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La tulipe noire

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XII
L'EXÉCUTION

Cornélius n'avait pas trois cents pas à faire hors de la prison pour arriver au pied de son échafaud.

Au bas de l'escalier, le chien le regarda passer tranquillement; Cornélius crut même remarquer dans les yeux du molosse une certaine expression de douceur qui touchait à la compassion.

Peut-être le chien connaissait-il les condamnés et ne mordait-il que ceux qui sortaient libres.

On comprend que plus le trajet était court de la porte de la prison au pied de l'échafaud, plus il était encombré de curieux.

C'étaient ces mêmes curieux qui, mal désaltérés par le sang qu'ils avaient déjà bu trois jours auparavant, attendaient une nouvelle victime.

Aussi, à peine Cornélius apparut-il qu'un hurlement immense se prolongea dans la rue, s'étendit sur toute la surface de la place, s'éloignant dans les directions différentes des rues qui aboutissaient à l'échafaud, et qu'encombrait la foule.

Aussi l'échafaud ressemblait à une île que serait venu battre le flot de quatre ou cinq rivières.

Au milieu de ces menaces, de ces hurlements et de ces vociférations, pour ne pas les entendre, sans doute, Cornélius s'était absorbé en lui-même.

À quoi pensait ce juste qui allait mourir?

Ce n'était ni à ses ennemis, ni à ses juges, ni à ses bourreaux.

C'était aux belles tulipes qu'il verrait du haut du ciel, soit à Ceylan, soit au Bengale, soit ailleurs, alors qu'assis avec tous les innocents à la droite de Dieu, il pourrait regarder en pitié cette terre où on avait égorgé MM. Jean et Corneille de Witt pour avoir trop pensé à la politique, et où on allait égorger M. Cornélius van Baërle pour avoir trop pensé aux tulipes.

– L'affaire d'un coup d'épée, disait le philosophe, et mon beau rêve commencera.

Seulement restait à savoir si, comme à M. de Chalais, comme à M. de Thou et autres gens mal tués, le bourreau ne réservait pas plus d'un coup, c'est-à-dire plus d'un martyre, au pauvre tulipier.

Van Baërle n'en monta pas moins résolument les degrés de son échafaud.

Il y monta orgueilleux, quoiqu'il en eût, d'être l'ami de cet illustre Jean et le filleul de ce noble Corneille que les marauds amassés pour le voir avaient déchiquetés et brûlés trois jours auparavant.

Il s'agenouilla, fit sa prière, et remarqua non sans éprouver une vive joie qu'en posant sa tête sur le billot et en gardant ses yeux ouverts, il verrait jusqu'au dernier moment la fenêtre grillée du Buitenhof.

Enfin l'heure de faire ce terrible mouvement arriva: Cornélius posa son menton sur le bloc humide et froid. Mais à ce moment malgré lui ses yeux se fermèrent pour soutenir plus résolument l'horrible avalanche qui allait tomber sur sa tête et engloutir sa vie.

Un éclair vint luire sur le plancher de l'échafaud: le bourreau levait son épée.

Van Baërle dit adieu à la grande tulipe noire, certain de se réveiller en disant bonjour à Dieu dans un monde fait d'une autre lumière et d'une autre couleur.

Trois fois il sentit le vent froid de l'épée passer sur son col frissonnant.

Mais, ô surprise! il ne sentit ni douleur ni secousse.

Il ne vit aucun changement de nuances.

Puis tout à coup, sans qu'il sût par qui, van Baërle se sentit relevé par des mains assez douces et se retrouva bientôt sur ses pieds, quelque peu chancelant.

Il rouvrit les yeux.

Quelqu'un lisait quelque chose près de lui sur un grand parchemin scellé d'un grand sceau de cire rouge.

Et le même soleil, jaune et pâle comme il convient à un soleil hollandais, luisait au ciel; et la même fenêtre grillée le regardait du haut du Buitenhof, et les mêmes marauds, non plus hurlants mais ébahis, le regardaient du bas de la place.

À force d'ouvrir les yeux, de regarder, d'écouter, van Baërle commença de comprendre ceci.

C'est que monseigneur Guillaume prince d'Orange craignant sans doute que les dix-sept livres de sang que van Baërle, à quelques onces près, avait dans le corps ne fissent déborder la coupe de la justice céleste, avait pris en pitié son caractère et les semblants de son innocence.

En conséquence, Son Altesse lui avait fait grâce de la vie. Voilà pourquoi l'épée, qui s'était levée avec ce reflet sinistre, avait voltigé trois fois autour de sa tête comme l'oiseau funèbre autour de celle de Turnus, mais ne s'était point abattue sur sa tête et avait laissé intactes les vertèbres.

Voilà pourquoi il n'y avait eu ni douleur ni secousse. Voilà pourquoi encore le soleil continuait à rire dans l'azur médiocre, il est vrai, mais très supportable des voûtes célestes.

Cornélius, qui avait espéré Dieu et le panorama tulipique de l'univers, fut bien un peu désappointé; mais il se consola en faisant jouer avec un certain bien-être les ressorts intelligents de cette partie du corps que les Grecs appelaient trachelos, et que nous autres Français nous nommons modestement le cou.

Et puis Cornélius espéra bien que la grâce était complète, et qu'on allait le rendre à la liberté et à ses plates-bandes de Dordrecht.

Mais Cornélius se trompait, comme le disait vers le même temps madame de Sévigné; il y avait un post-scriptum à la lettre, et le plus important de cette lettre était renfermé dans le post-scriptum.

Par ce post-scriptum, Guillaume, stathouder de Hollande, condamnait Cornélius van Baërle à une prison perpétuelle.

Il était trop peu coupable pour la mort, mais il était trop coupable pour la liberté.

Cornélius écouta donc le post-scriptum, puis, après la première contrariété soulevée par la déception que le post-scriptum apportait:

– Bah! pensa-t-il, tout n'est pas perdu. La réclusion perpétuelle a du bon. Il y a Rosa dans la réclusion perpétuelle. Il y a encore aussi mes trois caïeux de la tulipe noire.

Mais Cornélius oubliait que les sept provinces peuvent avoir sept prisons, une par province, et que le pain du prisonnier est moins cher ailleurs qu'à la Haye, qui est une capitale.

Son Altesse Guillaume, qui n'avait point, à ce qu'il paraît, les moyens de nourrir van Baërle à la Haye, l'envoyait faire sa prison perpétuelle dans la forteresse de Loewestein, bien près de Dordrecht, hélas! mais pourtant bien loin.

Car Loewestein, disent les géographes, est situé à la pointe de l'île que forment, en face de Gorcum, le Wahal et la Meuse.

Van Baërle savait assez l'histoire de son pays pour ne pas ignorer que le célèbre Grotius avait été renfermé dans ce château après la mort de Barneveldt, et que les États, dans leur générosité envers le célèbre publiciste, jurisconsulte, historien, poète, théologien, lui avaient accordé une somme de vingt-quatre sous de Hollande par jour pour sa nourriture.

– Moi qui suis bien loin de valoir Grotius, se dit van Baërle, on me donnera douze sous à grand'peine, et je vivrai fort mal, mais enfin je vivrai.

Puis tout à coup frappé d'un souvenir terrible:

– Ah! s'écria Cornélius, que ce pays est humide et nuageux! et que le terrain est mauvais pour les tulipes! Et puis Rosa, Rosa qui ne sera pas à Loewestein, murmura-t-il, en laissant tomber sur la poitrine sa tête qu'il avait bien manqué de laisser tomber plus bas.

XIII
CE QUI SE PASSAIT PENDANT CE TEMPS-LÀ DANS L'ÂME D'UN SPECTATEUR

Tandis que Cornélius réfléchissait de la sorte, un carrosse s'était approché de l'échafaud.

Ce carrosse était pour le prisonnier. On l'invita à y monter; il obéit.

Son dernier regard fut pour le Buitenhof. Il espérait voir à la fenêtre le visage consolé de Rosa, mais le carrosse était attelé de bons chevaux qui emportèrent bientôt van Baërle du sein des acclamations que vociférait cette multitude en l'honneur du très magnanime stathouder avec un certain mélange d'invectives à l'adresse des de Witt et de leur filleul sauvé de la mort.

Ce qui faisait dire aux spectateurs:

– Il est bien heureux que nous nous soyons pressés de faire justice de ce grand scélérat de Jean et de ce petit coquin de Corneille, sans quoi la clémence de Son Altesse nous les eût bien certainement enlevés comme elle vient de nous enlever celui-ci!

Parmi tous ces spectateurs que l'exécution de van Baërle avait attirés sur le Buitenhof, et que la façon dont la chose avait tourné désappointait quelque peu, le plus désappointé certainement était certain bourgeois vêtu proprement et qui, depuis le matin, avait si bien joué des pieds et des mains, qu'il en était arrivé à n'être séparé de l'échafaud que par la rangée de soldats qui entouraient l'instrument du supplice.

Beaucoup s'était montrés avides de voir couler le sang perfide du coupable Cornélius; mais nul n'avait mis dans l'expression de ce funeste désir l'acharnement qu'y avait mis le bourgeois en question.

Les plus enragés étaient venus au point du jour sur le Buitenhof pour se garder une meilleure place; mais lui, devançant les plus enragés, avait passé la nuit au seuil de la prison, et de la prison il était arrivé au premier rang, comme nous avons dit, unguibus et rostro, caressant les uns et frappant les autres.

Et quand le bourreau avait amené son condamné sur l'échafaud, le bourgeois, monté sur une borne de la fontaine pour mieux voir et être mieux vu, avait fait au bourreau un geste qui signifiait:

– C'est convenu, n'est-ce pas?

Geste auquel le bourreau avait répondu par un autre geste qui voulait dire:

– Soyez donc tranquille.

Qu'était donc ce bourgeois qui paraissait si bien avec le bourreau, et que voulait dire cet échange de gestes? Rien de plus naturel; ce bourgeois était mynheer Isaac Boxtel, qui depuis l'arrestation de Cornélius était, comme nous l'avons vu, venu à la Haye pour essayer de s'approprier les trois caïeux de la tulipe noire.

Boxtel avait d'abord essayé de mettre Gryphus dans ses intérêts, mais celui-ci tenait du bouledogue pour la fidélité, la défiance et les coups de crocs. Il avait en conséquence pris à rebrousse-poil la haine de Boxtel, qu'il avait évincé comme un fervent ami s'enquérant de choses indifférentes pour ménager certainement quelque moyen d'évasion au prisonnier.

 

Aussi, aux premières propositions que Boxtel avait faites à Gryphus, de soustraire les caïeux que devait cacher, sinon dans sa poitrine, du moins dans quelque coin de son cachot, Cornélius van Baërle, Gryphus n'avait répondu que par une expulsion accompagnée des caresses du chien de l'escalier.

Boxtel ne s'était pas découragé pour un fond de culotte resté aux dents du molosse. Il était revenu à la charge; mais cette fois, Gryphus était dans son lit, fiévreux et bras cassé. Il n'avait donc pas admis le pétitionnaire, qui s'était retourné vers Rosa, offrant à la jeune fille, en échange des trois caïeux, une coiffure d'or pur. Ce à quoi la noble jeune fille, quoique ignorant encore la valeur du vol qu'on lui proposait de faire et qu'on lui offrait de si bien payer, avait renvoyé le tentateur au bourreau, non seulement le dernier juge, mais encore le dernier héritier du condamné.

Ce renvoi fit naître une idée dans l'esprit de Boxtel.

Sur ces entrefaites, le jugement avait été prononcé; jugement expéditif, comme on voit. Isaac n'avait donc le temps de corrompre personne. Il s'arrêta en conséquence à l'idée que lui avait suggérée Rosa; il alla trouver le bourreau.

Isaac ne doutait pas que Cornélius ne mourût avec ses tulipes sur le cœur.

En effet, Boxtel ne pouvait deviner deux choses:

Rosa, c'est-à-dire l'amour; Guillaume, c'est-à-dire la clémence.

Moins Rosa et moins Guillaume, les calculs de l'envieux étaient exacts.

Moins Guillaume, Cornélius mourait.

Moins Rosa, Cornélius mourait, ses caïeux sur son cœur.

Mynheer Boxtel alla donc trouver le bourreau, se donna à cet homme comme un grand ami du condamné, et moins les bijoux d'or et d'argent qu'il laissait à l'exécuteur, il acheta toute la défroque du futur mort pour la somme un peu exorbitante de cent florins.

Mais qu'était-ce qu'une somme de cent florins pour un homme à peu près sûr d'acheter pour cette somme le prix de la société de Harlem?

C'était de l'argent prêté à mille pour un, ce qui est, on en conviendra, un assez joli placement.

Le bourreau, de son côté, n'avait rien ou presque rien à faire pour gagner ses cent florins. Il devait seulement, l'exécution finie, laisser mynheer Boxtel monter sur l'échafaud avec ses valets pour recueillir les restes inanimés de son ami.

La chose au reste était en usage parmi les fidèles quand un de leurs maîtres mourait publiquement sur le Buitenhof.

Un fanatique comme l'était Cornélius pouvait bien avoir un autre fanatique qui donnât cent florins de ses reliques.

Aussi le bourreau acquiesça-t-il à la proposition. Il n'y avait mis qu'une condition, c'est qu'il serait payé d'avance.

Boxtel, comme les gens qui entrent dans les baraques de foire, pouvait n'être pas content et par conséquent ne pas vouloir payer en sortant.

Boxtel paya d'avance, et attendit.

Qu'on juge après cela si Boxtel était ému, s'il surveillait gardes, greffier, exécuteur, si les mouvements de van Baërle l'inquiétaient. Comment se placerait-il sur le billot? Comment tomberait-il? En tombant n'écraserait-il pas dans sa chute les inestimables caïeux? Avait-il eu soin au moins de les enfermer dans une boîte d'or, par exemple, l'or étant le plus dur de tous les métaux?

Nous n'entreprendrons pas de décrire l'effet produit sur ce digne mortel par l'empêchement apporté à l'exécution de la sentence. À quoi perdait donc son temps le bourreau à faire flamboyer son épée ainsi au-dessus de la tête de Cornélius au lieu d'abattre cette tête? Mais quand il vit le greffier prendre la main du condamné, le relever tout en tirant de sa poche un parchemin, quand il entendit la lecture publique de la grâce accordée par le stathouder, Boxtel ne fut plus un homme. La rage du tigre, de l'hyène et du serpent éclata dans ses yeux, dans son cri, dans son geste; s'il eût été à portée de van Baërle, il se fût jeté sur lui et l'eût assassiné.

Ainsi donc, Cornélius vivrait, Cornélius irait à Loewestein; là, dans sa prison, il emporterait les caïeux, et peut-être se trouverait-il un jardin où il arriverait à faire fleurir la tulipe noire.

Il est certaines catastrophes que la plume d'un pauvre écrivain ne peut décrire, et qu'il est obligé de livrer à l'imagination de ses lecteurs dans toute la simplicité du fait.

Boxtel, pâmé, tomba de sa borne sur quelques orangistes mécontents comme lui de la tournure que venait de prendre l'affaire. Lesquels, pensant que les cris poussés par mynheer Isaac étaient des cris de joie, le bourrèrent de coups de poing, qui certes n'eussent pas été mieux donnés de l'autre côté du détroit.

Mais que pouvaient ajouter quelques coups de poing à la douleur que ressentait Boxtel?

Il voulut alors courir après le carrosse qui emportait Cornélius avec ses caïeux. Mais dans son empressement, il ne vit pas un pavé, trébucha, perdit son centre de gravité, roula à dix pas et ne se releva que foulé, meurtri, et lorsque toute la fangeuse populace de la Haye lui eut passé sur le dos.

Dans cette circonstance encore, Boxtel, qui était en veine de malheur, en fut donc pour ses habits déchirés, son dos meurtri et ses mains égratignées.

On aurait pu croire que c'était assez comme cela pour Boxtel.

On se serait trompé.

Boxtel, remis sur ses pieds, s'arracha le plus de cheveux qu'il put, et les jeta en holocauste à cette divinité farouche et insensible qu'on appelle l'Envie.

Ce fut une offrande sans doute agréable à cette déesse qui n'a, dit la mythologie, que des serpents en guise de coiffure.

XIV
LES PIGEONS DE DORDRECHT

C'était déjà certes un grand honneur pour Cornélius van Baërle que d'être enfermé justement dans cette même prison qui avait reçu le savant M. Grotius.

Mais une fois arrivé à la prison, un honneur bien plus grand l'attendait. Il se trouva que la chambre habitée par l'illustre ami de Barneveldt était vacante à Loewestein, quand la clémence du prince d'Orange y envoya le tulipier van Baërle.

Cette chambre avait bien mauvaise réputation dans le château depuis que, grâce à l'imagination de sa femme, M. Grotius s'en était enfui dans le fameux coffre à livres qu'on avait oublié de visiter.

D'un autre côté, cela parut de bien bon augure à van Baërle, que cette chambre lui fût donnée pour logement; car enfin, jamais, selon ses idées à lui, un geôlier n'eût dû faire habiter à un second pigeon la cage d'où un premier s'était si facilement envolé.

La chambre est historique. Nous ne perdrons donc pas notre temps à en consigner ici les détails. Sauf une alcôve qui avait été pratiquée pour madame Grotius, c'était une chambre de prison comme les autres, plus élevée peut-être; aussi, par la fenêtre grillée, avait-on une charmante vue.

L'intérêt de notre histoire d'ailleurs ne consiste pas dans un certain nombre de descriptions d'intérieur. Pour van Baërle, la vie était autre chose qu'un appareil respiratoire. Le pauvre prisonnier aimait au-delà de sa machine pneumatique deux choses dont la pensée seulement, cette libre voyageuse, pouvait désormais lui fournir la possession factice:

Une fleur et une femme, l'une et l'autre à jamais perdues pour lui.

Il se trompait par bonheur, le bon van Baërle! Dieu qui l'avait, au moment où il marchait à l'échafaud, regardé avec le sourire d'un père, Dieu lui réservait au sein même de sa prison, dans la chambre de M. Grotius, l'existence la plus aventureuse que jamais tulipier ait eue en partage.

Un matin, à sa fenêtre, tandis qu'il humait l'air frais qui montait du Wahal, et qu'il admirait dans le lointain, derrière une forêt de cheminées, les moulins de Dordrecht, sa patrie, il vit des pigeons accourir en foule de ce point de l'horizon et se percher tout frissonnants au soleil sur les pignons aigus de Loewestein.

– Ces pigeons, se dit van Baërle, viennent de Dordrecht et par conséquent ils y peuvent retourner. Quelqu'un qui attacherait un mot à l'aile de ces pigeons courrait la chance de faire passer de ses nouvelles à Dordrecht, où on le pleure.

Puis, après un moment de rêverie:

– Ce quelqu'un-là, ajouta van Baërle, ce sera moi. On est patient quand on a vingt-huit ans et qu'on est condamné à une prison perpétuelle, c'est-à-dire à quelque chose comme vingt-deux ou vingt-trois mille jours de prison.

Van Baërle, tout en pensant à ses trois caïeux – car cette pensée battait toujours au fond de sa mémoire comme bat le cœur au fond de la poitrine – , van Baërle, disons-nous, tout en pensant à ses trois caïeux, se fit un piège à pigeons. Il tenta ces volatiles par toutes les ressources de sa cuisine, huit sous de Hollande par jour (douze sous de France) et au bout d'un mois de tentations infructueuses, il prit une femelle.

Il mit deux autres mois à prendre un mâle; puis il les enferma ensemble, et vers le commencement de l'année 1673, ayant obtenu des œufs, il lâcha la femelle, qui, confiante dans le mâle qui les couvait à sa place, s'en alla toute joyeuse à Dordrecht avec son billet sous son aile.

Elle revint le soir.

Elle avait conservé le billet.

Elle le garda ainsi quinze jours, au grand désappointement d'abord, puis ensuite au grand désespoir de van Baërle.

Le seizième jour enfin elle revint à vide.

Or, van Baërle adressait ce billet à sa nourrice, la vieille Frisonne, et suppliait les âmes charitables qui le trouveraient de le lui remettre le plus sûrement et le plus promptement possible.

Dans cette lettre, adressée à sa nourrice, il y avait un petit billet adressé à Rosa.

Dieu qui porte avec son souffle les graines de ravenelle sur les murailles des vieux châteaux et qui les fait fleurir dans un peu de pluie, Dieu permit que la nourrice de van Baërle reçut cette lettre.

Et voici comment:

En quittant Dordrecht pour la Haye et la Haye pour Gorcum, mynheer Isaac Boxtel avait abandonné non seulement sa maison, non seulement son domestique, non seulement son observatoire, non seulement son télescope, mais encore ses pigeons.

Le domestique, qu'on avait laissé sans gages, commença par manger le peu d'économies qu'il avait, puis ensuite se mit à manger les pigeons.

Ce que voyant, les pigeons émigrèrent du toit d'Isaac Boxtel sur le toit de Cornélius van Baërle.

La nourrice était un bon cœur qui avait besoin d'aimer quelque chose. Elle se prit de bonne amitié pour les pigeons qui étaient venus lui demander l'hospitalité, et quand le domestique d'Isaac réclama, pour les manger, les douze ou quinze derniers comme il avait mangé les douze ou quinze premiers, elle offrit de les lui racheter, moyennant six sous de Hollande la pièce.

C'était le double de ce que valaient les pigeons; aussi le domestique accepta-t-il avec une grande joie.

La nourrice se trouva donc légitime propriétaire des pigeons de l'envieux.

C'étaient ces pigeons mêlés à d'autres qui dans leurs pérégrinations visitaient la Haye, Loewestein, Rotterdam, allant chercher sans doute du blé d'une autre nature, du chènevis d'un autre goût.

Le hasard, ou plutôt Dieu, Dieu que nous voyons, nous, au fond de toute chose, Dieu avait fait que Cornélius van Baërle avait pris justement un de ces pigeons-là.

Il en résulta que si l'envieux n'eût pas quitté Dordrecht pour suivre son rival à la Haye d'abord, puis ensuite à Gorcum ou à Loewestein, comme on voudra, les deux localités n'étant séparées que par la jonction du Wahal et de la Meuse, c'eût été entre ses mains et non entre celles de la nourrice que fût tombé le billet écrit par van Baërle; de sorte que le pauvre prisonnier, comme le corbeau du savetier romain, eût perdu son temps et ses peines, et qu'au lieu d'avoir à raconter les événements variés qui, pareils à un tapis aux mille couleurs, vont se dérouler sous notre plume, nous n'eussions eu à décrire qu'une longue série de jours pâles, tristes et sombres comme le manteau de la Nuit.

Le billet tomba donc dans les mains de la nourrice de van Baërle.

Aussi vers les premiers jours de février, comme les premières heures du soir descendaient du ciel laissant derrière elles les étoiles naissantes, Cornélius entendit dans l'escalier de la tourelle une voix qui le fit tressaillir.

Il porta la main à son cœur et écouta.

C'était la voix douce et harmonieuse de Rosa.

Avouons-le, Cornélius ne fut pas si étourdi de surprise, si extravagant de joie qu'il l'eût été sans l'histoire du pigeon. Le pigeon lui avait, en échange de sa lettre, rapporté l'espoir sous son aile vide, et il s'attendait chaque jour, car il connaissait Rosa, à avoir, si le billet lui avait été remis, des nouvelles de son amour et de ses caïeux.

 

Il se leva, prêtant l'oreille, inclinant le corps du côté de la porte.

Oui, c'étaient bien les accents qui l'avaient ému si doucement à la Haye.

Mais maintenant, Rosa qui avait fait le voyage de la Haye à Loewestein, Rosa qui avait réussi, Cornélius ne savait comment, à pénétrer dans la prison, Rosa parviendrait-elle aussi heureusement à pénétrer jusqu'au prisonnier?

Tandis que Cornélius, à ce propos, échafaudait pensée sur pensée, désirs sur inquiétudes, le guichet placé à la porte de sa cellule s'ouvrit, et Rosa brillante de joie, de parure, belle surtout du chagrin qui avait pâli ses joues depuis cinq mois, Rosa colla sa figure au grillage de Cornélius en lui disant:

– Oh! monsieur! monsieur, me voici.

Cornélius étendit son bras, regarda le ciel et poussa un cri de joie.

– Oh! Rosa, Rosa! cria-t-il.

– Silence! parlons bas, mon père me suit, dit la jeune fille.

– Votre père?

– Oui, il est là dans la cour au bas de l'escalier, il reçoit les instructions du gouverneur, il va monter.

– Les instructions du gouverneur?..

– Écoutez, je vais tâcher de tout vous dire en deux mots. Le stathouder a une maison de campagne à une lieue de Leyde, une grande laiterie, pas autre chose; c'est ma tante, sa nourrice, qui a la direction de tous les animaux qui sont enfermés dans cette métairie. Dès que j'ai reçu votre lettre, que je n'ai pu lire, hélas! mais que votre nourrice m'a lue, j'ai couru chez ma tante; là je suis restée jusqu'à ce que le prince vînt à la laiterie, et quand il y vint, je lui demandai que mon père troquât ses fonctions de premier porte-clefs de la prison de la Haye contre les fonctions de geôlier à la forteresse de Loewestein. Il ne se doutait pas de mon but; s'il l'eût connu, peut-être eût-il refusé; au contraire, il accorda.

– De sorte que vous voilà?

– Comme vous voyez.

– De sorte que je vous verrai tous les jours?

– Le plus souvent que je pourrai.

– Ô Rosa! ma belle madone Rosa! dit Cornélius, vous m'aimez donc un peu?

– Un peu… dit-elle, oh! vous n'êtes pas assez exigeant, M. Cornélius.

Cornélius lui tendit passionnément les mains, mais leurs doigts seuls purent se toucher à travers le grillage.

– Voici mon père! dit la jeune fille.

Et Rosa quitta vivement la porte et s'élança vers le vieux Gryphus qui apparaissait au haut de l'escalier.

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