jardin: son père le reçut avec affabilité; Odouard alla s'asseoir près du balcon, et se mit à lire; quelque temps après, il posa le livre qu'il tenait, en ouvrit un autre, et sortit en lisant. Alors, Ortis prit le premier livre qu'avait laissé Odouard: c'était le quatrième volume des tragédies d'Alfieri; il retourna quelques feuillets, puis tout à coup lut d'une voix forte les vers suivants:

 
Qui m'ose ici parler, et d'air pur et tranquille?..
Quels ténèbres, grands dieux! environnent mes pas!..
C'est la nuit du tombeau, c'est l'ombre du trépas!
Voyez-vous du soleil s'obscurcir la lumière?
Un nuage sanglant le dérobe à la terre;
Entendez-vous les cris des sinistres oiseaux
Se mêler aux accents des esprits infernaux?
Tout vient frapper mes sens d'un funeste présage,
Des larmes, malgré moi, coulent sur mon visage…
Mais quoi! mais vous aussi, vous répandez des pleurs!
 

Le père de Thérèse le regarda en murmurant ces mots:

– O mon fils!

Ortis continua à lire bas, ouvrit le même volume au hasard; puis, le posant bientôt, s'écria:

 
Vous n'avez point encore éprouvé mon courage,
Vous ne connaissez pas ce que peut ma fureur…
Elle doit égaler mes maux et ma douleur.
 

Odouard, qui rentrait en ce moment, entendit ces vers, et, étonné de l'accent avec lequel ils avaient été prononcés, s'arrêta tout pensif sur le seuil de la porte. M. T*** me disait, depuis, qu'à ce moment il avait cru lire la mort sur le visage de notre malheureux ami, et que, pendant le reste de la journée, ses moindres paroles lui avaient inspiré la pitié et un sentiment de respect religieux. Bientôt la conversation tomba sur son voyage; Odouard lui demanda s'il devait être bien long.

– Oh! oui, répondit Ortis avec un sourire amer; si long, que je suis certain que nous ne nous reverrons jamais.

– Nous ne nous reverrons plus! dit M. T*** d'une voix triste.

Alors, Ortis, pour le rassurer, le regarda d'un visage riant et tranquille; il lui cita en souriant ce passage de Pétrarque:

 
…Je ne sais, mais je crois
Que vous devez rester bien longtemps après moi.
 

Il revint sur le soir chez lui, se renferma, et resta dans sa chambre jusqu'au lendemain, assez tard. – Voici quelques fragments que je crois de cette nuit, quoique je ne puisse dire à quelle heure ils ont été écrits:

… Bassesse!.. et toi, qui m'accuses de bassesse, n'es-tu pas un de ces mortels apathiques qui regardent leurs chaînes sans oser pleurer sur elles, et qui baisent en rampant la main qui les fouette? Qu'est l'homme?.. La force n'a-t-elle pas toujours été la dominatrice de l'univers, parce que tout, dans l'univers, est faiblesse et lâcheté?

Tu m'accuses de bassesse!.. et tu vends ta conscience et ton bonheur.

Viens me voir luttant contre la mort et baigné dans mon sang; tu trembles! – Qui de nous deux est lâche? Arrache ce poignard de mon cœur, et dis, en le plongeant dans le tien: «Dois-je vivre éternellement malheureux?» Dernière douleur, forte, courte et généreuse… Qui sait si le destin ne te prépare pas une mort plus douloureuse et plus infâme! Avoue donc maintenant que, lorsque tu tiens la pointe de cette arme sur ta poitrine, tu te crois capable des plus grandes entreprises, et tu te sens le maître de tes tyrans…

Minuit.

Je contemple la campagne… La nuit est sereine et tranquille, et la lune se lève derrière la montagne. O lune! lune amie! peut-être, en ce moment, laisses-tu tomber sur le visage de Thérèse un de ces rayons sympathiques semblable à celui que tu répands dans mon âme. J'ai toujours salué tes premiers feux lorsque tu venais consoler la muette solitude de la terre. Souvent, en sortant de la demeure de Thérèse, je te confiai mes espérances, et tu vis mon délire… Que de fois mes yeux, mouillés de larmes, t'ont suivie au sein des nuages qui te cachaient! que de fois ils t'ont cherchée pendant les nuits veuves de ta clarté!.. Tu reparaîtras, tu reparaîtras toujours plus belle… Mais le corps de ton ami, solitaire et mutilé, tombera bientôt pour ne se relever jamais… Exauce, je t'en supplie, ma dernière prière; lorsque Thérèse me cherchera parmi les pins et les cyprès de la colline, jette un dernier rayon sur la pierre qui recouvrira mon tombeau.

Belle aube! il y a longtemps que je n'avais dormi d'un sommeil aussi tranquille, et qu'en m'éveillant je ne t'avais vue aussi sereine… Mais, alors, mes yeux étaient plongés dans les larmes, mes sentiments dans l'obscurité, et mon âme dans la douleur.

Tu brilles, tu brilles, ô nature! et tu consoles les chagrins mortels… Hélas! tu ne brilleras plus pour moi. Je t'ai admirée dans ta splendeur; je me suis nourri de ta joie, parce qu'alors tu me paraissais belle et bienfaisante, et qu'avec une voix divine tu me disais: «Vis!» Mais, depuis, dans mon désespoir, je t'ai revue les mains ensanglantées!.. les fleurs de ta couronne se sont changées pour moi en plantes vénéneuses… tes fruits m'ont semblé amers… et tu m'as apparu dévoratrice de tes enfants, que tu trompais par tes promesses et ta beauté, pour les mieux conduire ensuite vers l'infortune et la douleur.

 

Serai-je ingrat envers toi? Vivrai-je pour te voir chaque jour plus terrible et te blasphémer encore? Non… non, en renonçant à la lumière, je ne fais que prévenir tes lois… Je ne t'abandonne pas, et tu ne me quittes point. Maintenant, je te regarde et je soupire, mais seulement au souvenir de mon bonheur passé, à la certitude de ne plus te craindre, et parce que je suis au moment de te perdre pour toujours.

Je ne crois pas être rebelle à tes lois en fuyant la vie. L'existence et la mort sont deux de tes lois: un seul chemin conduit à la vie, mille à la mort… Je ne puis t'accuser de mes maux, il est vrai; mais j'en accuse mes passions, qui ont les mêmes effets et la même source, parce qu'elles dérivent de toi, et qu'elles n'auraient pu m'abattre, si tu ne leur en avais donné la force… Tu n'as point fixé la durée de l'âge des hommes; tous doivent naître, vivre et mourir, voilà tes lois; que t'importe le temps et la manière!..

Ma mort ne te dérobera rien de ce que tu m'as donné… Mon corps, cette infiniment petite partie du grand tout, se réunira toujours à toi sous une autre forme… Mon âme, ou mourra avec moi… et se modifiera alors dans la masse immense des choses… ou sera immortelle, et son essence divine restera intacte… Ma raison ne se laisse plus séduire par des sophismes; n'entends-je pas la voix sacrée de la nature, qui me dit: «Je t'ai créé afin que, par ton bonheur, tu concourusses au bonheur universel, et, pour y parvenir plus sûrement, je t'ai donné l'amour de la vie et l'horreur de la mort; mais, si la somme des peines surpasse en toi celle de la félicité, si les chemins que je t'ai ouverts pour finir tes maux ne doivent, au contraire, te conduire qu'à de nouvelles douleurs, qui t'oblige alors à la reconnaissance, puisque la vie, que je t'aurai donnée comme un bienfait, se sera pour toi convertie en douleurs?

Insensé! Quelle présomption!.. je me crois nécessaire… Mes années sont un atome imperceptible dans l'espace incirconscrit des temps… Les fleuves de l'Italie roulent au milieu de leurs flots ensanglantés et fumants des milliers de cadavres sacrifiés à mille perches de terrain et à un demi-siècle de renommée, que deux conquérants se disputent au prix de l'existence des peuples… et je craindrais de consacrer à moi seul le peu de jours qui me restent, et qui peut-être bientôt me seront arrachés par les persécutions des hommes ou souillés par le crime!..

J'ai cherché avec un soin religieux tout ce qu'avait écrit mon ami dans les derniers temps de sa vie, et je dirai avec la même exactitude tout ce que j'ai pu savoir de ses actions. Cependant, je ne puis faire connaître au lecteur que ce qui a été vu par moi ou par des personnes auxquelles je pouvais ajouter foi; c'est pourquoi je ne sais ce qu'il devint pendant les journées des 16, 17 et 18 mars. Il alla plusieurs fois chez M. T***, mais sans s'y arrêter jamais. Il sortait tous les jours avant le soleil, rentrait tard, soupait sans dire un mot, et Michel m'assura qu'il dormait d'un sommeil assez tranquille.

La lettre suivante n'a point de date, mais fut écrite dans la journée du 19:

Tout me délaisse, tout me fuit; Thérèse elle-même m'abandonne, et Odouard ne la quitte pas un seul instant. Que je la voie une fois encore, et je pars… Je l'aurais même déjà fait si j'avais pu baigner une dernière fois sa main de mes larmes. Quelle tristesse règne dans cette malheureuse famille!.. Quand je monte, je crains de rencontrer Odouard. Lorsqu'il me parle, il ne me nomme jamais Thérèse… Pourquoi n'est-il pas toujours aussi discret? pourquoi ne cesse-t-il de me demander quand et comment je partirai?.. Tout à l'heure encore, il me répétait cette question… Je me suis éloigné tout à coup de lui, et je l'ai fui en frémissant: je l'avais vu sourire…

Je suis donc obligé de revenir à cette affreuse vérité, dont l'idée seule me faisait frissonner autrefois, et que depuis je me suis habitué à méditer et à entendre avec tranquillité: «Tous les hommes sont ennemis.» Ah! si tu pouvais faire le procès des cœurs de ceux qui passent devant toi, tu les verrais continuellement occupés à faire autour d'eux le moulinet avec une épée pour éloigner les autres de leurs biens… et pour s'emparer du bien des autres.

P. – S. – Je reviens de chez cette vieille femme de laquelle je t'ai déjà parlé dans une de mes lettres. La malheureuse vit encore, mais seule, mais oubliée quelquefois pendant des journées entières par ceux qui se lassent de la secourir; la malheureuse vit encore; mais, depuis plusieurs mois, ses facultés luttent continuellement contre les horreurs et l'agonie de la mort.

Les fragments suivants sont peut-être écrits dans la même nuit, et semblent les derniers:

Arrachons le masque au fantôme qui voudrait nous effrayer… N'ai-je pas vu des enfants frémir et se cacher à l'aspect inattendu de leur nourrice?.. O mort! je te regarde… et je t'interroge… Ce ne sont point les choses, ce sont les apparences qui nous épouvantent… Une infinité d'hommes, qui n'oseraient t'appeler, t'affrontent cependant avec courage… Tu es un élément nécessaire de la nature, tu ne m'inspires plus d'horreur… et je ne vois en toi que le repos du soir… que le sommeil qui suit les travaux…

Voyez cette roche stérile et escarpée, qui intercepte à la vallée qu'elle domine les rayons fécondateurs du soleil… elle est comme moi… Si la nature me créa pour concourir à la félicité d'autrui, loin de remplir son but, je le trouble… Si je dois d'un autre côté épuiser la part de calamités réservée à tout homme, j'ai, en vingt-quatre ans, vidé une coupe d'infortunes qui aurait pu suffire à la vie la plus longue… Et l'espérance! suis-je assez certain de l'avenir pour lui confier mes jours?.. L'espérance! eh! n'est-ce pas elle qui, en caressant nos passions, éternise les malheurs des hommes!

Le temps s'envole, et avec lui j'ai perdu dans la douleur cette partie de mon existence, que deux mois auparavant, mon imagination me représentait parée des couleurs les plus riantes… Cette plaie invétérée est maintenant devenue de mon essence: je la sens dans mon cœur, dans ma tête, dans tout moi, et le sang en découle goutte à goutte, comme si elle venait de se rouvrir de nouveau… Oh! assez, assez, Thérèse! Ne te semble-t-il pas voir en moi un malheureux que le destin entraîne à pas lents vers la tombe, au milieu des tourments et du désespoir, et qui n'a point le courage de prévenir par un seul coup son misérable destin?

J'essaye la pointe de ce poignard: je le serre, je le regarde… et je souris. – Là, là, dans ce cœur qui palpite, je l'enfoncerai tout entier… Ce fer est toujours devant mes yeux. Qui ose t'aimer? qui ose t'enlever à moi? – Fuis-moi donc, et qu'Odouard surtout ne m'approche point!

A chaque instant, et par un mouvement d'effroi involontaire, je frotte mes mains pour en effacer la tache de l'homicide, et je les flaire comme si elles étaient rouges et fumantes encore… Il est temps que je me sauve du danger de vivre un jour de plus… un seul jour – un seul moment… Malheureux, tu n'as déjà que trop vécu!

26 mars au soir.

Lorenzo, ce dernier coup m'a presque ravi ma fermeté… Néanmoins, ce qui est décidé est décidé… Dieu, qui voit au plus profond de mon cœur, peut seul voir que c'est aujourd'hui plus qu'un sacrifice de sang…

Thérèse était avec sa sœur, et, en m'apercevant, avait essayé de me fuir. Bientôt elle s'arrêta, et Isabelle, tout affligée, s'assit sur ses genoux…

– Thérèse, lui dis-je en m'approchant d'elle et en lui prenant la main.

Elle me regarda, et Isabelle, se jetant à son cou, lui dit tout bas:

– Ortis ne m'aime plus…

Je l'entendis.

– Oh! si, je t'aime, lui répondis-je en me baissant vers elle et en l'embrassant. Je t'aime bien tendrement; mais je ne crois plus te revoir…

O mon frère! Thérèse me regardait épouvantée, en pleurant, serrait Isabelle contre son sein, et tenait ses yeux fixés sur moi.

– Tu vas nous quitter, me dit-elle; mais cette enfant sera la compagne de mes jours et la consolation de mes douleurs; je lui parlerai de son ami, de mon ami, et elle apprendra de moi à te pleurer et à te bénir…

Et, à ces dernières paroles, son âme me paraissait raffermie par quelque espérance; des ruisseaux de larmes s'échappaient de ses yeux, et je t'écris, les mains chaudes encore de ses pleurs.

– Adieu, continua-t-elle, mais non éternellement, non! Adieu, mais non pas pour toujours, n'est-ce pas? non pas pour toujours. Le moment de tenir ma promesse est arrivé, et je l'accomplis: prends ce portrait encore mouillé de mes larmes et de celles de ma mère; éloigne-toi, et n'oublie jamais l'infortunée Thérèse…

Et ses mains l'attachaient à mon cou et le cachaient sur mon cœur…

Je lui pris le bras, je l'attirai vers moi… Ses soupirs rafraîchissaient mes lèvres enflammées, et déjà ma bouche… Tout à coup, une pâleur mortelle se répandit sur son visage, sa main devint froide et tremblante…

– Aie pitié de moi! me dit-elle d'une voix entrecoupée.

Et elle se laissa tomber sur un sofa en pressant sur son cœur la petite Isabelle, qui pleurait avec nous. Dans ce moment, son père rentra, et peut-être que notre état affreux éveilla ses remords.

Ortis revint ce soir-là tellement consterné, que Michel soupçonna qu'il lui était arrivé quelque aventure fâcheuse. Il reprit l'examen de ses papiers, qu'il faisait brûler sans les lire. Quelque temps avant la Révolution, il avait écrit, dans un style mâle et antique, des commentaires sur le gouvernement vénitien, avec cette épigraphe empruntée à Lucain: Jusque datum sceleri. Un soir de l'année précédente, il avait lu à Thérèse l'Histoire de Laurette, et elle me dit que les fragments qu'il m'avait envoyés dans la lettre du 29 avril n'étaient pas le commencement de cette histoire, mais des pensées éparses dans tout l'ouvrage qu'il avait achevé depuis. Il le brûla alors avec beaucoup d'autres de ses papiers. Ortis lisait très-peu de livres, pensait beaucoup, et, se rejetant quelquefois tout à coup du fracas du monde dans le calme de la solitude, ressentait vivement alors le besoin d'écrire. Il ne me reste de lui qu'un Plutarque rempli de notes, différents cahiers où sont quelques discours, et, entre autres, un assez long sur la mort de Nicias, et un Tacite, dont il avait traduit beaucoup de fragments, parmi lesquels se trouvaient en entier le deuxième livre des Annales, ainsi qu'une grande partie du second de l'Histoire, recopiés dans les marges, en très-petits caractères, et dont la traduction était faite avec le plus grand soin. Ceux que je rapporte ici ont été trouvés parmi les papiers qu'il avait jetés sous sa table.

Quant au passage suivant, je ne sais s'il est de lui ou de quelque autre quant aux idées; pour le style, il est tout à lui: il avait été écrit sur la couverture du livre des Maximes de Marc-Aurèle, sous la date du 3 mars 1794, puis recopié par lui sur la marge du Tacite, sous la date du 1er janvier 1797, et près de celle-ci la date du 20 mars 1799, cinq jours avant qu'il mourût. Le voici:

«Je ne sais ni pourquoi ni comment je suis venu au monde, ni ce qu'est le monde, ni ce que je suis moi-même; et, si je cours pour le savoir, je reviens confus d'une ignorance toujours plus effrayante. – Je ne sais ce qu'est mon corps, ce que sont mes sens, ce qu'est mon âme. – Je ne sais quelle partie de moi pense ce que j'écris, et médite sur tout et sur moi-même sans pouvoir se connaître jamais. – Enfin je tente de mesurer avec la pensée les immenses étendues de l'univers qui m'environne. Je me trouve comme attaché à l'angle d'un espace incompréhensible, sans savoir pourquoi je suis attaché là plutôt qu'ailleurs; et pourquoi ce court moment de mon existence appartient-il plutôt à cette heure de l'éternité qu'à celle qui l'a précédée ou qui doit la suivre? – Enfin je ne vois de tout côté que l'infini, qui m'absorbe comme un atome.»

A onze heures, il renvoya Michel et le jardinier. Il paraît probable qu'il veilla toute la nuit et écrivit la lettre précédente; car, au point du jour, il alla tout habillé réveiller le jeune homme, en lui ordonnant de chercher un messager pour Venise. Bientôt il se jeta sur son lit, mais y resta peu de temps, puisque, sur les huit heures du matin, il fut rencontré par un villageois sur le chemin d'Arqua.

A midi, Michel entra pour l'avertir que le messager était prêt, et il le trouva assis, immobile, et enseveli dans les réflexions les plus profondes. Au bruit qu'il fit en entrant, son maître se leva, s'approcha de la table, et écrivit sans s'asseoir, au-dessous de la même lettre, et en caractères à peine lisibles:

 

«Mes lèvres sont brûlantes, ma poitrine est oppressée… J'éprouve une amertume… un serrement… Je puis à peine respirer… Je ne sais quelle main s'appesantit sur mon cœur.

»Que puis-je te dire, Lorenzo? je suis homme.

»O mon Dieu! mon Dieu! accorde-moi le secours des larmes.»

Il cacheta cette lettre, qu'il envoya sans adresse; regarda longtemps le ciel, s'assit, croisa les bras sur son secrétaire, et y posa le front. Plusieurs fois, son domestique lui demanda s'il avait besoin d'autre chose; mais, sans se déranger, il lui fit signe que non, et, le même jour, il commença la lettre suivante pour Thérèse:

Mercredi, cinq heures.

Résigne-toi aux volontés du ciel, et cherche ton bonheur dans la paix domestique et dans la concorde, avec l'époux que t'a choisi le destin. Tu as un père infortuné et généreux; tu dois le réunir à ta mère, qui, solitaire et affligée, attend de toi la fin de ses maux… Tu dois ta vie à ta réputation; moi seul, en mourant, trouverai le repos et l'assurerai à ta famille. – Mais toi, pauvre infortunée!..

Oh! que de lettres j'ai commencées pour toi sans pouvoir les finir… Grand Dieu! tu ne m'abandonnes pas dans mes derniers moments, et cette constance est le plus grand de tes bienfaits… Oui, Thérèse, je mourrai, lorsque j'aurai reçu la bénédiction de ma mère et les derniers embrassements de mon ami… C'est lui qui remettra à ton père les lettres que tu m'as écrites; tu lui donneras aussi les miennes, elles lui prouveront ta vertu et la pureté de notre amour. Non, mon amie, non, tu n'es point la cause de ma mort. Toutes mes espérances trompées… les infortunes des personnes les plus chères à mon cœur… les crimes des hommes, la certitude de notre perpétuel esclavage, l'opprobre de ma patrie vendue, – tout cela était écrit depuis longtemps; et toi, cœur d'ange, tu pouvais adoucir mon sort; mais le désarmer… jamais… J'ai vu un instant en toi un dédommagement des maux de cette vie, j'ai osé espérer… Bientôt, entraînée par une force irrésistible, tu m'as aimé, – tu m'as aimé et tu m'aimes… et aujourd'hui je te perds!.. voilà que j'appelle la mort à mon aide… Prie ton père de se souvenir quelquefois de moi, non pour s'affliger, mais afin qu'en sa compassion il adoucisse ta douleur, et qu'il se rappelle toujours qu'il lui reste une seconde fille.

Mais, toi, Thérèse, toi, ma seule amie, aurais-tu le courage de m'oublier? Relis toujours ces dernières paroles, que je t'écris pour ainsi dire avec le sang de mon cœur. Mon souvenir te préservera peut-être des malheurs du vice; ta beauté, ta jeunesse, la splendeur de ta fortune, t'exposeront à chaque instant à souiller cette innocence à laquelle tu as sacrifié ta première et ta plus chère passion, – cette innocence qui, dans tous les temps, adoucit tes infortunes. Toutes les séductions du monde t'environneront pour te perdre, pour te ravir ta propre estime, et te confondre dans la foule de ces femmes qui, dépouillant toute pudeur, trafiquent de l'amour et de l'amitié, et traînent comme en triomphe les victimes de leur perfidie… Mais non, Thérèse, la vertu brille sur ton visage… et tu sais, ô mon amie, que je t'ai toujours adorée et respectée comme une chose sainte, ô divine image de mon amie, précieux et dernier don de l'amour. Oh! je puise dans ta vue une nouvelle force, et tu me racontes l'histoire de notre bonheur… Lorsque je te vis pour la première fois, tu faisais ce portrait, Thérèse; ces jours, les plus beaux de ma vie, se représentent à mon esprit et repassent un à un devant ma mémoire… Tu l'as sanctifié en l'attachant, baigné de tes pleurs, sur mon sein, et, ainsi attaché, il descendra avec moi dans la tombe… Te rappelles-tu les larmes avec lesquelles je l'ai reçu? J'en verse encore, et elles soulagent mon cœur oppressé… Oui, Thérèse, si notre âme nous survit après le moment suprême, je te la garderai à toi seule, et mon amour vivra éternel comme elle! Daigne écouter seulement ma dernière, mon unique, ma plus sainte prière, je t'en conjure au nom de notre amour, par les larmes que nous avons répandues, par ta religion pour ceux qui t'ont mise au monde, et à qui tu te sacrifies, victime volontaire… Ne laisse pas sans consolation ma pauvre mère, qui peut-être viendra pleurer avec toi dans cette solitude, et y chercher un asile contre les tempêtes de la vie… Toi seule es digne de la consoler et de la plaindre. Qui lui restera si tu l'abandonnes? et, dans sa douleur, ses peines de vieillesse, rappelle-toi toujours qu'elle m'a donné la vie.

A minuit et demi, Ortis partit par la poste des collines Euganéennes, et arriva sur les bords de la mer à huit heures du matin; il prit alors une gondole qui le conduisit jusqu'à Venise.

En arrivant chez lui, je le trouvai endormi sur un sofa; lorsqu'il fut réveillé, il me chargea de plusieurs affaires, qu'il me pria d'expédier le plus tôt possible, ainsi que de payer à un libraire quelque argent qu'il lui devait depuis longtemps.

– Je ne puis, me dit-il, m'arrêter ici que pendant la journée.

Quoique je ne l'eusse point vu depuis deux ans, il ne me parut pas d'abord aussi changé que je m'y attendais; mais bientôt je m'aperçus qu'il marchait avec peine, et que sa voix, autrefois mâle et élevée, paraissait maintenant oppressée et faible. Il s'efforçait cependant de parler et de répondre à sa mère, qui l'interrogeait sur son voyage, et souvent un sourire mélancolique, qui n'appartenait qu'à lui, venait errer sur ses lèvres; mais je remarquai qu'il avait un air réservé que jamais je ne lui avais vu jusqu'alors. Comme je lui disais que quelques-uns de ses amis avaient l'intention de venir le voir, il me répondit qu'il ne voulait être dérangé par personne et, alla lui-même ordonner à la porte de dire qu'il n'était point arrivé.

J'avais envie, continua-t-il en rentrant, de t'épargner, ainsi qu'à ma mère, la douleur des derniers adieux, mais j'avais besoin de vous revoir, et, crois-moi, cette épreuve est la plus forte à laquelle le sort ait encore soumis mon courage.

Quelques heures avant la nuit, il se leva comme s'il voulait partir, mais sans avoir la force de nous adresser un seul mot. Sa mère alors s'approcha de lui.

– Mon cher enfant, lui dit-elle, c'est donc résolu?

– Oui, répondit-il en retenant à peine ses pleurs et en la serrant dans ses bras.

– Qui sait si je te reverrai? reprit-elle. Je suis malade et âgée.

– Console-toi, ma mère; oui, nous nous reverrons… et pour ne plus nous quitter jamais. Mais, maintenant, demande à Lorenzo si je puis rester plus longtemps ici…

Elle se tourna vers moi, ses yeux m'interrogeaient avec inquiétude.

– Ce n'est que trop vrai, lui dis-je.

Et je lui rappelai les persécutions que la guerre rendait de jour en jour plus terribles, le péril que je courais moi-même depuis que mes lettres avaient été interceptées (et mes soupçons n'étaient que trop fondés, puisque, deux mois après, je fus forcé de m'expatrier).

Alors, elle s'écria:

– Vis, mon fils, vis, quoique loin de moi. Depuis la mort de ton père, je n'ai point goûté un seul instant de bonheur; j'espérais du moins passer auprès de toi ma vieillesse… Mais la volonté de Dieu soit faite!.. éloigne-toi. J'aime mieux pleurer ton absence que ta prison ou ta mort…

Ses sanglots l'interrompirent.

Ortis lui serra la main, la regarda quelque temps avec tendresse, comme s'il voulait lui confier un secret; mais bientôt il se remit, et, se jetant à ses genoux, lui demanda sa bénédiction. Alors, elle leva les mains au ciel; puis, les abaissant sur sa tête:

– Je te bénis, lui dit-elle, ô mon fils! je te bénis, et que le Tout-Puissant te bénisse de même!

Ils s'approchèrent alors de l'escalier, s'embrassèrent encore, et cette mère infortunée appuya longtemps sa tête sur le sein de son fils.

Ils descendirent ainsi dans les bras l'un de l'autre. Je les suivis. Ortis posa encore une fois ses lèvres sur la main de sa mère, qui le bénit de nouveau. En se relevant, il se rejeta dans ses bras; je le pressai longtemps dans les miens; il me promit de m'écrire, et me quitta en me disant:

– Lorenzo, souviens-toi toujours de notre ancienne amitié.

Se retournant ensuite vers sa mère, il la regarda sans pouvoir lui parler, s'éloigna, après quelques pas, se retourna encore, et nous jeta un regard triste et douloureux, comme pour nous dire que nous le voyions pour la dernière fois.

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